Samuel sortit à la hâte de la bouche du métro Pelleport. Il était légèrement en retard. Il s’engouffra dans la rue Orfila qui lui faisait face, et trotta jusqu’Aux Petits Oignons, le restaurant qui faisait l’angle avec la rue Dupont de l’Eure. Ses quatre collègues enseignants étaient déjà devant l’établissement, amassés en une petite grappe, tentant de se tenir chaud.
– Enfin, te voilà ! Lança Natacha. Tu es le dernier arrivé, donc tu payes l’apéro ! Ça vient d’être voté à l’instant, et à l’unanimité, dit-elle en plaisantant. Le groupe s’écarta pour laisser entrer le dernier arrivé.
– Mais quelle idée toi aussi de choisir un restaurant à l’autre bout de Paris. Dans le 20ème arrondissement ! Tu sais combien de temps il me faut pour venir jusqu’ici en métro depuis la porte de Versailles ? Se défendit Samuel amusé. Il salua du coude ses quatre collègues en gardant ses distances. Puis il reprit :
– Tu sais ce que l’on dit chez nous en Côte d’Ivoire ? Demanda-t-il en se frottant les mains pour les réchauffer.
– Je rêve où il va encore se cacher derrière un proverbe africain inventé ? Vas-y Samuel, impressionne-nous !
– Tout d’abord, ce n’est pas un proverbe inventé, dit-il en riant.
– Laisse-moi deviner… Tu vas nous sortir le célèbre l’homme blanc a la montre mais l’homme africain, lui, a le temps. C’est ça ? Lança Gabriel, déclenchant un rire général.
– Haaaa, j’aurai pu effectivement te citer celui-ci mais, j’en ai choisi un autre. Ecoute bien : je préfère être en retard dans ce monde qu’en avance dans l’autre !
– Pas mal, pas mal… Applaudissements sourds et feutrés de mains gantées.
– Bon, les amis, dit Samuel en mettant son masque, qui a choisi ce restaurant ? Et pourquoi l’avoir choisi aussi loin de tout ?
Tous sortirent leur masque et l’enfilèrent.
– C’est Nadège ! Dénonça Ali. Aller Nad, explique à Samuel pourquoi tu nous as tous fait venir ici.
– Bon, alors déjà, ce resto est super bien noté sur mes applis : 4,8 étoiles sur 5 sur Paris Foodies, 9,6 sur 10 sur TheFork… Bref, c’est une valeur sûre.
– Non non non… Reprit Ali, donne-lui LA VRAIE raison !
– Ok, ok… Samuel, tu connais la série En Thérapie ? La reprise française de BeTipul, la série israélienne ?
– Attends… Répondit Samuel. Déjà, je ne connais pas cette série, mais, tu m’as fait traverser tout Paris par zéro degré pour aller dans un restaurant, juste parce que tu l’as vu à la télé ? Et vous, ça ne vous choque pas ? Tout le monde rit.
– Oui, mais pas que ! Se défendit Nadège. Alors déjà Monsieur Samuel Mabanko, je crois que tu es le seul en France à ne pas connaître En Thérapie et le célébrissime Docteur Philippe Dayan, à se demander ce que tu faisais pendant le confinement… Ensuite ces applis c’est le top du top à Paris. Impossible de faire une mauvaise pioche ! Et avec des notes pareilles, il y a zéro risque. Bon, on entre où on reste se geler ici ?
– Le top des applis pour Paris… Soupira Samuel en suivant le petit groupe. Voilà où nous mène le monde des smartphones : tout droit vers l’uniformisation de nos goûts et de nos pensées. On ne peut même plus succomber à une bonne odeur de cuisine qui vient vous chercher dans la rue, à l’appel d’une devanture chaleureuse, ou simplement avoir le plaisir de tomber sur un mauvais restaurant. Quelle époque…
Le groupe d’amis pénétra dans le restaurant qui était déjà presque plein. Ils s’installèrent sur une table au centre de la salle, bien décidés à déguster la spécialité de la maison que Nadège leur avait si bien vendue : le hamburger à l’ail.
Une fois assis, ils purent enlever leurs masques, comme l’édicte la logique.
La commande fut passée rapidement, et les premières bières servies dans la foulée. La conversation partit tout de suite sur l’épidémie, et le protocole sanitaire reçu de leur ministère de tutelle, la veille de la rentrée : être en vacances à Ibiza en janvier, était-ce vraiment un crime pour un ministre ? Comment gère-t-on des attestations sur l’honneur de parents d’élèves ? Qui fournit les autotests ? Qui va payer quoi ? La grève du 13 janvier avait-elle été suffisamment suivie et prise au sérieux ? C’était quoi finalement Deltacron ?
Quand enfin, les burgers à l’ail arrivèrent, fumant dans leur pain aux graines de pavot et aux pignons de pin, enrobés de leur cheddar coulant, délicieusement garnis de salade mêlée et de frites maison, et agrémentés de la fameuse sauce à l’ail du chef.
Les cœurs étaient joyeux. La conversation battait son plein, les verres réchauffaient les corps et les esprits. On riait, on mangeait, on buvait. Tout allait au mieux dans le meilleur des mondes.
Puis soudain, sans que l’on s’y attende, arriva un silence. Un bref silence. Ce moment où passe l’ange. Un court instant de répit, où tout le monde prend une gorgée, ou une bouchée, au même moment, en même temps. Mais là, étrangement, l’ange survola toute la salle du restaurant, comme si l’ensemble des tablées avait décidé de communier. Synchronisation parfaite du creux des vagues. Et c’est à ce moment précis, où le temps était suspendu, que le craquement retentit.
Crac !
Un craquement qui résonna dans toute la salle, que tout le monde entendit. Qu’il était impossible de ne pas avoir entendu. Un craquement inquiétant, sourd mais franc. Un craquement douloureux mais honnête, que l’on croit sur parole. Un craquement surprenant, anormalement bruyant. Un craquement… Qui venait directement de la cavité buccale de Samuel.
Aussitôt, tous les yeux de la salle se tournèrent vers lui. Gêné, Samuel cessa de mastiquer, porta la main à sa bouche pleine, et articula pudiquement :
– Y a comme un oche…
Un os ! Oui… Un os dans le burger à l’ail d’Aux Petits Oignons !
En réaction instantanée, les quatre enseignants cessèrent de mâcher à leur tour. Ils inspectèrent le contenu de leur bouche, puis celui de leurs assiettes. Comment pouvait-il y avoir un os dans le hamburger d’un restaurant si bien noté ?
A la table d’à côté, une jeune adolescente sortit un smartphone customisé. Elle prit une photo de la table des cinq enseignants, puis la posta immédiatement sur Instagram, avec le commentaire :
– Suis au resto du #DocteurDayan #EnThérapie #Auxpetitsoignons, un os dans le burger, bilan : une dent cassée !
L’ennui, c’est que cette adolescente était Nikitta92_OMG : quatre cent vingt-cinq mille followers sur Instagram. Son post fut immédiatement liké en avalanche, puis relayé, reposté, alimenté par les hashtags #OMGsavemytooth, #jaimalamadent, #restodegueu, #malbouffe, #mamolairebrule, #jesuislapetitesouris.
Dans la minute, la photo devint virale. Les notes du restaurant subirent une onde de choc sur les applis Paris Foodies, TheFork, UberEats, mais aussi TripAdvisor, AroundMe, FourSquares, et même Yelp !
Nikitta92_OMG, alias Charlène Vallard, douze ans, grisée par le tsunami qu’elle venait de provoquer, décida de passer la seconde. Elle lança l’application Siri pour lui faire discrètement la dictée, et ainsi gagner du temps et de l’efficacité. Plus simple que de taper tout un texte…
Elle ajouta à son post :
– A éviter absolument #AuxPetitsOignons, #molairecassée en mangeant un #burgeràl’ail.
Sauf que Siri, qui était parfois dure d’oreille, n’avait pas tout compris aux chuchotements de la jeune fille. Elle envoya :
– A éviter absolument #AuxPetitsOignons, #molairecassée en mangeant un #burgerHallal.
Catastrophe ! Le post tomba instantanément dans la fachosphère. Le « molaire gate » devenait incontrôlable. Et les likes continuaient à pleuvoir, rendant fous les algorithmes.
Papyresiste_txk45 posta :
– Voilà le résultat de quarante ans de laxisme #Taubira, on est envahi par le #Hallal en plein cœur de Paris. RIP la dent de la victime.
Maréchal_du_03 renchérit :
– On nous grand remplace nos hamburgers, qu’attendons-nous pour agir ? Quel est le prénom du cuisinier ? #Onnenousditpastout.
Sylvia_bleu_blanc_rouge_du24 ponctuât :
– Le #Hallal s’attaque maintenant aux dents des Français, on est plus chez nous. #Patriotes.
Sur une autre table, Régis, père de famille qui était venu dîner avec sa femme et ses deux enfants, se penchât vers sa conjointe et chuchota :
– Sophie, tu as entendu ? Le type derrière, il vient de perdre une dent non ?
– Ha oui, j’ai bien entendu. J’ai mal pour lui.
– File-moi mon portable. Je l’ai mis dans ton sac. Vite vite vite !!
Régis lança Facebook Live. Il commença son reportage.
– On est au resto d’En Thérapie avec Soso et les enfants. Le mec derrière moi vient de se casser une dent en direct. Ça a fait un boucan… Les enfants, vous aussi vous avez entendu comme papa ?
Il tourna son objectif vers ses deux petits garçons, Gaspard 7 ans et Noé 9 ans, qui, plongés dans leurs frites, ne lui prêtèrent aucune attention.
– Soso, tu as entendu toi ?
Il dirigeât l’objectif vers sa femme.
– Ha oui oui. Le pauvre homme, ça doit faire mal…
– Tu m’étonnes, pouffa Régis, qui discrètement tenta de filmer la table de Samuel par-dessus son épaule.
– C’est le grand black assis juste derrière moi, chuchota-t-il.
Puis il jeta un coup d’oeil à son téléphone : une personne seulement s’était connectée. Déçu, il referma Facebook live. Il regardera demain matin, il aura peut-être obtenu quelques likes…
La langue de Samuel sondait minutieusement le contenu de sa bouche. Aucune trace de l’os. Il palpa, mastiqua, puis repalpa l’amas d’aliments mâchouillés. Il semblait ne plus y avoir de corps étranger. Il scruta la pièce à la recherche des toilettes. La porte était à trois mètres derrière lui au fond de la salle. Il se leva, sortit son masque de sa poche, le mit sur son visage pour parcourir la courte distance qui le séparait des WC, car oui, la logique imposait que l’on soit logique jusqu’au bout.
Il entra dans la petite pièce, enleva son masque, mâcha une fois, deux fois, en se regardant dans le miroir. Puis, dans un élan de courage, il se décida à avaler sa bouchée. A sa grande surprise, elle passa sans encombre. Alors il sonda sa molaire, celle qui avait résonné si fort. Il y avait bien quelque chose de coincé dedans. Mais impossible de le déloger avec la langue. Il ouvrit la bouche, et tenta d’enlever l’élément gênant avec l’ongle de l’auriculaire. L’objet commençait à bouger, mais ne voulait pas se décrocher. Il ouvrit le robinet d’eau, en prit une pleine poignée qu’il aspira, avant de se gargarisa avec vigueur. Enfin, le creux de sa molaire se dégagea ! Il crachat dans le lavabo, et s’aperçu qu’il s’agissait d’un petit pignon de pin. Son hamburger en était garni, c’était la signature de la maison.
Il s’essuya le visage et remit son masque.
– Ils sont d’ailleurs très bons ces pignons de pin, pensa-t-il, en regagnant sa table. Les ingrédients sont vraiment de bonne qualité. Ce restaurant vaut le coup de traverser tout Paris, se dit-il. Je reviendrai manger ici avec plaisir !