Certains morceaux, sans être forcément très connus du grand public, acquièrent chez les musiciens un statut particulier, le statut de standard. Un standard est un morceau que tous les musiciens connaissent et savent jouer, un morceau qui ne demande pas de travail individuel préalable avant de pouvoir être joué par un groupe. Il suffit de nommer le morceau, le batteur n’a plus qu’à donner le départ : “un… deux… un deux trois quatre” et c’est parti, tout le monde saura comment faire ce qu’il a à faire.
Le standard présente plusieurs avantages : aucune préparation préalable, il est gratifiant à jouer pour le groupe et surtout, surtout, chaque musicien y trouve son compte et peut s’y donner à fond. C’est ce qui explique que certains standards sont très connus du grand public (Highway To Hell d’AC/DC, Johnny B. Goode de Chuck Berry, etc) et d’autres pas du tout. Ce qui fait d’un standard un standard n’est pas sa notoriété générale auprès du public mais celle qu’il a acquise auprès des musiciens. Le fait qu’un standard ne soit pas très connu présente même un avantage supplémentaire : il passera facilement pour une composition du groupe en concert.
S’il y a un standard de Rock des années 50 à 80, c’est bien Train Kept A-Rollin’ : sa métamorphose au cours des décennies et son adaptation par divers grands groupes a décidé le Rock And Roll Hall Of Fame à l’inclure dans les 500 chansons qui ont façonné le Rock And Roll.
La version originale de Tiny Bradshaw est un Rythm and Blues teinté de Swing, tout à fait dans l’air du temps en 1951 :
La reprise de Johnny Burnette en 1956 est sauvage : c’est du Rock ‘n’ Roll, tout simplement !
La version des Yardbirds en 1965 est encore plus sauvage. Eric Clapton venait de les quitter et leur avait conseillé un guitariste inconnu, un de ses amis, pour le remplacer : Jeff Beck. Celui-ci fait basculer ce groupe de Rythm and Blues dans le Psychédélisme. L’arrangement et le son sont vraiment novateurs pour l’époque :
En 1967, un autre grand guitariste avait rejoint le groupe : le célèbre guitariste de studio Jimmy Page dont on peut dire qu’il a joué sur la plupart des morceaux enregistrés à l’époque en Angleterre, des Kinks aux Who. C’est même lui qui officie sur La Poupée Qui Fait Non de Michel Polnareff, venu enregistrer à Londres. C’est bien pour dire qu’il a joué sur tout et qu’il était omniprésent dans les studios. Avec Beck et Page comme “guitaristes d’attaque”, les Yardbirds connaîtront leurs plus grands moments. Ils ont recomposé sous leur propre nom Train Kept A-Rollin’. C’est à dire qu’ils ont changé légèrement les paroles pour s’en approprier les droits d’auteurs, pratique fréquente à l’époque. Ce “nouveau morceau” s’appelle Stroll On et sera immortalisé dans le film de Michelangelo Antonioni, Blow-Up. Pendant le tournage, la guitare de Jeff Beck a des faux contacts et son amplificateur des bourdonnements. Pris d’une de ses colères légendaires, le guitariste détruit sa guitare alors que la caméra tourne. Antonioni trouve la scène tellement extraordinaire qu’il la gardera telle quelle :
En 1968, les Yardbirds ne sont plus. Jimmy Page, électrisé par cette expérience, veut reformer un groupe. Il contacte John Paul Jones, musicien de studio avec lequel il avait souvent travaillé, pour prendre la place de bassiste. Jones est multi instrumentiste et arrangeur hors pair (She’s A Rainbow des Rolling Stones par exemple). Puis ils engagent deux amis, musiciens amateurs totalement inconnus à l’époque, comme chanteur et batteur : Robert Plant et John Bonham. Au début de leur première répétition, n’ayant rien préparé à l’avance, la question s’est posée : “on commence par quoi ?” “pourquoi pas Train Kept A-Rollin’ ?” Au moment où ils ont commencé le morceau, chacun a su que Led Zeppelin était né, allait durer et faire de grandes choses. Jimmy Page : “Nous avons fait Train et tout était là, instantanément. C’était tellement puissant ! J’avais déjà eu de grands moments avec des groupes mais jamais aussi forts que ça” :
En 1974, Aerosmith insérera dans son deuxième album, Get Your Wings, une version particulière de la chanson. D’abord une première partie ralentie, tout à fait dans l’esprit Heavy Metal d’Aerosmith, et qui se mue en une version live détonante où tous les musiciens, à tour de rôle, se taillent la part du lion par des breaks incroyables, des solos délirants et une performance extraordinaire du chanteur, Steven Tyler.
Pour la petite histoire, il faut savoir que ce ne sont pas les guitaristes d’Aerosmith qui font ces solos de guitare incroyables mais Steve Hunter sur la première partie lente et Dick Wagner sur la partie live. Ce duo célèbre de la six cordes, guitaristes vedettes de Lou Reed puis d’Alice Cooper, enregistraient dans le même studio et ont été invités à jouer sur le morceau juste avant le mixage de celui-ci, à la demande du producteur, Jack Douglas.
Train Kept A-Rollin’ est vraiment une chanson qui a changé la face du Rock. Un standard, quoi 😉