Andrés Prunell Vulcano (« l’œil du volcan » !) vit avec sa compagne Ludmila dans l’extension toute en longueur d’un petit pavillon de banlieue à Neuilly-sur-Marne, au calme d’une rue résidentielle.
Deux pas éloigné d’un de ces grands axes urbains qui doublent les rocades autoroutières en région parisienne se trouve un modeste jardin ; entrant et sortant de la cuisine à la recherche d’un peu de fraîcheur, un chien qui semble être comme chez lui. C’est d’ailleurs le cas puisque c’est celui de la propriétaire des lieux, une dame qui travaille dans le cinéma. Elle connaît la situation des intermittents du spectacle aux rentrées financières à géométrie variable, quelquefois difficile à expliquer aux bailleurs. Étant intermittente elle-même, elle loge les intermittents par solidarité.
Le jour de l’interview, un soleil mordant nous fait nous réfugier à la cuisine avec le chien, devant une tasse de café bien fort, comme on le prépare en Uruguay. Andrés est uruguayen, Ludmilla argentine. La famille d’Andrés est d’origine italienne, celle de Ludmilla polonaise. Pour se former et exercer leur art, ils ont choisi la France.
Nous rendons-nous bien compte de la chance que nous avons de vivre dans un pays qui accueille des artistes comme Andrés et Ludmilla ? Serait-il enfin possible de prendre un tant soit peu conscience de combien ceux-ci peuvent enrichir notre patrimoine, développer notre économie, contribuer au brassage des idées, des gènes, des recettes de cuisine, en plus d’embellir notre quotidien ?
Le café est vraiment costaud. Nous commençons l’interview par le métier d’Andrés.
Rebelle(s) – Comment vous présentez-vous ? Comment définiriez-vous votre métier ?
Andrés Prunell Vulcano – Je suis chanteur, baryton-basse. Je suis un artiste. Tout simplement parce que dans mon contrat d’engagement avec l’Opéra de Paris – c’est mon employeur principal en ce moment, non exclusif car je ne suis pas titulaire – il est écrit : « artiste de chœur ». Quand nous sommes appelés par le mégaphone du bâtiment, on entend « Messieurs les artistes de chœur ». Dans d’autres contextes, ailleurs dans le monde, c’est étrange d’être appelé « artiste » car ce mot dépasse le cadre professionnel, au-delà des seules compétences, et relève plus de la transcendance.
Rebelle(s) – Vous êtes techniquement artiste de chœur et existentiellement artiste de cœur…
APV – Cela pourrait paraître prétentieux ou grandiloquent, mais c’est une condition à laquelle j’aspire depuis que je suis très petit.
Il faut noter là que notre ami Andrés est maintenant très grand… et très large ; sa carrure de deuxième ligne de rugby, ses yeux noirs et sa barbe très fournie de la même couleur n’incitent pas à plaisanter outre mesure à propos de cette aspiration.
Dans ce parcours, il y eu des efforts, mais ce fut naturel pour moi. Je devais faire des études de médecine, comme mon père et mon grand-père. A vingt ans, je me suis rendu compte qu’en fait, j’avais depuis longtemps déjà choisi le chemin de l’art.
Rebelle(s) – A quelle occasion vous en êtes-vous aperçu ?
APV – C’était le premier jour à la fac de médecine de Montevideo, juste après le bac. Comme mes parents, mon grand-père était présent. Il y avait été étudiant dans les années vingt, cela fait cent ans maintenant. Je connaissais bien ce monde pour avoir entendu ma famille en parler pendant toute mon enfance et ma jeunesse. Je savais que j’allais passer dix ans enfermé dans un bâtiment, et je ne le voulais pas.
Rebelle(s) – Comment vos parents l’ont-ils pris ?
APV – Ils n’ont pas été surpris. Ils me connaissaient… Etant tous les deux médecins, avec un grand sens de la vocation, du service, ils ne m’ont jamais persuadé de devenir médecin, ni jamais dissuadé d’ailleurs.
Rebelle(s) – C’est donc vous qui vous êtes trompé vous-même, jusqu’au jour de la rentrée universitaire ?
APV – Oui ! J’aurai 40 ans au mois d’août, je pourrais aujourd’hui être responsable de service à l’hôpital de Montevideo. En fait j’avais commencé des études de médecine alors que j’étais encore dans le ventre de ma mère. J’ai grandi dans les hôpitaux. Tous les matins, mes parents me déposaient à l’infirmerie. Mon père est cardiologue ; plus tard, je l’assistais à l’électrocardiogramme, je connaissais le processus exploratoire. Conséquence positive : je n’ai pas peur d’aller à l’hôpital, et même, j’aime bien !
Rebelle(s) – Mais alors, la musique, comment y êtes-vous venu ?
APV – Je n’ai pas fait d’études musicales, mais vers l’âge de quinze ans, j’ai voulu apprendre la guitare. Bien que ne jouant pas d’instrument, tous les membres de ma famille étaient mélomanes et il y avait beaucoup de disques à la maison. De la musique baroque : Bach, Vivaldi, Telemann, Haendel… Nous étions trois garçons et écoutions aussi la musique anglo-saxonne de la fin du vingtième siècle, pour parler techniquement.
Une fois, sur un marché, il y eut une promotion « trois pour le prix d’un ». On achetait des disques tout le temps à cette époque-là. J’ai choisi la 9ème symphonie de Beethoven, et mon père prit un disque de psaumes de Haendel et un de Bach, avec deux cantates interprétées par Gérard Souzay (1), dont le nom ne me disait rien à cette époque ; j’avais 14 ans. Quand je l’ai écouté pour la première fois, la voix m’a transporté. Ce fut une flèche. C’est là que tout a commencé. Les cantates sont pour baryton-basse, la 56 et la 82. Elles sont parmi les plus célèbres ; elles font maintenant partie de mon répertoire.
Ce fut un nouveau chemin. A ce moment-là, je chantais dans les chœurs du lycée et ma voix muait. Il faut dire qu’au lycée, les chanteurs étaient moqués. Les enfants ne trouvaient pas le chant assez viril, donc je ne souhaitais surtout pas en être ! Mais la prof de musique qui faisait passer des auditions obligatoires décidait si on était « embauchés » dans le chœur. J’avais volontairement chanté le plus faux possible. Malheureusement, je n’ai pas réussi à rater ! Pour les copains, le succès : ils ont fait du foot.
Je me suis donc retrouvé avec les contralti, l’unique garçon à chanter dans le pupitre des voix féminines – en plus… A 14 ans, lorsque ma voix mua, la cheffe de chœur me dit : « Mets-toi là avec les barytons… Bon, ça marche, désormais tu es baryton ». Rapidement, je me suis aperçu que le fait d’être dans le chœur apportait un avantage, celui de faire des petites tournées de rencontre avec d’autres chœurs. Du coup, j’en était heureux, cela me faisait voyager.
Rebelle(s) – Ce n’était pas suffisant pour vous faire penser à autre chose qu’aux études de médecine…
APV – Je continuais à croire que j’allais être médecin. Mais il se trouve que j’ai commencé à étudier sérieusement le chant en soliste. Ma prof de chant m’a raconté que le piano avec lequel elle donnait ses cours appartenait à sa mère française qui était une pianiste très réputée dans les années 40. Elle avait donné un concert avec ce piano en accompagnant Gérard Souzay qu’elle avait accueilli dans sa maison. Je retrouvais chez elle le nom de celui qui est à l’origine de ma vocation… Elle me raconta des anecdotes sur les musiciens qui avaient trouvé refuge en Uruguay pendant la guerre.
J’ai connu une période de dépression à l’issue de ma décision de ne pas devenir médecin. Pendant un an et demi, j’ai chanté dans un chœur professionnel, alors même que je ne m’étais pas encore avoué que ce serait désormais ma vie. L’école de musique de Montevideo organisait des recrutements pour son propre chœur, j’y suis rentré et les voyages sont ainsi passés pour moi à une échelle internationale, par exemple au Brésil, puis en Europe. On était payés – pas trop – mais le chœur passait des concours que nous réussissions. Gagnant des premiers prix, nous enregistrions des disques. En l’assumant petit à petit, car c’est difficile dans notre société, je me suis finalement dit que je pouvais envisager de faire une carrière d’artiste lyrique.
Rebelle(s) – La société est schizophrène. L’artiste, c’est la cigale de La cigale et la fourmi, le gratteur de guitare joli cœur qui profite de la société et ne fait rien d’autre de ses dix doigts ; mais en même temps, c’est ce qui peut être le plus prestigieux…
APV – Dans mon pays, on trouve des traces du plus éclatant moment des arts à la fin du XIXème siècle. L’orchestre symphonique d’Uruguay est le plus ancien d’Amérique Latine. Et jusqu’aux années 70, il y avait à Montevideo deux opéras, comme Garnier et l’Opéra-Comique à Paris. Avec des opéras donnés tous les jours, toute l’année dans une ville de seulement un million d’habitants. Le lieu principal de sociabilité pour la bourgeoisie argentine est l’Opéra de Buenos Aires, le prestigieux Teatro Colón. En Uruguay, il y a eu dès le XIXème siècle une bien plus grande accessibilité aux arts, par exemple Montevideo abrite plus de cinquante théâtres qui sont très populaires. Jusqu’aux années 70, acheter des billets pour aller écouter une symphonie de Mahler, c’était pour tout le monde.
Maintenant, ce n’est plus comme ça. On a la trace de cette source, il y a partout des marchés de brocante où on trouve des livres, des disques, mais cela devient une recherche archéologique.
Rebelle(s) – C’était un moment historique, qui est passé ; quelle est la raison de ce changement en Uruguay, plus qu’ailleurs, plus qu’en Argentine ?
APV – À Buenos Aires, comme dans toute l’Amérique Latine, la mosaïque sociale extrêmement éclatée fait qu’on est en Europe et en Afrique en même temps. En Uruguay, où les différences sociales sont moins marquées, la classe moyenne a toujours été partie prenante de la production et de la consommation culturelle et artistique.
Nous sommes tombés de haut avec le marasme économique déclenché par la dictature. Je me souviens du chapitre consacré à l’Uruguay dans une encyclopédie dirigée par le grand historien Michel Fontenay, publiée pendant les années 70. C’étaient les premières années de la dictature en Uruguay, donc, à l’époque, Michel Fontenay parlait du présent. D’un côté il soulignait la difficulté du pouvoir politique à éradiquer la violence terroriste et en même temps, sur le plan culturel, il citait les écrivains de gauche qui appartenaient ou se réclamaient de ce mouvement idéaliste révolutionnaire existant depuis près d’un siècle. Les premiers intellectuels inspirants furent des exilés de la Commune de Paris.
Dans son article, Michel Fontenay fait rayonner ceux qui sont depuis devenus les icônes de la culture sud-américaine : Mario Vargas Llosa, Julio Cortazar, Gabriel Garcia Marquez, Juan Carlos Onetti, et les autres membres de ce qui s’est révélé le « boom latino-américain ». Il est intéressant de constater que la plupart d’entre eux étaient liés à la gauche.
Rebelle(s) – Alors que la dictature se réclamait de l’extrême droite. Il est inexact que la culture n’était pas la priorité du pouvoir, elle était bien prioritaire mais avec l’objectif de l’éradiquer…
APV – Je suis né en 1982 pendant la dictature. Si mes parents ont perdu leurs postes de médecins à l’hôpital de Montevideo et sont partis exercer à la campagne, ce qui fut un moindre mal, la culture fut la grande victime de cette guerre civile qui avait lieu dans le cadre de la Guerre Froide.
Rebelle(s) – Revenons à votre parcours. A vingt ans que se passe-t-il ?
APV – Pour quelqu’un qui veut étudier la musique, malheureusement, l’idée de rester dans le pays n’est pas compatible avec le développement d’une carrière. J’ai un passeport italien puisque mes grands-parents étaient italiens et l’Uruguay n’oblige pas à choisir. Je suis venu en Europe, en Espagne, en Italie, en Suisse, en Allemagne.
Rebelle(s) – Pour exercer ou pour apprendre ?
Bonne question. On peut penser que pour apprendre, il faut venir en Europe. Mais mon prof m’a donné les outils pour devenir soliste à l’opéra, chez moi à Montevideo. Le niveau de formation est donc excellent. Et le métier est le même. Je chantais à l’opéra comme soliste deux fois par an, le reste du temps dans le chœur. Pour la carrière, cependant, il faut aller à l’étranger. Les footballeurs uruguayens font de même. Mon premier petit saut, ce fut Buenos Aires. Je participais régulièrement à une master class donnée là-bas par Rosa Dominguez, une chanteuse argentine qui vivait habituellement à Bâle, en Suisse, où elle dirigeait l’école de chant.
Je me sentais à la moitié du chemin. En même temps, pour pouvoir manger le soir, deux revenus étaient utiles. Je travaillais donc dans un bureau à la campagne pour ANTEL, l’opérateur télécom national. J’étais téléopérateur de l’annuaire par téléphone.
Rebelle(s) – Donc, un emploi alimentaire. Quand vous étiez téléopérateur, comment cela se passait-il ?
APV – ANTEL avait fait construire des immeubles dans les régions pour donner du boulot localement aux jeunes. Ce qui est marrant, c’est que le bâtiment où j’étais basé avait été construit par l’architecte qui a fait l’Opéra Bastille où je travaille aujourd’hui ! Et comme il a aussi fait l’aéroport ultramoderne de Punta Del Este par lequel je passe souvent, je suis lié à cet architecte (2) !
Rebelle(s) – Il n’y a pas de hasard ! Chez ANTEL, vous avaient-ils choisi pour votre voix ?
APV – Non, j’étais curieux. Nous pouvions devenir formateur, ça pouvait aussi être une carrière. Et nous étions en équipe sur les plateaux, jusqu’à 200.
Rebelles(s) – Et à l’Opéra de Paris, combien êtes-vous ?
APV – On est 200… C’est une petite coïncidence curieuse… En fait 100 titulaires et 100 contractuels. Sur scène, en fonction de la production, cela varie. Pour Le Barbier de Séville, le chœur est de 25 chanteurs. Pour La Khovanchtchina de Moussorgski, jusqu’à 120, comme pour Turandot ou les opéras de Wagner.
Rebelles(s) – Comment avez-vous fini par vous retrouver ici ?
En 2014, après l’envoi d’un CV et d’un enregistrement personnel, je fus invité en Allemagne par Helmut Rilling, le premier chef à s’être produit en Israël après la seconde Guerre Mondiale, qui avait alors 83 ans. Il fut aussi le premier chef à enregistrer l’intégrale des œuvres chorales de Bach (ndlr : plus de 1000 pièces). J’ai su l’histoire après, mais l’autre chef à avoir été envisagé pour cette œuvre discographique était Jean-Claude Malgloire, qui fut très affecté de ne pas être choisi par l’éditeur. J’ai eu la chance de connaître ces deux chefs, deux personnes merveilleuses. Les chefs d’orchestre sont méchants, normalement…
On a donné des concerts à Stuttgart, à Leipzig, puis nous avons chanté des motets de Bach en Tunisie, et à la toute fin, la Passion selon Saint-Jean, au Chili ! Deux mois bouleversants. Rosa Dominguez m’a convaincu de venir à Bâle pour continuer à apprendre, avec elle, et démarrer une carrière en Europe. J’ai demandé un congé sans solde à mon employeur télécom.
Rebelle(s) – Votre histoire familiale vous incitait à venir en Europe, mais des artistes sud-américains pouvaient aussi bien choisir les Etats-Unis ?
APV – Beaucoup de collègues et copains sont partis aux Etats-Unis, souvent n’ont pas eu une bonne expérience et sont rentrés en Uruguay ou ont opté pour l’Europe. Ces tentatives avortées sont surtout dues à une différence culturelle. La formation aux USA est très exigeante, certes de qualité, mais il n’y a pas de solidarité entre les gens ; c’est la compétition permanente. Et contrairement à la France, rien ne facilite une plus grande souplesse de carrière. Aux USA, soit on est moyen et on est dans un chœur, soit on est très bon et on fait une carrière solo. Ici en France et partout en Europe, il est normal qu’un chanteur puisse faire une carrière de chœur et en même temps une carrière de soliste. Cette différence n’entrave en rien les meilleurs, au contraire. On est intermittent à l’Opéra de Paris et on peut donc avoir en parallèle d’autres projets, dont des interprétations comme soliste.
À la Juilliard School et à la Manhattan School of Music, il y a au moins un suicide par an. Chaque début d’année, les étudiants font des paris pour deviner qui seront les suivants. Ce n’est pas pour moi… Aux USA, c’est tout ou rien. Toute la différence est dans le type de stress enduré. Ici, ce n’est pas facile non plus : étant intermittent du spectacle, il faut trouver des dates et les caller entre elles. Mais c’est varié, on peut passer des auditions pour chanter dans des ensembles professionnels, par exemple travailler avec le chœur de l’Armée française ou le chœur de Radio France ; cela fait un écosystème riche où les possibilités sont nombreuses.
Rebelle(s) – Finalement, pourquoi vous retrouvez-vous à Paris et pas à Bâle ?
APV – Mon professeur Rosa Dominguez ayant été sollicitée pour s’occuper des formations de la Maîtrise de Notre-Dame de Paris, je me suis retrouvé à Paris au lieu de Bâle.
J’ai donc appris le Français, entre autres disciplines : solfège, théâtre, chants grégoriens, le répertoire, la musique d’ensemble… Tous les cours sont donnés à l’ancien séminaire de Paris boulevard Saint-Germain, près de Saint-Nicolas du Chardonnet. Il suffisait de traverser la Seine pour aller chanter. Je rentrai dans la cathédrale en étant reconnu par tout le monde y vaquant à ses occupations. J’y était chez moi.
Après l’incendie de 2019, des journalistes de Montevideo m’ont contacté pour que je raconte ce qui s’était passé et quelle pouvait être la vie d’un Uruguayen à Paris. Il n’y avait pas de différence entre Notre-Dame et n’importe quelle petite église d’Uruguay. Le quotidien y était identique, les discussions avec les laïques en charge de la paroisse sont les mêmes. Bien sûr, les études à la bibliothèque Sainte-Geneviève ou au collège des Bernardins, le fait de déjeuner à côté du Panthéon, ce n’est pas banal ; je reconnais que c’est une chance de le vivre.
Rebelle(s) – Quelle est la raison de cet intérêt de l’Uruguay pour la France ?
Si les USA finissent par imposer leur langue à l’école, il faut noter l’importance de la France pour l’Uruguay. Les écrivains, les poètes, les peintres étaient attirés par la France. Les liens avec la France sont encore puissants. Supervielle, Lautréamont, Jules Laforgue sont nés en Uruguay. L’architecture et l’urbanisme y ont été influencés par Paris. De la fin du XIXème siècle à l’immédiat après première Guerre Mondiale, le pays était très riche et développé, beaucoup de Français y sont allés y vivre, surtout des Basques. J’ai personnellement des ancêtres toulousains et bayonnais.
La France que j’ai rencontrée ne m’a jamais déçue parce qu’elle ressemble beaucoup à l’endroit que j’avais créé dans ma tête, à ma lecture d’adolescence des Misérables ! Pendant mes pauses de midi, avec mon sandwich, je marchais dans Paris vers les lieux d’action du roman… Le commissariat de l’inspecteur Javert est rue de Pontoise, à l’angle du boulevard Saint-Germain où j’habitais…
En France, on vit des rapports humains qui sont des petits trésors. Ce qui est paradoxal, car en Amérique du Sud, on ne sait pas vivre l’indifférence, alors qu’en France, on a droit à l’anonymat. Les rapports de sociabilité y sont moins visibles. Ici, malgré ou peut être grâce à cela, les portes m’ont été ouvertes, les gens valorisent mon talent. Je suis quand même le premier et seul Uruguayen à avoir chanté pour les 850 ans de Notre-Dame !
Rebelle(s) – Quel est le cursus d’un chanteur à Notre-Dame ?
Le cursus de la Maîtrise est tout d’abord la pré-maîtrise pour l’éveil musical à quatre-cinq ans ; puis le chœur d’enfants entre sept et douze ans ; le jeune ensemble entre treize et dix-sept ans ; enfin le chœur d’adultes. J’ai quelques fois enseigné aux enfants, mais je n’ai jamais été professeur en titre. J’ai fini mes études à la Maîtrise de Notre-Dame puis continué deux ans comme stagiaire dans le chœur. Quelques mois avant l’incendie, j’ai commencé à travailler à l’Opéra de Paris, entre autres ensembles.
Ce fut toute une vie qui est maintenant derrière nous. Les activités ont été bouleversées par l’incendie ; les messes sont à Saint-Germain l’Auxerrois, ce n’est pas pareil…
Le chien rentre à nouveau pour réclamer quelque friandise. Andrés, calme géant d’une douceur infinie le fait sortir de la cuisine. Nous sommes obligés de nous enfermer afin de terminer notre discussion tranquillement.
Rebelle(s) – Comment avez-vous vécu l’incendie de Notre-Dame ?
Les membres d’une association d’Uruguayens en France dont je fais partie étaient réunis ce soir-là. A un moment, j’entendis que Notre-Dame était en feu. J’étais le seul à ne pas avoir mon portable. Je n’imaginais pas un incendie de cette ampleur et mon idée première fut de me précipiter à la cathédrale pour récupérer des livres dans mon casier. Quand j’y ai rejoint ma compagne, la flèche s’est effondrée… Pour certains, les touristes, c’était un spectacle. Pour moi, c’était la fin d’un monde. Les chênes de plus de mille ans et les tonnes de plomb brûlant donnaient des couleurs étranges à l’azur. Cela faisait cinq ans que je travaillais là.
Rebelle(s) – Comment êtes-vous entré à l’Opéra de Paris ?
APV – On ne l’imagine pas, mais à l’Opéra de Paris, il faut du capital humain. Il y a des auditions fréquentes pour les contractuels et des concours pour les titulaires car les besoins sont considérables. A chaque production, il y a au moins une dizaine de nouveaux arrivants. Après le COVID, beaucoup d’étrangers sont rentrés dans leurs pays d’origine ; il a fallu les remplacer. Près de 70 personnes sur 200 sont étrangères. Idem pour les instrumentistes de l’orchestre et les accessoiristes. On entend toutes les langues dans les couloirs ; il y a des Russes, des Colombiens, des Argentins, des Paraguayens, des Péruviens, des Colombiens, des Américains, des Asiatiques. C’est très intéressant, c’est Babel. Et cela a tendance à augmenter. Les Français veulent faire HEC, pas devenir chanteurs d’opéra !
Le théâtre me plait. Il y a beaucoup de métiers, les maquilleuses, les machinistes, les charpentiers (3)…
Rebelle(s) – Y a-t-il des tournées à l’étranger ?
Lors de l’exposition universelle de Séville où les opéras du monde entier se produisaient pour l’événement, les décors se sont effondrés et une chanteuse est décédée. Depuis cet accident, il n’y a plus guère de tournées.
Rebelles(s) – Le COVID a stoppé vos chants ?
Oui, entre mars 2020 et septembre 2021, tout était arrêté.
Rebelle(s) – Vous êtes tenté par une carrière de soliste, comme Dietrich Fischer-Dieskau ?
APV – Oui, bien sûr. En musique sacrée, on exprime une idée unitaire. Techniquement, l’orchestre de chambre, c’est une autre chose. C’est un défi. Surtout pour les barytons-basses. On est très exposé. Il se passe beaucoup de choses dans une petite pièce de trois à quatre minutes, en mélodie française particulièrement.
Le dernier détail que je n’ai pas réglé, bien que j’aie déjà chanté comme soliste dans des festivals, c’est le manque de maturité car j’aurai 40 ans cette année. Chez les hommes, par rapport aux ténors, le processus de maturation de la voix des barytons-basses est beaucoup plus tardif. Les grands interprètes de mon registre, ce n’est pas avant 40 ans. Avantage : le baryton-basse chante jusqu’à 80 ans ou plus.
Chez les femmes, c’est le contraire pour les sopranos, l’horloge joue contre elles. Leur carrière doit aboutir à trente ans, puis la soprano doit gérer celle-ci jusqu’à 50 ans. Les contralti ont le même souci que moi, elles prennent plus de temps pour émerger que les sopranos. On ne peut forcer le temps. Le travail, oui, le temps, non.
Rebelle(s) – A 39 ans, vous commencez donc tout juste à envisager les étapes nécessaires pour percer… Vous avez un plan de carrière ?
APV – Non, car cela ne se passe pas comme ça. Il faut travailler, et de toute façon, les auditions permettent aux chefs de vous repérer. Après l’audition, tout le trajet professionnel, les rapports avec le chef, avec les collègues, finissent par positionner le chanteur sur le chemin de la carrière de soliste. Et compte tenu de la durée d’une carrière, tout change avec le temps. Quand on considère Fischer-Dieskau au cours de sa carrière de baryton-basse, il n’était pas le même au début de sa carrière et à la fin.
Rebelle(s) – Vous avez des icônes personnelles ?
APV – Pour moi, la référence la plus forte, c’est Maria Callas. Pour son interprétation. Ce n’est pas la voix. C’est sa personnalité.
Rebelle(s) – C’est une héroïne tragique.
APV – C’est ça ! Pour ce qui concerne les barytons, mes préférés : Dietrich Fischer-Dieskau, Gérard Souzay, Camille Mourin. Gerald Finley, Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier ; mais aussi dans d’autres registres, le ténor Luciano Pavarotti avec lequel j’ai eu la chance de chanter et la mezzo-soprano Elina Garanca.
Le chanteur d’opéra soliste se livre d’une autre façon. Il est comme un gladiateur. On connait les airs, mais avant l’air, il y a une heure de musique. Le soliste, c’est la pointe de la flèche. Tout peut fonctionner impeccablement, mais si le soliste n’est pas au niveau, c’est une catastrophe ressentie par tous. La pression est énorme. Il faut un charisme qui va bien au-delà d’une formation musicale.
Rebelle(s) – L’égo doit être considérable. Comme un champion sportif, ou un personnage politique. Il faut aimer la bagarre. Roberto Alagna doit être comme ça.
APV – Oui. Les « étoiles » ! L’expression consacrée est que la différence entre une personne normale et un chanteur d’opéra, c’est que quand une personne normale a un couteau planté dans les viscères, il crie, alors que le chanteur d’opéra, dans la même situation, chante ! Je connais des histoires de chanteurs qui se sont échappés de l’hôpital pour venir chanter à la Première. Avec des côtes cassées, des rages de dents…
Fischer-Dieskau était un chanteur de lieds plutôt que d’opéra mais un chanteur n’est pas seulement un musicien. C’est un acteur, un artiste dramatique. Les grands sont des chevaux de course au service des metteurs en scène. Des fois ces derniers sont gentils, d’autres exigent au-delà de la capacité humaine.
Rebelle(s) – Ce qui est plus une marque d’incompétence que de dureté. Quant à être autoritaire, cela peut être nécessaire. Comme dans le cinéma. Quand on laisse faire certains grands acteurs, ils partent en roue libre. Ils font les cabots. On peut imaginer un Lucchini, un Depardieu auxquels on ne serrerait pas la vis…
APV – Cette autorité est aujourd’hui plus dévolue au metteur en scène qu’au chef d’orchestre. Les représentations sont des spectacles avec des effets spéciaux, en compétition avec le cinéma, et le public connait souvent par cœur le livret. Il faut donc innover en permanence et la voix n’est pas seule à participer au succès. Le charisme est clé. On pourrait citer un Roberto Alagna. L’énergie change à chaque représentation. Il faut plus que de la technique, il faut un instinct ; sentir le public. A ses débuts comme soliste, Caruso, fin saoul, a fait tomber le décor. Les gens ont commencé à rire. Le succès a débuté…
Rebelle(s) – En matière de salaire, quelle différence entre un membre du chœur et une vedette ?
APV – On est un peu au-dessus du SMIC. Un soliste peut gagner entre dix et vingt fois plus. Mais c’est un esclave de son métier, et c’est un travail qui se fait au moins à deux, avec l’accompagnateur. Puis il faut s’enfermer dans le théâtre pendant 30 jours calendaires pour les répétitions. Ceux qui ont une famille voient leurs enfants tous les deux mois. Il faut une grande discipline personnelle pour ne pas oublier la vie.
Dans le chœur, on est sur scène sans la pression du soliste. C’est le meilleur boulot du monde. On joue, on s’amuse ! Ce n’est pas un travail qui avilit, mais un travail qui nous rend heureux.
Rebelle(s) – Malgré tout, vous envisagez la possibilité d’une vie de soliste ?
APV – La « pause » du COVID m’a permis de réfléchir. Et ma voix a évolué. Je commence à travailler les personnages de mon registre : le grand-père, le sage, ou le méchant…
Rebelle(s) – Quels rôles du répertoire vous attendent ?
APV – Le Figaro des « Noces », Papageno dans La Flûte enchantée, les rôles dramatiques de basse des opéras de Verdi : Simon Boccanegra, Nabucco. Méphisto dans Faust qui est très difficile, pour lequel mes profs m’ont dit qu’il me faut attendre, c’est un rôle de la maturité. Par contre, il est très très méchant…
On sent chez Andrés une réticence à jouer des rôles de francs scélérats.
Mais ma passion, c’est l’oratorio, les cantates de Bach. Certes, contrairement à l’opéra, il n’y a pas le théâtre. Il y a la dimension dramatique mais l’espace n’est pas le même.
Rebelle(s) – Et les grands chefs d’orchestres ? Il y a les grands comme Jordi Savall ou Malgloire, ont-ils des successeurs que vous aimez ?
APV – Oui, Raphaël Pichon, chef de l’Ensemble Pygmalion ; Hervé Niquet, le fondateur du Concert Spirituel ; Lionel Sow, le nouveau directeur du chœur de Radio France, qui a une quarantaine d’années. J’ai travaillé avec l’ensemble Diderot et le violoniste et chef d’orchestre autrichien Johannes Pramsohler, également avec Inaki Encina qui est Basque espagnol.
Nous parlons de Ludmilla, la compagne d’Andrés qui ne va pas tarder à rentrer à la maison. Ludmilla est musicienne et joue du cornet à bouquin. Dit comme cela, ça surprend. Andrés me montre l’outil en question, un curieux instrument à vent en bois, avec des trous, recouvert de parchemin. Il date de la Renaissance. Je le pose délicatement sur une chaise longue pour le prendre en photo. C’est au moment pour moi de prendre congé que Ludmilla arrive toute joyeuse. Nous nous promettons de nous revoir prochainement. Je leur demande de m’envoyer pour l’illustration de l’article un enregistrement de chant et des photos d’eux buvant la boisson emblématique sud-américaine, le maté !
(1) Gérard Souzay est un célèbre baryton-basse qui a marqué l’histoire de la musique et des enregistrements au XXème siècle, en particulier par ses interprétations de la musique française, entre autres de Fauré, Ravel, Debussy.
(2) Carlos Ott, architecte uruguayo-canadien
(3) On compte près de 50 corps de métier à l’Opéra de Paris
Interview effectuée par Éric Desordre les 1 et 5 juillet 2022