Ce serait le couronnement de toute une vie. Vincent mit une feuille à en-tête dans l’imprimante et appuya sur print. Ronronnement, cliquetis, patinage, re-cliquetis. Vincent était content. Il venait de finir la neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième note de service de sa carrière et celle-ci, il en est particulièrement satisfait. Note de service à l’attention des utilisateurs de la photocopieuse A12B0003
Note numéro S012S0999
Les utilisateurs de la photocopieuse numéro A12B0003 située en salle A6A10 sont informés qu’à compter du <>, la photocopieuse ne sera plus alimentée en papier de format A4, ni de papier en format A3 par le service des approvisionnements. Les utilisateurs devront donc apporter leur propre papier. Il leur est demandé de rapporter avec eux le papier non utilisé et non de le laisser dans la photocopieuse susnommée.
Vincent grogna un peu: Zut, la date, et puis «propre papier», ça fait un peu papier toilette et «susnommée», ça fait trop littéraire. La note fut digérée presque instantanément par le broyeur à documents que Vincent avait fait installer dès son arrivée dans le Service de la Qualité, de l’Organisation, de l’Hygiène et du Développement Durable. Une sorte de grosse tirelire munie d’une fente généreuse sur le dessus qui, dès qu’un document était approché, s’en emparait goulûment et le transformait en confettis comme ceux qu’on s’envoyait au réveillon sauf qu’ils étaient blancs, noirs, carrés et peu festifs.
De retour à son bureau, Vincent ajouta la date, transforma «leur propre papier» en «leur papier personnel » et « susnommée » en « citée en référence », puis « papier personnel » en «propre papier personnel» puis en «papier» et enfin «citée en référence» en… rien. Un point à la ligne. La note partait déjà vers le bureau du chef dont Vincent savait qu’il signerait, les yeux fermés, en lâchant un «Alors vous, vous êtes vraiment le roi de la note de service, hein? Toujours la formule qui va bien». Vincent ne sut jamais vraiment si le Chef se foutait de lui ou s’il était sincère. Dans le doute, il lui prêtait alors des sentiments d’admiration démesurés.
— Et demain, la millième, ça se fête ! se dit-il en se dirigeant vers le distributeur de boissons. Allez, aujourd’hui, je me prends un jus d’orange, ça changera!
Sur le distributeur, la note de service numéro S012S771 à l’attention des utilisateurs du distributeur de boissons lui demandait de ne pas tirer avec force et vigueur sur le gobelet, d’éviter de taper sur la machine et enfin, d’appeler le 555 en cas de problème. Comme les autres avant lui, il tapa sur la machine pour faire tomber le gobelet puis le tira violemment pour le retirer avant qu’il ne soit broyé par le système pivotant qui était censé le placer sous le jet de jus d’orange.
Vincent avait une tête de vieux lézard. Petit, les autres l’appelaient le lézard, la tortue ou le caméléon selon les classes. À 15 ans, Vincent se mit à ressembler à un vieux de vingt ans. À vingt, il en faisait trente et à trente, quarante et à quarante, quarante. Finalement, l’intérêt, d’être comme ça, c’est que les autres ne me voient pas vieillir, je suis toujours le même, se disait-il souvent. Mais ce qui était moche c’est qu’il n’avait jamais plu aux filles. Jamais en cinquante ans, une jeune fille, ni même une femme, ni même une vieille ne l’avaient trouvé beau, n’avaient eu envie qu’il la serre dans ses bras ou ne l’embrasse.
Jamais.
Enfin si, la seule fois, ce fût avec la meilleure amie de sa sœur. Elle s’appelait Catherine Cruche, avait les oreilles décollées et trois têtes de plus que lui. Ces deux-là ne seraient jamais beaux, mais ils espéraient encore secrètement le devenir un jour. Les idiots! Ces deux là donc auraient mieux fait de faire une alliance secrète et de rester ensemble pour le meilleur à leurs yeux et pour le pire aux yeux des autres. Mais ils étaient trop jeunes pour penser, ne fut-ce un instant, que la vie n’est pas le fruit de hasard et qu’il vaut mieux marier une femme utile qu’une femme belle.
Vincent partit en courant quand Catherine Cruche essaya de l’embrasser après l’avoir surpris dans sa chambre. Ce fut d’ailleurs à cette occasion que Vincent écrivit sa première lettre,
pardon, je voulais dire, sa première note de service en prenant soin d’imiter les caractères d’imprimerie:
Note de service à l’attention des amies de ma soeur
Note numéro S012S100
À partir de la date citée en référence de la présente note, les amies de ma sœur sont informées qu’elles ne sont plus autorisées à entrer à l’improviste dans ma chambre et à profiter de mon sommeil pour essayer de m’embrasser.
Il avait contemplé sa note avec une certaine fierté, puis lui trouva un ton amateur et une formulation approximative. Il faut être plus concis, plus direct et surtout employer des formules qui frappent, se dit-il, voilà le secret de la note de service!
Note de service
Note numéro S012S100
Il est porté à la connaissance du destinataire de cette note qu’à compter d’aujourd’hui les amies de ma sœur ne sont plus autorisées à pénétrer dans ma chambre.
Mais le mot pénétrer le troubla et lui provoqua une légère érection et enfin, il se rappela que sa sœur n’avait pas que des amies, mais aussi des amis dont certains avaient avec lui un comportement bizarre.
Note de service
Note numéro S012S100
À compter d’aujourd’hui, l’accès à ma chambre est interdit à toute personne non autorisée.
Muni d’un rouleau de papier adhésif et d’une paire de ciseaux, il placarda sa note de service sur la porte de sa chambre. D’autres auraient dessiné un panneau «sens interdit», mais lui, se sentait déjà une passion pour l’écriture, pour la phrase bien pesée, le mot juste, la ponctuation piquante. Cette première note de service avait fini par jaunir, puis le scotch avait séché et la feuille était
tombée d’elle-même.
Vincent n’avait jamais eu envie de la retirer et pourtant, les ami(e)s de sa sœur se moquaient généreusement de lui et de son côté gamin. Il s’en foutait. Vincent préférait rester seul dans sa
chambre, allongé sur son lit, à imaginer qu’une femme rebelle à la note jaunie, intrépide et curieuse, pénètre dans sa chambre et se jette sur son lit avec fougue et passion!
Ce qui, bien sûr, n’arriva jamais.
Vincent releva la tête vers son écran les yeux perdus dans le vague bleu R58V110B165 de son fond d’écran. Une pensée d’une note de service obligeant le personnel à configurer la couleur du fond de leur écran de la couleur des yeux du Directeur le fit sourire, mais pas longtemps car l’imprimante émit un presque imperceptible bleuk qui sortit Vincent de ses pensées.
Note de service à l’attention du personnel
Diffusion générale
Note numéro S012S1000
…
Vincent vida d’un trait son jus d’orange et jeta son gobelet dans le conteneur de récupération des matières plastiques. Puis, il déposa sa millième note de service dans la bannette diffusion courrier interne puis retourna dans la salle informatique dont il ferma la porte à clef. Il se mit à genoux devant le broyeur à documents, ajusta sa cravate – un truc vilain et pendouillant que son père lui avait offert pour son premier jour de travail. Ce mot père résonna dans sa tête et lui fit presque changer d’avis. Quelques larmes noyèrent son regard. Il prit le bout de sa cravate
pour s’essuyer les yeux.
De toute façon, se dit-il… il plaça ce bout de cravate devenu humide dans le broyeur à document et appuya sur ON. Lorsque le bout de son menton commença à se transformer en confettis roses, rouges et douloureux, Vincent cria «merde, c’est trop con» en essayant d’atteindre le bouton OFF qui clignotait.
Au même moment, le jeune stagiaire du Service de la Qualité, de l’Organisation, de l’Hygiène et du Développement Durable préposé au courrier interne déposait dans les bannettes des Directeurs, chefs de service et adjoints divers, la note suivante:
Note de service à l’attention du personnel
Diffusion générale
Note numéro S012S1000
Le personnel est informé qu’à compter de la date de la présente note, Vincent Tonneau est mort.
Philippe Benhamou