Créative, dynamique, esthétique, l’exposition « Une seconde d’éternité » à la Bourse du Commerce vous rend intelligent et actif au cœur de l’art contemporain du XXIème siècle.
Un bâtiment inspirant
Franchement, la Bourse du Commerce, restaurée par l’architecte japonais Tadao Ando dont la mission a consisté à instaurer un « un trait d’union entre le passé, le présent et le futur » – comme il l’a lui-même exprimé – se révèle un pari très réussi. Cinq siècles cohabitent dans la circularité architecturale du bâtiment désormais consacré à l’art contemporain et aux artistes de la collection François Pinault.
C’est dire que le temps forme une thématique structurante ! L’oxymore « Une seconde d’éternité », titre de l’exposition du moment, nous paraît d’emblée une synthèse remarquable qui traduit le double dialogue du bâtiment et du visiteur avec les œuvres qui y sont temporairement exposées.
Le Temps, un marronnier artistique ?
Dès l’entrée, on est dirigé vers les studios du sous-sol alors qu’on aurait volontiers levé le nez vers l’épicentre de la rotonde où la gigantesque installation de Philippe Parreno Echo 2 attire le regard et stupéfie sans que l’on trouve cela vraiment beau. Mais la recherche de sens projette le visiteur dans une expérience qui le dépasse déjà. On y reviendra.
À l’étage moins 2, élucidation immédiate du titre de l’expo avec le visionnage fugace du film de l’artiste belge Marcel Broodhaers, conçu en 1971 et intitulé Une Seconde d’éternité, une expression baudelairienne extraite d’une citation célèbre dont il avoue l’emprunt : « saisir dans une seconde l’éternité de la jouissance ». C’est en effet un film d’une seconde qui fait apparaître la présence de l’artiste par la simple figuration de sa signature MB. On pourrait y voir une forme de facilité, un gag désacralisant la signature de l’artiste, mais le film invite à réfléchir sur le processus artistique compris comme une sorte d’illusion entre l’instant unique et fugace de son apparition et de sa perception et son éternel retour puisque le film recommence, entre la fixité du plan et son inscription dans une image mouvante.
Ce n’est pas tout à fait ce que comprenait Baudelaire quand il définissait la modernité dans une expression célèbre : « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable […]. Dans un acte de résistance, il s’opposait au monde moderne de la seconde révolution industrielle où tout devenait périssable pour conserver l’idée d’une permanence de la beauté.
Le temps – et le questionnement existentiel qu’il suscite – est un thème vieux comme le monde : Emma Lavigne, nouvelle directrice générale de la collection Pinault depuis septembre 2021 et commissaire de l’exposition, met en lumière la réponse des artistes d’aujourd’hui. Les visiteurs y sont aussi sensibles car pendant la pandémie, nous avons tous reconsidéré la notion de temporalité entre temps étiré, temps suspendu, temps dilaté, temps fugitif et la mort d’une manière anxiogène et diffractée. La réflexion, tant philosophique qu’existentielle et esthétique propose des œuvres très différentes d’une quinzaine d’artistes au sein de la collection Pinault dont on ne voit pas forcément l’unité à première vue tant la notion de temps éclate en duos conceptuels antinomiques.
Présence et absence
Juste après l’entrée, une petite salle blanche avec au centre un socle en forme de quadrilatère bordé d’ampoules formant un cordon électrique. Personne sur le socle. Elle donne le ton de l’exposition. Une fois par jour, pendant 5 mn, un « gogo dancer » noir apparaît puis disparaît. L’œuvre de Felix Gonzalez-Torres Untitled (Gogo dancing platform, 1991), interroge l’intensité de la présence et le vide mortifère de l’absence. Mais au-delà, elle se révèle une œuvre autobiographique exprimant les disparitions dues au Sida dans les années 90 et l’énergie folle de la fureur de vivre déployée dans le présent par ceux qui survivent. L’artiste et son compagnon sont morts tous deux du Sida avec la conscience de la disparition progressive de leurs corps.
Autre expérience marquante pour notre part, la dualité du même et de sa variante avec l’œuvre holographique de Dominique Gonzalez-Foerster. Opéra (QM15), 2016. Elle emprunte les traits de la Callas et confond sa voix avec celle de la diva, créant ainsi un double fantomatique hypnotisant. Les enregistrements d’arias du Médéa de Cherubini et de La Traviata de Verdi sont ceux de la jeune soprano au fait de son art, alors que l’on perçoit dans l’hologramme sa robe rouge des dernières représentations.
Spiritisme ? Tentative d’éternité ? Traversée verticale et horizontale du temps entre réel et imaginaire, absence et présence. Même troublante apparition avec le film de Philippe Parreno projeté au sous-sol. On y voit Marilyn Monroe dans une suite de l’Hôtel Waldorf Astoria de New York, où elle a vécu juste avant sa mort, en train d’écrire et de parler avec sa voix si identifiable et iconique dans nos mémoires. A ceci près que l’artiste n’entretient pas l’ambiguïté fiction/réel puisqu’il montre que l’installation résulte de l’intelligence artificielle et de la robotique.
L’éphémère et l’immuable
L’exposition recèle des œuvres éphémères, des « protocoles » ou des installations qui ne prennent vie que dans l’enceinte de la Bourse du Commerce : elles sont vouées à disparaître après l’exposition. C’est le cas de l’œuvre maîtresse au centre de la rotonde, grâce à la robotique et l’intelligence artificielle dont l’ambition vertigineuse est de mêler les éléments recomposés air, terre, ciel et eau dans un axe temporel passé, présent, futur. Un trait circulaire au sol, tracé le 21 juin 2022 au solstice d’été, sépare la chape de béton grise de l’architecte Tadao Ando d’une moquette bleu claire. Eternité du cosmos et singularité d’une création condamnée à terme à la fin de l’exposition.
Au deuxième étage, la salle de Rudolf Stingel aux parois argentées reflète les corps des visiteurs. Mais comme ils peuvent graffer à volonté les murs avec une simple signature ou des propositions plus ambitieuses, l’œuvre est vouée à sa dislocation.
D’autres œuvres plus stables dépendent de la présence active des corps des visiteurs comme l’installation de Philippe Parreno Quasi objects : My room is a Fish Bowl (2014-2022) avec un piano noir qui joue tout seul au centre de la salle la mélodie programmée de Liszt, entendue dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999). Le piano est entouré de ballons en forme de poissons volants colorés qui réagissent de façon imprévisible avec poésie et légèreté aux mouvements lents des visiteurs. Ce sont des expériences à vivre et le processus artistique réside dans l’interaction motrice du spectateur avec l’œuvre en prise avec des concepts contraires où se niche la notion de temps : la présence et l’absence, le noir et la couleur, le réel et l’imaginaire, entre autres…
Permanence et révolte
L’exposition peut sembler essentiellement conceptuelle mais c’est ignorer l’emprise politique de certaines œuvres dans l’ici et maintenant de notre temps. Par exemple, celle de Carrie Mae Weems Repeating the obvious (2019). Une même photo floutée, agrandie dans différents formats, d’un jeune homme noir en capuche sur fond noir rappelle que les Noirs sont indistincts pour les Blancs, tous habillés de la même manière, et toujours victimes de la permanence des préjugés qui conduisent aux violences policières et aux meurtres.
Même chose avec les corps des migrants saisis par Miriam Cahn dans Mare Nostrum en train de chuter au fond d’une abîme bleutée.
Difficile de rester à l’écart de ces œuvres tant elles interpellent notre temps. Leur déploiement dans l’espace, leur capacité à dialoguer avec un public interpellé par la profondeur de leurs recherches et la disparition de l’humain au profit de leurs avatars numériques… Passionnant.
Bourse de Commerce – Collection Pinault, 2 rue de Viarmes, 75001 Paris, métro Louvre-Rivoli (Ligne 1) Exposition Une seconde d’éternité jusqu’au 2 janvier 2023.
Exposition Philippe Parreno « Echo2 » jusqu’au 26 septembre 2022.
Exposition Felix Gonzalez-Torres- Roni Horn jusqu’au 26 septembre 2022.
Exposition Dominique Gonzalez-Foerster jusqu’au 2 janvier 2023.