Un 6 août 1945
C’est une belle matinée d’été. Il fait chaud, le mois d’août a commencé. A Hiroshima, la journée s’annonce agréable malgré une légère moiteur encore très supportable. Et surtout, pas de bombardement en vue. L’homme, inquiet, demande au guichet si l’on peut s’aventurer dehors avant de sortir de la gare : on lui répond que le danger semble écarté. Non loin de là, une jeune fille, son oncle et sa tante, embarquent pour une excursion : ils sont déjà bien engagés sur le fleuve.
Soudain, une bourrasque renverse les passagers du train : on croit à un coup de vent, un début de tempête, mais ce n’est pas cela. L’homme renversé perd ses yeux, une partie de son visage. En une fraction de seconde, la ville vient de basculer dans l’horreur : les habitants se découvrent brutalement défigurés, brûlants, irradiés. Le chaos s’abat d’un coup comme une chape de plomb, tout est en ruines.
De son côté, la petite famille qui voyage en bateau observe un obscurcissement du ciel imprévu et inexplicable. Une pluie noire tombe sur les passagers. Que s’est-il passé ? L’oncle s’exclame : « vite, allons nous réfugier dans l’usine ». Puis ils traversent la ville, sans se douter que cette erreur leur coûtera la vie à plus long terme, car ils ignorent la nature exacte de l’arme qui vient d’être utilisée. Le périple dure une demi-journée, il semble s’étirer sur l’espace de toute une vie : les bâtiments effondrés, les corps calcinés, une mère tenant son enfant, ou ce qu’il en reste, dans ses bras, un garçon qui ne reconnaît pas son petit frère défiguré par l’explosion… « Hiroshima n’existe plus… »
Pour l’enfer, pas besoin du diable
Jigoku : c’est le mot japonais pour dire l’enfer. Mais comme on est loin désormais des représentations fantasmagoriques de la tradition ! L’enfer moderne est celui de la guerre moderne, de la technologie de destruction qui nous fait entrer de plain pied dans une nouvelle ère : le nucléaire.
Rappelons seulement que les Etats-Unis furent la première puissance, et à ce jour la seule, ayant eu recours à l’arme atomique. En cause, un homme au physique de petit fonctionnaire triste et rabougri et au nom tout aussi banal : Harry S. Truman. S’il n’a pas récidivé, quelques années plus tard, lors de la guerre de Corée, contrairement aux demandes pressantes du général McArthur, qu’on limogea pour le coup, il fit tout de même déverser des tonnes de bombes sur la Corée du Nord, dévastant tout un pays : des villes entières furent rasées en quelques jours, il y eut des dizaines de milliers de morts. « Plus de bombes ont été lâchées sur la Corée du Nord que pendant toute la guerre du Pacifique », précise le documentaire diffusé sur Arte Dictateurs, mode d’emploi consacré à Kim Il Sung. La postérité n’a pas été clémente à l’égard de Harry Truman : elle n’a pas retenu son nom sur la liste des plus grands criminels de l’Histoire.
Un naturalisme de la maturité
Pluie noire tient une place à part dans l’œuvre de Shohei Imamura. Le qualificatif qui s’impose, quand il est question du cinéma d’Imamura, c’est : « naturaliste ». Cinéma, il faut le reconnaître, peu aimable, quoiqu’il touche souvent à la perfection (notamment par une direction d’acteurs magistrale : Pluie noire ne fait pas exception) : il décrit avec une précision d’entomologiste, soit les mœurs des Japonais d’après-guerre, soit la brutalité de sociétés primitives, sur une île (Profond désir des dieux) ou dans une montagne reculée, hors de toute civilisation, hors du temps, où les personnes âgées doivent se cacher pour mourir (La ballade de Narayama, primé à Cannes en 1983). En fil directeur, une attention méticuleuse portée aux corps, à la sexualité : une sexualité violente ou débridée, dégénérée, scatologique ; qu’il s’agisse de l’amour trouble d’une jeune femme pour son violeur (Désir meurtrier), de prostitution (La femme-insecte), de rapports zoophiles (La ballade de Narayama), ou du geyser qui gicle d’une femme-fontaine quand elle atteint l’orgasme (De l’eau tiède sous un pont rouge, 2001). Ce côté « brut de décoffrage » a de quoi rebuter.
A première vue, rien de tel dans Pluie noire. Le film commence à la manière d’un Ozu et s’amuse à emprunter la piste du maître, pourtant renié par Imamura quand il adoptait les canons de la Nouvelle Vague Japonaise en réaction aux encombrantes figures de l’âge d’or : mais c’est pour mieux s’en écarter, bien sûr ! A propos, on croirait vraiment voir un film des années soixante : le noir et blanc imite jusqu’au moindre détail le cinéma des années 1958-1966 ; il m’a fallu vérifier la date à plusieurs reprises pour l’admettre ; Pluie noire, sorti en 1989, est un film tardif dans l’œuvre d’Imamura. Un film de la maturité. Il n’en fallait pas moins : le résultat est un chef d’œuvre éprouvant, sublime et implacable.
L’atome à l’intérieur
Les années passent. La petite famille a survécu aux radiations et s’est installée dans une autre ville. Mais le malheur la poursuit inlassablement sous l’apparence d’une vie paisible entourée de paysages idylliques, d’un Japon de carte postale. D’abord, impossible pour la jeune fille de se marier : dès que les prétendants apprennent que la pluie noire l’a touchée, ils fuient les uns après les autres. Vous avez dit Ozu ? La comédie du mariage tourne court.
Ensuite, ce sont les morts à retardement. Les gens qui s’effondrent d’un coup, se tordent de douleur dans la torpeur d’une après-midi ensoleillée. Les expressions poétiques disent parfois mieux l’horreur que toute description clinique : à la pluie noire qui fait de la jeune fille une paria répond la métaphore de « l’atome à l’intérieur », ce déluge qui continue, quelque part dans les entrailles, cette déflagration désormais inscrite dans la chair, invisible, et qui peut à tout moment terrasser chacun des survivants. Tous se regardent avec angoisse, se savent condamnés. Leur savoir, malheureusement, ne crée pas de solidarité : il isole, au contraire. Comble de cruauté : les autorités américaines n’ont jamais informé la population que les irradiés n’étaient pas contagieux.
Le film d’Imamura nous replonge à plusieurs reprises dans le chaos de la journée d’errance fatale entre les ruines d’Hiroshima : journée interminable, qui s’éternise après coup. Le noir et blanc se teinte d’une coloration intemporelle et tragique, celle du trauma. Une scène lumineuse à la campagne, au présent, précède un retour dans le passé, celui de la guerre, comme les souvenirs du jeune soldat traumatisé qui devient fou dès qu’un véhicule passe à proximité ; et le film s’installe dans un mouvement d’aller-et-retour incessant entre présent et passé. Lorsqu’on revient au passé, la musique de Takemitsu, écrite pour une formation à cordes, fait entendre ses nappes d’accords déchirés : l’une des plus belles partitions qu’il ait composées.
On comprend alors qu’Imamura ne fait que creuser, d’une autre façon, plus subtile, donc plus juste, plus efficace, sa problématique naturaliste des corps et de la sexualité. Pluie noire est le drame des corps irradiés par la bombe, des corps désocialisés, voués à l’exclusion autant qu’à une mort atroce ; le drame d’un Jigoku intérieur, de ces corps prisonniers d’un instant fatal où le temps tourne en boucle comme dans une cellule.
La déchéance physique est bien présente dans Pluie noire. Mais la crudité, ici, relève moins d’une sexualité débridée que de l’absence de sexualité, car il s’agit de personnages qui ne peuvent pas en avoir : ainsi, la jeune fille perd ses cheveux, et par là-même sa féminité. Parfois, le naturalisme se loge dans les métaphores, plutôt parlantes ; qu’on en juge : peu après la crise de panique de sa tante, la jeune fille est au bord de l’eau avec son oncle qui pêche à la ligne, _image paisible s’il en est_, et soudain elle aperçoit, ou croit apercevoir, de façon hallucinatoire, des truites, mais… « comme elles sont grosses ! énormes ! », et devient brusquement très agitée, folle, comme saisie d’une transe sexuelle à la vision de truites bondissant avec allégresse au-dessus des flots. Pas d’équivoque possible : la grosseur de ces truites hallucinées est à l’image du phallus manquant, de la jouissance interdite. La prochaine étape est sans doute la mort. Pourtant le dernier plan, sur le chef de famille observant avec appréhension l’ambulance qui s’éloigne, nous laisse comme une note d’espoir, très belle, poignante.
Une icône de la J-pop
Un mot sur l’actrice principale, Yoshiko Tanaka, remarquable de justesse. Ses nattes de jeune fille rangée lui donnent vraiment l’apparence d’une héroïne d’Ozu, sage et résignée, mais on sent une sensualité affleurer à plusieurs moments, au détour d’un plan sur ses gestes gracieux dans une baignoire, par exemple, sur la nudité d’un corps encore bien portant et attirant. C’est encore un jeu très fin de décalage avec le cinéma de l’âge d’or qui vient nous surprendre, confirmant que le cinéma d’Imamura est aux antipodes d’Ozu. De fait, Yoshiko Tanaka fut une icône de la J-pop dans les années soixante-dix. Ce qui n’est pas pour rien dans la tonalité étrangement sexuelle, érotique, de la scène au bord de la rivière, alors qu’il n’y est question que de maladie, de folie, d’hallucination ; brusque accès d’exubérance qui vient déjouer l’image d’un être jusque-là tout en douceur et introversion ; la nudité du personnage se serait-elle réfugiée, au final, dans son comportement? Ironie du destin : Yoshiko est morte prématurément à l’âge de cinquante-cinq ans, d’un cancer, en 2011. L’année de l’accident de Fukushima.
Voyez Pluie noire, si vous ne l’avez pas encore vu : vous ne vous en remettrez pas, mais vous ne le regretterez pas non plus. Et profitez de la rétrospective que la Cinémathèque française consacre à Shohei Imamura du 6 avril au 7 mai 2022 pour revisiter l’œuvre d’un cinéaste singulier.