A l’époque où la France de Napoléon III déployait ses forces militaires autour du globe terrestre dans une même vague européenne expansionniste, un idéaliste monta au créneau : Victor Hugo, monstre sacré ! Ses positions politiques ouvertement critiques à l’égard de l’empereur et de toute forme d’impérialisme lui valurent d’être poursuivi par la police française. Tant et si bien qu’il n’eut plus d’autre solution que l’exil… Il embarqua alors pour les îles anglo-normandes, Jersey et Guernesey, d’où il continua à défendre ses idéaux. « Le rêveur sacré » du poème « Fonction du poète », extrait du recueil Les rayons et les ombres (1840) résonne dans nos consciences : « […] Peuples ! Ecoutez le poète ! Ecoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, / Lui seul a le front éclairé ! […]».
Eclaireur, il le fut quand il s’insurgea notamment contre un événement majeur dans l’histoire de la Chine, perpétré lors de la seconde guerre de l’opium (1856-1860) par les troupes franco-britanniques – alliées pour la circonstance – en octobre 1860, en représailles des tortures infligées à des Européens, bien connu sous l’expression de « sac du Palais d’été ». Il y eut destruction et pillage de l’ancien Palais d’été à Pékin, résidence des empereurs mandchous des Qing alors au pouvoir, de ses trésors patrimoniaux accumulés depuis plusieurs siècles : le Yuanming yuan ou Jardin de la Clarté parfaite.
Outré du comportement des deux grandes puissances, notre parangon d’humanisme, farouchement opposé, entre autres combats, à la violence de la colonisation, rédigea, de son exil forcé anglo-normand à Hauteville House sur l’île de Guernesey, une lettre d’indignation. Cette lettre, adressée au capitaine britannique Butler, en réaction un an après au pillage et à l’incendie du palais dénonçait la barbarie des protagonistes : « deux bandits », la France et la Grande Bretagne. Désormais, des sculptures commémorent cet événement depuis 2010, sur le site de l’ancien Palais d’été : un buste de Victor Hugo en bronze ainsi que sa célèbre lettre, gravée en chinois et en français, sur un livre sculpté en pierre. Tandis que depuis 2015, une « duplitecture », réplique architecturale controversée de l’ancien Palais d’été a été construite à un millier de kilomètres de l’original, dans la province orientale du Zhejiang.
La lettre est un véritable plaidoyer en faveur de la défense d’une « merveille du monde ». Aussitôt, notre imagination s’éveille à cette merveille, tout comme celle de Victor Hugo semble s’exalter à l’évocation chimérique de l’édifice impérial : « Bâtissez un songe avec du marbre, […] couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie […] » Victor Hugo, que ses pas de poète contemplatif, d’artiste et de touriste assidu, n’avaient portés qu’à travers l’Europe, en réalité ne connaissait pas la Chine, sauf à travers des récits de voyageurs. Nulle surprise pour nos yeux contemporains de découvrir sa vision orientaliste d’un Extrême-Orient plus enraciné dans les Mille-et-une-nuits que dans la morale de Confucius : « […] faites-le ici sanctuaire, là harem […], fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits […] ». Et les mots s’emballent, entre description et émotions, en toute liberté en mêlant admiration voire fascination, peur aussi devant cette « sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu », cette étrange « citadelle » abritant des dieux et des monstres, issus tout droit de l’ « imagination d’un peuple presque extra-humain ». Il y a quasi de la magie dans ce lieu. Du sacré, pour sûr, l’empereur y était. Ne pouvant atteindre ce dernier physiquement – éclipsé, enfui à Jehol dans sa résidence d’été ! – Français et Anglais avaient voulu ébranler le symbole de son pouvoir. Et paradoxe, que ce grand homme, Victor Hugo, si véhément à l’encontre de l’empire – voyez notamment le livre 5 des Châtiments (1853) intitulé « L’autorité est sacrée » –, qui semblerait presque se retrouver à défendre le symbole même de l’autorité suprême, le palais du Fils du Ciel, impénétrable au vulgaire. Car le pouvoir en Chine devait demeurer caché, et l’empereur garder son aura sacrée. Fausse piste. Hugo ne prend pas parti en faveur du pouvoir. Car sur cet espace, pourtant tout entier façonné par des siècles d’autorité impériale, que le poète exècre, il porte un regard d’esthète n’y reconnaissant que l’art, le Beau, et non l’ombre du dépositaire des trésors accumulés depuis des générations : « L’art, à la seule condition d’être fidèle à sa loi, le Beau, civilise les hommes par sa puissance propre, même sans intention, même contre son intention ». Le peuple « presque extra-humain » semble acquérir un regain d’humanité à travers le Beau. Et le « splendide bric-à-brac », sorti de son sanctuaire national devient pour le poète un bien appartenant à l’humanité toute entière.
Muriel Baryocher-Chemouny