La crise économique est désormais en phase de dépassement, crient nos gouvernants en invitant citoyens et entrepreneurs à reprendre leurs habitudes de consommation et leurs investissements. Mais qu’est-ce que l’économie à l’ère de la globalisation ? Y a-t-il une seule économie ou devrions-nous plutôt parler d’économies au pluriel ? Et surtout, d’où le signifiant économie tire-t-il son pouvoir en mesure d’obscurcir toute autre valeur ? Un des livres d’Antoine Fratini, ancien vice président de l’Association des Psychanalystes Européens et membre de l’Académie Européenne Interdisciplinaire des Sciences, affronte ces thèmes à partir d’une optique originale et inattendue: ce que l’on nomme communément «économie» serait plus proche d’une religion que d’une science. La rédaction de Rebelle(s) a interviewé l’auteur.
Rebelle(s) : Le titre de votre livre La religione del dio Economia (La religion du dieu économie) est des plus explicite et peut être même provocateur. Pourriez-vous en quelques mots expliquer ce que vous entendez par « religion économique » ?
Antoine Fratini : Pour commencer, à la différence de certains auteurs qui m’ont précédé dans cette voie interprétative, comme le socialiste Paul Lafargue et l’économiste Walter Benjamin, je n’entends pas une simple expression métaphorique. Il s’agit plutôt d’une affirmation basée sur une analyse précise du rapport de l’homme moderne avec ce que l’on nomme «économie». Toute une série de comportements relatifs à tel rapport apparaît profondément ritualisée, même si les citoyens ne s’en rendent pas compte. Par exemple, les banques ressemblent toujours plus à des sortes de temples: on y parle à voix basse, on se soumet à de modernes et technologiques rites d’entrée et de sortie et les divers bulletins sur le déroulement des actions qui s’affichent sur les écrans se substituent aux messages « numineux » envoyés par les saints. D’autre part, nous pourrions voir dans le motif de «l’homme de succès» un des éléments liturgiques majeurs de cette religion inconsciente.
Rebelle(s) : Quelles seraient donc selon vous les dynamiques obscures à la base de cette superposition inconsciente entre économie et religion?
Antoine Fratini : D’abord la projection, dans le sens psychanalytique du terme. Je rappelle qu’il s’agit là d’un mécanisme inconscient. Sur l’économie sont projetées des valeurs qui dépassent largement le cadre de ce qu’il est rationnellement permis de s’attendre d’un instrument finalisé à la gestion des ressources. En gros, une des thèses soutenues dans mon ouvrage est que dans le discours politique actuel le signifiant «économie» s’est substitué au signifiant «bonheur» qui dans notre culture scientiste/nihiliste est retenu trop «subjectif» pour être investi, bien que presque tous les grands philosophes en aient abondamment parlé. Cette substitution a fini par attribuer une nouvelle signification inconsciente à tous les discours dans lesquels la parole «économie» est employée. La croyance et l’espoir que le Profit et la Croissance puissent apporter une condition heureuse sont particulièrement forts, répandus et aliénants. Cette équivoque mène à un état proche de ce qui dans la religion catholique est nommé «passion» et qui porte en soi la souffrance et le sacrifice personnel en vue du salut de l’âme. C’est pourquoi, malgré l’aisance matérielle, beaucoup de personnes nourrissent l’impression que leur vie est un véritable sacrifice.
Rebelle(s) : Vous parlez aussi d’un panthéon, économique…
Antoine Fratini : Il n’est que trop aisé d’énumérer les figures de ce panthéon: Développement, Croissance, Profit, Achat, Succès, Progrès, PNB, CAC 40… toutes ces figures sacrées sont soumises à l’Économie qui fait la part du dieu majeur, comme l’était Zeus dans l’Olympe de la mythologie grecque. Par exemple, quand on parle de richesse on sous-entend toujours «richesse matérielle» et on écarte automatiquement, sans même s’en apercevoir, tout autre type possible de richesse.
Rebelle(s) : Existe-t-il alors une solution pour sortir de cette condition de possession?
Antoine Fratini : Assurément les peuples tribaux, animistes, interpréteraient la condition de l’homme moderne comme une forme de possession de la part de l’esprit d’Économie. Étant donné l’importance de cette possession et donc de la manière dont cette croyance est enracinée dans la psyché et la culture de l’homme moderne, un véritable changement ne peut que passer avant tout par une prise de conscience adéquate de la situation. Mais une telle prise de conscience suscite des peurs, des résistances et demande donc beaucoup de temps et d’efforts. La crise que l’économie mondiale vit actuellement pourrait vraiment représenter une occasion, pour amorcer un rapport plus sain à l’argent, au «fric», et pour affronter les problèmes économiques d’une manière plus rationnelle. En même temps, les valeurs inconscientes qui actuellement sont liées au registre de l’économie pourraient trouver une colocation plus heureuse dans le monde de la Nature (autre grand thème traité dans mon livre), comme c’est le cas notamment des civilisations tribales dont la culture traditionnelle prévoit un lien spécial, testé depuis des millénaires, entre Inconscient et Nature. En ce sens, rattraper l’écart qui sépare Homme et Nature pourrait réellement contribuer au bonheur de l’homme du futur.