Peu connaissent cette destinée si particulière que connut Antonius Guilelmus Amo Afer. Ce dernier appartenait à l’ethnie Nzema du Ghana, un des comptoirs de la Compagnie des Indes, lorsqu’il fut fait esclave à l’âge de cinq ans, amené en Europe, en Basse-Saxe, en 1708. Là, il fut offert au duc de Brunschwick qui le fit baptiser, puis confirmer, avant de le prendre à son service. Il fut accueilli avec bienveillance et il fut considéré comme un membre de la famille. Aussi vécut-il comme un noble. Il reçut une instruction qui lui ouvrit, dès 1727, les portes de l’université de Halle, puis celle de Wittenberg où il acquit une riche culture, y compris linguistique, puisqu’il pratiquait six langues: le Grec, le Latin, l’Allemand, le Français, le Hollandais et l’Anglais. Ceci permit de démentir l’argument de l’époque, selon lequel les hommes de couleur ne pouvaient accéder à la culture par manque d’intelligence. Et de faire gagner le Duc qui avait parié, quant à lui, sur l’habileté intellectuelle du jeune homme.
Amo obtint ensuite son doctorat en philosophie le 10 octobre 1730. Il étudia, par suite, la physiologie, la médecine notamment la pneumologie à l’université de Wittenberg, où il reçut en 1733 un diplôme en médecine et en sciences. Dans son discours, le recteur de l’Université souligna la haute estime que suscitait Amo dans les milieux universitaires pour la qualité de ses travaux, ses capacités intellectuelles et sa faculté de pédagogue. Il devint professeur en 1735 à Halle et en 1740 il fut nommé à l’université d’Iéna. Mais le duc de Brunschwick, qui était son protecteur et l’avait si gentiment intégré à la cour, mourut. Le climat social se dégradant, avec la montée d’un certain racisme, Amo fut victime de son succès et de ses prises de position pour la défense des droits des Africains en Europe.
Des ennemis jaloux rédigèrent contre lui un pamphlet qui fut largement diffusé et une pièce de théâtre le tourna en ridicule. À cela s’ajoute que la Compagnie des Indes, développant ses marchés, avait tout intérêt à coloniser les terres riches en épices et étoffes. L’appât du gain n’était donc pas compatible avec le respect des hommes de ces pays lointains et Amo s’en désolait. Très affecté par ces attaques, Amo retourna avec un des navires de la Compagnie des Indes, au Ghana, où son père et une de ses sœurs vivaient encore, mais dès son arrivée il fut placé dans la forteresse hollandaise de San Sébastien. Il mourut dans des circonstances toujours méconnues.
La destinée est parfois curieuse. Le jeune Amo vendu comme esclave et offert à un duc aurait pu connaître la vie d’un laquais, vouée à un certain servage. Il n’en fut rien… il connut la vie de château ! Mais quel dommage de constater que la société, celle-là même qui évoquait la notion d’humanisme chère aux penseurs des Lumières, paradoxalement, le condamna à rentrer chez lui; lui rappelant au passage, non sans cruauté, que malgré sa culture et sa belle éducation, il n’était qu’un étranger et pire… un homme de couleur!
Toutefois, son expérience personnelle, sa condition sociale et les luttes quotidiennes pour démontrer que, malgré ses origines, il était un homme de valeur, permirent à Amo d’écrire sur les préjugés sociaux et raciaux. Il s’affirma contre le racisme et lutta avec ses armes d’intellectuel par la science et par son indépendance d’esprit. Cette dernière le conduisit à prendre ses distances avec la superstition et la religion.
Amo a donc tenté de défendre les valeurs véhiculées au siècle des Lumières; il fut l’exemple même de la tragédie de l’homme noir : celui sur qui l’on a parié pour savoir s’il possédait une intelligence et savoir s’il était capable de devenir un érudit. Certes, il y est parvenu. Mais ses écrits n’ont pas véritablement réussi à traverser les siècles. D’ailleurs certains ont été perdus et d’autres sont absolument méconnus. D’un esprit vif et curieux, il s’est intéressé à de nombreux penseurs, Descartes, Thomasius, Wolff, etc. et il les a étudiés.
Par ailleurs, en 1736, il rédige un Traité de l’art de philosopher avec mesure et précision, dans lequel il développe sa critique à l’encontre des préjugés. Il s’est également distingué en insistant sur la nécessité de l’affranchissement de la raison à l’égard des croyances et de la superstition. Ce fut notamment l’objet de sa conférence intitulée «sur la réfutation des croyances superstitieuses». Mais le plus navrant reste de pouvoir lire ce qui est mentionné à son sujet dans les Annales de l’université de Halle, où il a enseigné: « Le Maître Amo, qui est originaire de l’Afrique et plus particulièrement du Ghana, est un véritable nègre, mais un humble et honorable philosophe. » Il importait donc de rappeler qu’il n’avait pas été qu’un esclave mais bien plutôt un Maître de la pensée!
Laurence Vanin est philosophe et essayiste