Aveuglé par une morale du devoir être, l’homme moderne s’est jusqu’ici acharné à désacraliser le monde dans lequel il a surgit, à tel point qu’il est devenu difficile d’aborder la question du sacré à travers les termes de « religion », de « métaphysique » ou encore de « transcendance ». Du coup, nous nous sommes concentrés sur un autre terme : le luxe.
Le Sacré et le Profane
Pour Mircea Eliade, le sacré est ce qui n’est pas terrestre, ce qui n’appartient pas à notre monde, mais qui se manifeste à travers les choses de notre monde. Ainsi, le sacré ne se montre jamais dans sa totalité. Il est donc plus sage de comprendre le sacré à travers ses diverses manifestations. Eliade emploie le terme de « hiérophanie » pour traduire l’acte par lequel une autre réalité se manifeste. On pourrait évidemment polémiquer sur la légitimité d’une hiérophanie, sur son origine, mais il me semble plus intéressant d’insister sur la présence des hiérophanies (admettre que le sacré se manifeste là devant nous) plutôt que de s’enliser dans un débat théologique sans fin.
L’expérience du sacré apparaît dès l’instant où l’on prend conscience de la distinction entre le « tout autre » et le profane, distinction qui plonge l’homme dans une crise existentielle profonde. Et ce sont précisément les hiérophanies qui bousculent la perception ontologique de l’homo religiosus. A partir de la séparation entre le sacré et le profane, l’homme conçoit deux types d’existence : une existence profane, inauthentique, fausse et stérile car plongée dans le chaos et coupé du « tout autre », et une existence sacrée, authentique et vraie. Ce qui caractérise les mythes se situe effectivement dans l’appréhension d’un autre monde, d’une existence surnaturelle, et surtout d’une volonté de se détacher du monde profane lié à l’absurdité et au chaos. Une chose, un rituel ou un mythe se définissent comme des hiérophanies lorsque le sacré (présence d’un autre monde) se manifeste en eux. Il faut donc préciser, par exemple, que le sujet primitif ne vénère pas une pierre pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une pierre, mais précisément parce qu’elle est une hiérophanie. Cette pierre montre qu’elle est devenue autre chose qu’une simple « pierre » tout en gardant son apparence naturelle. On retrouve toujours ce paradoxe dès qu’une hiérophanisation se produit. Pour ceux auxquels le sacré se manifeste dans une pierre, la réalité immédiate de cette pierre se transmue en réalité surnaturelle.
On trouve dans l’objet de luxe la présence du sacré, le moyen d’accéder à un monde différent de celui-ci, où la mortalité et la précarité de l’existence humaine n’ont plus lieu d’être. Le luxe apparaît comme un moyen de dépasser l’absurdité de l’existence, car elle permet de transformer la nature humaine en paradis, aussi artificiel soit-il. Ce qui est véritablement intéressant dans le luxe, c’est la possibilité d’accéder à un ailleurs qu’ici, à un autrement qu’être.
Le monde occidental s’est-il réellement désacralisé ?
Pour l’occidental moderne, le sacré apparaît comme une pure fiction, une invention humaine, une fuite devant le réel. Chez Nietzsche, nous retrouvons les prémisses d’un tel processus de désacralisation à travers sa critique sévère du christianisme. Le monde chrétien présente un univers purement imaginaire. Le rapport à Dieu — à travers les hiérophanies — n’est après tout qu’un rapport avec un être imaginaire inventé par l’homme. Pour Nietzsche, l’objectif de ce monde imaginaire consiste à fausser le réel. Dieu et l’au-delà sont des projections humaines, fruits de la souffrance, de l’impuissance et de la lassitude. L’homme a voulu rejoindre Dieu et l’autre monde, mais ils ne sont que néant. La douleur a crée un monde imaginaire, cet autre monde chrétien. La mort de Dieu annonce ainsi la fin de toute référence transcendantale. L’homme ne supporte plus d’attendre le paradis chrétien. Il souhaite pouvoir profiter de la matérialité immédiate qu’offre le monde ici-bas. Il commence alors à rejeter les conceptions idéologiques et religieuses qui condamnent le monde sensible et le décrédibilise (ndc : je ne comprends pas cette phrase, à priori, ce ne sont pas les religions qui condamnent le monde sensible, c’est le contraire). La modernité place ainsi l’homme au centre de l’univers : les vérités éternelles et religieuses s’effacent au profit des vérités scientifiques. La vérité devient une production purement scientifique, elle n’est plus divine ou transcendante.
Il faut aussi préciser que l’expérience du sacré, même si on tente de la discréditer, est une expérience unique car elle ne concerne que l’homme, seul étant capable de s’étonner de sa propre existence et du mystère qu’elle implique. Il ne faut donc pas restreindre le sacré au domaine des grandes religions. Il se loge dans l’homme un caractère purement religieux (homo religiosus) qui fait de lui le seul être vivant capable de questionner une existence qu’il ne peut comprendre dans l’absolu.
La désacralisation traduit peut-être aussi cette volonté de banaliser le mystère de l’existence humaine, le merveilleux qui s’y loge : ne plus s’étonner d’être-là, comme si être-là ici et maintenant allait de soi. Mais peut-on finalement éradiquer un tel trait de caractère qui semble commun à tous les hommes ?
L’industrie du luxe a bien compris ce besoin impérieux du sacré, du merveilleux chez les individus. Ce qu’elle leur propose, c’est la possibilité de ressaisir le merveilleux à partir d’une culture du luxe. Porter un produit de luxe qui vous transporte au-delà de la banalité du quotidien à partir même de cette banalité.
Si le monde moderne s’est détaché de Dieu au profit de la Science, il semble que ce ne soit pas le cas des hommes qui éprouvent toujours le besoin de toucher le sacré. Le quotidien est rempli de phénomènes rappelant que l’homo religiosus est plus que jamais présent. Il faut accepter l’idée que le sacré continue, à nouveau, à donner du sens à l’existence humaine à travers de nouvelles données sociétales (réalité virtuelle, culture du luxe…). Ce qu’il est nécessaire d’admettre, c’est que le sujet postmoderne accède au domaine du sacré à partir de ce qu’il vit dans ses expériences quotidiennes. Cette manière d’être est tout à fait légitime, et s’apparente sans aucun doute à une nouvelle façon de vivre l’initiation des sociétés primitives, l’essentiel étant de retrouver un sens magique du monde.
Le mythe du cargo
Dans La société de consommation, Jean Baudrillard précise qu’une des caractéristiques du drugstore est l’abondance qui y règne. Le drugstore, comme lieu privilégié de l’abondance, est un luxe, dans la mesure où il représente ce qui est difficilement accessible aux yeux du sujet primitif : le paradis originel. La foi du sujet primitif le conduit à espérer le retour à ses origines ontologiques : un être immortel cohabitant avec les dieux. Le paradis est l’espace mythique d’autrefois, in illo tempore, où les hommes et les dieux vivaient ensemble, où tous les besoins étaient satisfaits immédiatement puisque l’abondance y régnait. Pour l’homme archaïque, le luxe, c’est à la fois l’abondance et l’exception. L’abondance en elle-même étant une exception, par conséquent l’homme archaïque la recherche.
Mircea Eliade rappelle que de nombreux mythes font référence à un lieu passé où les hommes ne connaissaient pas la mort, la souffrance et le travail. A la suite d’une erreur ou d’un malentendu, l’homme s’est retrouvé déchu, condamné à travailler, à souffrir et à mourir. L’homme a perdu son statut d’être immortel et absolu. Le luxe, c’est la possibilité de retrouver un instant cette condition originelle. Le sacré est la manifestation de cet espace où le mode d’être est le luxe. L’industrie du luxe s’efforce de ramener les individus vers cette image de l’humanité idéale. Elle fabrique des objets uniques, rares, exceptionnels, difficilement accessibles afin de rappeler aux individus l’état d’exception ontologique qu’ils peuvent retrouver. Le sacré n’est autre que ce rappel.
Porter un vêtement de luxe, c’est transformer ontologiquement son régime existentiel puisque le luxe, c’est ce qui est difficilement accessible aux hommes. Le sacré est un rappel, une présence de ce luxe originel. Le luxe est ce qui apparaît comme impossible pour l’homme déchu : l’abondance, l’immortalité, l’éternité. Seul le sacré permet de retrouver un instant cet espace mythique du luxe. L’industrie du luxe s’appuie sur un processus de sacralisation d’objets qui ramènent systématiquement les individus à se ressaisir de la possibilité de mutation ontologique de leur régime existentiel.
Porter la marque Louis Vuitton, c’est accéder à un statut d’élu, d’être mythique. L’individu retrouve ainsi l’idéal ontologique. L’industrie du luxe propose des objets sacrés qui transcendent les individus. Vivre dans le luxe, c’est se situer par rapport à un type d’existence rare et exceptionnel. Le mythe du cargo décrit par Baudrillard soutient notre propos. L’abondance (le luxe) est perçu par l’homme archaïque comme une « grâce de la nature, un bienfait du ciel ». Le luxe vient d’un ailleurs qu’ici, porte en lui la présence du Tout-Autre. Porter le luxe, c’est incorporer cet ailleurs qu’ici. Le mythe du cargo raconte comment l’homme archaïque perçoit les cargaisons de marchandises véhiculées par l’homme blanc. Pour l’homme archaïque, l’homme blanc est parvenu à détourner le luxe qui lui était destiné. Mais un jour, la « cargaison miraculeuse » parviendra jusqu’à son vrai destinataire. L’homme archaïque espère donc un miracle, celui de retrouver sa véritable origine ontologique : un être-dans-le-luxe. Cette manière d’être-dans-le-monde se fait plus quotidienne et banale dans notre société de consommation. Mais Baudrillard rappelle que l’abondance est toujours vécue comme un miracle ou une grâce. On ne se lasse jamais de pouvoir toucher quotidiennement un tel miracle. Miracle de l’industrie du luxe, car à travers le produit de luxe, je touche le sacré, c’est-à-dire la possibilité de transcender mon existence « déchue ».
De la nécessité de modifier ma structure ontologique afin d’accéder à un Soi plus vaste
Le « Je » devient un autre. Changer de nom, de statut social, de langage, d’apparence, voilà ce qu’enseigne l’expérience mythique. Car l’homme fait l’expérience du tragique au quotidien (le fait même d’être déchu est vécu comme une tragédie), il a besoin d’écouter, de vivre des phénomènes fantastiques pour pouvoir sublimer ce même tragique. A travers le luxe, l’existence humaine prend un sens. Car l’homme a directement accès à un ailleurs qu’ici, mais qui se vit ici et maintenant. Le transcendant peut se loger dans n’importe quel objet, puisque de toute façon, c’est l’homme qui décide librement d’investir spirituellement tel ou tel objet. Ce qui est important, c’est la disposition de l’homme, sa façon de se positionner par rapport à l’objet. Une télévision, un monde virtuel ou une pierre peuvent très bien contenir le sacré ou le transcendant. La manifestation du sacré ne dépend pas de l’objet en lui-même mais de la relation entre l’homme et l’objet, de la position de l’homme par rapport à cet objet.
Le luxe fait référence à l’existence mythique. Le mythe permet de donner sens à l’existence humaine. Il explique aux hommes les raisons de sa présence sur terre. Pourquoi est-t-il là ? Qui est-il ? Où va-t-il ? Le mythe répond à ces questions en proposant une manière d’être idéale qui permet de faire le lien entre le réel et l’irréel, entre l’étant et l’être, entre le visible et l’invisible. A la question « comment être sur terre ? », le mythe donne une réponse, aussi relative soit-elle. Il est nécessaire de savoir déceler le transcendant, le sacré, le merveilleux, le mystérieux dans la vie quotidienne. Et l’industrie du luxe est certainement le lieu où nous pouvons retrouver une ontologie archaïque, une spiritualité mythique. La marque Louis Vuitton propose moins le désir de posséder des richesses qu’une manière d’être-dans-le-monde.
Le luxe est une manière d’être-dans-le-monde, consistant à rapprocher l’individu du paradis originel. C’est un mode d’être où les individus dépensent sans se soucier de leurs besoins primaires, où ils peuvent tout obtenir sans effort ni souffrance. Pour le sujet primitif, le luxe, c’est un mode de vie où il n’y a pas besoin de travailler (chasser ou pêcher) pour pouvoir satisfaire ses besoins primaires. Dans le paradis originel, tout est à portée de main. Les conditions d’être mortel sont abolies. Le luxe désigne aussi l’ensemble des pratiques permettant d’accéder à un tel mode de vie. Par exemple, conduire une Porsche relève du domaine du luxe, même si le conducteur ne vit pas dans le luxe.
Vivre sans se soucier des conditions ontologiques qu’imposent la mortalité, voilà ce que l’on peut comprendre à travers la notion de luxe dans sons sens fondamental. Ce mode de vie est, pour l’ensemble des individus, un état d’exception. Il est rare pour un être humain d’accéder à un tel mode de vie, de vivre perpétuellement dans le luxe. Le luxe est une manière d’être-dans-le-monde assez rare et exceptionnel. Ce que va proposer la société de consommation, c’est la possibilité de se rapprocher un instant de ce mode d’être. Pouvoir se procurer un sac Louis Vuitton vous donne pendant un court instant la sensation de vivre dans le luxe, d’appartenir à un autre régime existentiel, de toucher un idéal ontologique. Le produit de luxe joue sur deux plans : l’inaccessibilité et l’accessibilité. Il est nécessaire de rappeler le caractère inaccessible du produit de luxe qui est d’abord extrêmement coûteux, exclusif à une classe d’élite. Cependant, l’industrie du luxe met toujours en avant la possibilité pour tous les individus d’accéder à ce qui est inaccessible. Le désir de tout un chacun, n’est-il pas justement celui de la possibilité de l’impossibilité, ou plutôt de l’accessibilité de l’inaccessibilité ?