
Nietzsche, Fukuyama, Huxley. A priori, trois auteurs différents. Mais une direction en commun: entre le dernier homme, la fin de l’histoire et le meilleur des mondes, un funeste destin nous est prédit. Sommes-nous voués à subir ces mauvaises prédictions ? Qu’est-ce qui cloche, dans nos bonnes vieilles démocraties occidentales ? Comment réagir ? Tentative d’éclaircissement à travers le prisme de l’anticonformisme.
Et si la grande crainte de Friedrich Nietzsche était devenue réalité? Et si le dernier homme, cet être sans ambition autre que de vivre sa vie dans le bien-être et la sécurité, était le prototype de l’homme actuel, incapable de se défaire d’un certain conformisme ambiant, et qui tendrait, dans les démocraties occidentales, à avoir admis définitivement que le seul bonheur possible est de se fondre dans le moule de la création de richesses?
Et si la défaite de la pensée était avérée, et si l’impossibilité de faire évoluer le monde dans un sens différent était irrémédiable, et si la fin de l’histoire de Fukuyama était en fait en train de se produire sous nos yeux, et si, en l’absence d’un autre modèle économique, social et politique, l’ultralibéralisme avait définitivement remporté la bataille idéologique?
Que dire à nos enfants ?
Qu’expliquera-t-on à nos enfants, dans quelques années? Que faute de mieux, on a opté pour le moins pire des systèmes possibles? Qu’au moins, on a pu éviter d’autres grandes guerres avec moult sacrifices de fantassins? Que les guerres économiques ont le mérite, elles, d’éviter la violence visible, et de ne tuer qu’à petit feu?
Comme le disait Aldous Huxley, «Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.» C’était en 1939, et déjà pointait à l’horizon le danger du désastre nihiliste qui allait menacer la civilisation occidentale. Huxley encore: «Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie.»
De la subtilité du conditionnement des possédants
Précisément, ici se repère toute la subtilité du conditionnement opéré par les possédants, sur les possédés. Le véritable combat se situe désormais à ce niveau-là : donner suffisamment à chacun pour maintenir le peuple dans une certaine forme de passivité, sans toutefois qu’il ne pense même à réagir, ou à se rebeller contre l’ordre établi. Finalement, on a remplacé l’esclavagisme par le salariat. Si les conditions de vie des possédés se sont améliorées, ils n’ont toujours aucun choix: par le passé, ils devaient obéir aveuglément à l’oppresseur; de nos jours, ils passent leur vie à devoir racheter la condition même de leur existence.
Dire aujourd’hui, dans nos sociétés contemporaines, «on a toujours le choix», relève de l’imposture. Considérer aujourd’hui qu’on peut se sortir facilement du déterminisme économique, social, culturel de nos origines relève non pas d’une réalité, comme on veut nous le faire croire, mais d’une utopie absolue.
Des barrières invisibles ont été construites autour de nous, pour empêcher tout à chacun de se poser trop de questions. Un conditionnement nous entoure, et nous fait voir la vie d’une certaine façon. Dans les médias, le divertissement a gagné, et l’emporte petit à petit sur toute forme de réflexion. Internet est à double tranchant: possible outil de savoir, pour qui veut bien chercher, il peut tout aussi bien mener à un abrutissement massif si on se contente des sites d’information basiques ou des forums de discussion, qui rabaissent le niveau d’une conversation, bien trop souvent, à celui du néant.
De la perte du sens
C’est la perte du sens qui nous guette, et la victoire du divertissement à tout bout de champ; une société qui serait régulée par plusieurs repères inamovibles : dans le meilleur des cas, avoir un travail pour survivre, et pour s’enrichir, rentrer chez soi pour consommer, fonder une famille si on le peut et reproduire les mêmes réflexes pour former une génération à venir qui se posera aussi peu de questions que la précédente. À qui profite le
crime de la diffusion du conformisme à tout bout de champ? Principalement aux entreprises et aux industries, qui peuvent faire consommer les citoyens sans difficulté, et en masse, ainsi qu’à l’État, qui assure sa perpétuité à mesure que s’éteint toute forme d’opposition ou de révolte.
Naturellement le mirage du plein emploi n’existe pas, pourtant seule solution pour que ce système soit parfait et puisse se reproduire à l’infini. Et quelques failles apparaissent, ici et là, venant ainsi mettre en danger cette apparition du dernier homme, celui qui ne réfléchirait plus qu’en des termes utiles et pratiques.
Le chômage, en premier lieu…
Le chômage, en premier lieu, une période pendant laquelle le citoyen peut être amené à se poser des questions (rappelons-nous, c’est surtout ce qu’il ne faut pas qu’il fasse). Parfois, s’il ne retrouve pas d’emploi, il subira une dépression, qui amènera à une remise en question, à des lectures (le citoyen aura alors tout le temps pour le faire), à des choix de vie drastiques liés à une économie en berne… Tout cela est dû, dans ce cas précis, à une modification de la perception du temps par l’individu: n’ayant plus d’obligation au quotidien de travailler entre huit et douze heures par jour, il se réapproprie son espace mental, et possède désormais le temps de réfléchir.
Or, le temps ne doit plus appartenir à l’homme, si on veut pouvoir le contrôler. Et cette société de contrôle sur les individus qui est en train de prendre le pas, ce totalitarisme douceâtre qui permet dorénavant à toute entreprise ou État de connaître le rythme de vie, les habitudes de consommation de chaque citoyen du moment qu’il possède une existence sur internet, par exemple, ou même… un téléphone portable intelligent. Il en résulte, au final, beaucoup de données à exploiter par des services de vente, des entreprises, des industries, qui n’ont qu’un seul but: que le citoyen dépense de l’argent; et à l’État, qui a pour but unique, en soi, que le citoyen obéisse à ses lois et à sa politique.
Et l’exclusion?
L’exclusion, en deuxième lieu. Car cette idéologie s’avère pernicieuse, dangereuse car pas franche ni massive, comme pouvaient l’être le communisme, le nazisme ou tout type de totalitarisme qu’on pouvait facilement et à juste titre qualifier de «grands méchants», de «vilains», ou de danger immédiat pour l’homme. Et cette idéologie-là, plus diffuse, plus masquée, écarte énormément d’individus, les met de côté, soit qu’ils ne sont pas assez productifs ou diplômés (on en revient au chômage) soit parce qu’ils ne rentrent pas dans le moule (la jeunesse, les immigrés, les personnes âgées.)
En effet, la jeunesse est laissée de côté, et complètement esseulée. Alors elle utilise internet pour de bonnes choses, comme créer des sites de partage en ligne, ou de troc. Ou elle tente d’affirmer, dans le meilleur des cas, une autre manière de voir l’existence humaine (les mouvements Podemos, ceux qui prônent un retour à la terre, ceux qui passent par des moyens de production locaux). Les immigrés sont également mis au ban du système: différents des autres, ceux qui étaient là avant sur le même territoire, trop pauvres, pas assez «formatés», on les exclue, et ça ne date pas d’hier. Enfin, la vieillesse est reléguée au rang de l’inutile, et malheureusement pour l’idéologie dominante, on vit de plus en plus vieux. Les maisons de retraite croulent sous les demandes, parce qu’une personne âgée, c’est encombrant, peu autonome, et souvent, ça garde son argent pour soi. Bref ce n’est pas intéressant pour la société au sens économique, on range donc les retraités au grenier en attendant de les enterrer.
Mais ces minorités-là peuvent-elles faire entendre leur voix à l’ère du tout numérique, de la mondialisation ultralibérale, et d’un internet qui noie tout, tant les informations vont trop vite?
Il le faut. Il le faut absolument.
Car si le monde continue sa marche vers l’avant, cet avant-là, constitué des tares évoquées précédemment, alors il aura écrasé les forces d’opposition idéologiques qui barreront sa marche organisée. Et tous les individus, formatés, ressembleront au dernier homme décrit par Nietzsche: dépourvu d’ambitions autres que son simple bien-être et sa petite sécurité, ne pensant guère au monde, et n’attendant même plus que le monde pense à lui.
Christophe Diard