Orwell en avait cauchemardé, le village planétaire l’a réalisé. Submergés d’images palliant notre déficit de mots, nous sommes aussi envahis de caméras et d’algorithmes qui, lorsqu’ils ne visent pas à améliorer nos vies (médecine) ou anticiper nos besoins (publicités ciblées) soulagent nos consciences en se substituant avantageusement à la délation « à la papa ». Pour les plus jeunes, j’entends par là l’activité désuète qui consistait il n’y a pas si longtemps à balancer son voisin, qu’il soit casher, d’un genre ou d’une moralité douteux(se), barbu, communiste… etc.
Bref, ce temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, à moins bien sûr d’être chinois, d’un peuple pour lequel innovation rime avec humiliation grâce à des sonneries, affichages publics ou autres gadgets permettant de s’identifier entre compatriotes comme parias du petit père Gouvernement. « Heureusement, la Chine ce n’est ni la France ni les États-Unis, ces deux pays garants des Droits de l’Homme ! », me diriez-vous orgueilleusement si vous ne me lisiez pas.
« Absolument, vous répondrais-je si je n’écrivais pas, c’est pourquoi, en tant que démocraties individuées et éclairées, nous leur avons appris à prendre l’aliénation volontaire pour de la liberté. Allez sur les réseaux sociaux et jugez par vous-mêmes ».
Je n’ai rien à dire mais je dirai tout
Pour l’ego, les réseaux sociaux c’est encore mieux que les programmes de témoignages postprandiaux à la télévision : enfin une tribune depuis laquelle brandir ses valeurs, déverser sa plainte et faire savoir au monde entier combien il est original, comme le démontrent sa prose et ses lecteurs (lesquels partagent ou jalousent son atypie). Alors il expose, il discute, il converse, croyant ainsi participer à la démocratie quand il ne fait qu’entretenir son illusion de détenir la vérité, livrant via ses opinions personnelles les données qui permettront à Big Brother d’établir – et flatter – son profil de consommateur.
A moins d’être aveugle, candide ou crétin, tout usager peut constater par lui-même combien les espaces de types interactifs favorisent le couplage illusion groupale – fantasme de casse (« nous versus les autres »). Ainsi, quel que soit le sujet posté, les commentaires recréent invariablement l’opposition plus ou moins tendue entre défenseurs d’un « bon objet » et détracteurs d’un « mauvais objet », dont tout lecteur finit par découvrir – attention, spoiler ! – que c’est le même objet. A ce stade, certains céderont à la tentation d’en informer les commentateurs ; s’ils sont aveugles/candides et/ou crétins, ils se lanceront plus probablement avec fougue dans le débat. Bientôt des « followers », mais aussi des « haters », viendront faire cour autour d’eux, (re)jouant le maillage dramatique de leurs relations non virtuelles.
Le tout sur un mode paroxystique, dans lequel leur ego passera d’une sensation d’hyper connexion à une hyper exposition, révélatrices toutes les deux de leur aliénation au regard parlant de l’autre, ce tiers virtuel détenant le pouvoir de les rendre visibles ou invisibles.
Pendant ce temps, la terre peut continuer de (mal) tourner et ses dirigeants de développer le business des pains et (surtout) des jeux.
Je, l’Autre, mes masques… et moi ?
Je laisse trace d’une expression-stimuli donc je suis. Mais à qui renvoie ce discours qui se donne à lire pour exister ? Chacun se croit maître de sa parole, pourtant qui pourrait garantir que ce n’est pas l’Autre lacanien, le Surmoi freudien, la Persona jungienne ou encore un faux self winicottien qui parle à travers lui, y compris lorsqu’il conteste ? Trouve-t-on le Soi jungien, le Sujet lacanien, ou encore le Témoin silencieux wilberien derrière ces masques ? Une exploration patiente et sincère de soi-même, nourrie de rêves et d’échanges interpersonnels concrets, permet de discerner progressivement nos locuteurs internes. Elle donne alors à l’usage des réseaux sociaux une autre envergure en filtrant la parole pour la rendre plus authentique, profonde ou poétique, illustrant la pensée sartrienne selon laquelle ce qui importe ce n’est pas ce que l’autre a fait de nous mais ce que nous faisons de ce bagage, et que nous pourrions nommer le libre arbitre. Ainsi peut-elle, enfin, transformer cet espace spéculaire de soumission, de perversion, en espace de subversion.
Muriel Rojas Zamudio