C’était vraiment mieux avant ?
Cette question revient fréquemment dans les discussions de comptoirs comme dans les dîners en ville. Un des derniers livres de Michel SERRES éclaire cette question dont l’importance n’est pas négligeable, lorsqu’on sait
que le sentiment de confiance ressentie par les populations entraîne des conséquences directes sur de nombreux facteurs, politiques et économiques notamment.
En son temps, Michel SERRES avait défendu avec le talent et la conviction qui ont fondé sa réputation de philosophe mondialement connu, dispensant son savoir dans les plus prestigieuses universités, les bienfaits de l’irruption des écrans intelligents et de l’accès de masse à internet. Dans le désormais emblématique opus consacré aux « Petites poucettes », il avait en effet démontré que l’accès à l’information et au savoir a été révolutionné et démocratisé comme jamais il ne l’avait été par le web et le smartphone. L’ouvrage ne traitait pas des effets négatifs de ces outils en matière de concentration, de construction du lien social et de l’identité, de violences… que l’on commence à peine à constater et à évaluer.
Dans ce livre paru en 2017, le philosophe disparu en 2019 s’attaque à un autre poncif, celui du « c’était mieux avant ». Homme pondéré, pétri du bon sens des ruraux du Sud Ouest et gorgé de culture humaniste, Michel SERRES ne cède pas à la colère, et on sent que cette antienne nostalgique l’agace, tant il est convaincu que la vie d’aujourd’hui est meilleure que celle décriée par « les grands-papas ronchons » qui ne cessent de se répandre sur
leurs souvenirs infidèles à la réalité. Il justifie sa démonstration par le fait qu’avant, « il y était » et qu’il peut à ce titre « dresser un bilan d’expert ». Il commence son plaidoyer en rappelant que ses « aïeux firent la guerre
de 70, nos pères, jeunes, celle de 14, où tombèrent presque tous nos paysans », conflits suivis des sanglantes guerres d’Espagne, de 39-45, d’Indochine et d’Algérie. Et de citer quelques-uns des héros qui ont marqué leur époque : FRANCO, HITLER, MUSSOLINI, STALINE, MAO… « rien que de braves gens ».
Face ce cortège d’abominations, de goulags et de Shoah aux « 100 millions de victimes », il oppose les années de paix dont l’Europe occidentale jouira ensuite, ce qui n’était pas arrivé depuis l’Iliade et la Pax Romana ! Après ceux de la guerre, Michel SERRES rappelle les dégâts causés par les idéologies destructrices, anti-juives, anti-noirs, anti-aborigènes… qu’aucune contrainte n’empêchait de s’exprimer ou de supprimer des vies. Il mentionne bien entendu les morts de tuberculose et de syphilis, que ni médecine ni sécurité sociale ne pouvaient soigner. Il évoque également son coiffeur qui ne changeait jamais la serviette qu’il posait sur le cou de ses clients, les maux de dos dont souffraient ses ancêtres à force de travailler la terre et les occupations qui « écrasaient la mère et les filles à l’intérieur de la maison ».
Homme lucide et honnête, Michel SERRES ne considère pourtant pas dans son livre que le présent est pavé de roses et reconnaît que le racisme persiste, que la publicité exhibe ses ignominies, que le portable génère de l’isolement individuel…
Mais, en guise d’explication à ce « c’était mieux avant », le philosophe suggère « Trump, Daech, même combat. Une trouille unique de l’avenir saisit une politique envahie par les vieux. ». Il est vrai que l’angoisse de l’avenir n’a jamais été bonne conseillère. Mieux vaut une mémoire fidèle et factuelle pour replacer l’église au centre du village.