Faites l’expérience : si l’on parle de l’école ou des jeunes dans un repas d’amis ou dans un groupe, arrive très vite une exaltation collective sur le fait que les jeunes ne savent même plus l’orthographe. C’est le « même plus » qui compte. La connaissance de l’orthographe semble un évaluateur de l’école et, un peu, de la jeunesse.
Tout se passe comme si le niveau en orthographe signifiait la qualité de l’éducation que l’on a reçue, de notre culture générale et de la qualité de notre rapport au monde.
Il est fondamental de se montrer dans cet amour inconditionnel et passionné de l’orthographe. On ne peut déroger à l’unanimité qui se fait sur la fonction de l’orthographe, sa nécessité, sa beauté, quelle que soit son niveau de connaissance en ce domaine. Des gens à la capacité orthographique modeste, disons, y sont profondément attachés. Et taisent leur difficulté.
On peut se vanter d’être nul en mathématiques, mais pas en orthographe
On peut se vanter d’être nul en mathématiques, cela peut même être bien vu, mais pas en orthographe. On peut médire des maths, on ne le peut de l’orthographe. L’orthographe porte une injonction impérative d’être admirée en principe et révérée en pratique. Le débat est en général impossible. Il est clos d’avance, souvent, par les moqueries qui substituent à l’idée de modifier notre orthographe, une écriture soi-disant phonétique mais en fait inventée pour ridiculiser, présentée grossièrement comme la seule alternative.
Par exemple : « réfaurme de l’ortografe ». C’est tout ou rien. Ou on a la belle orthographe ou on a n’importe quoi. Présenté ainsi, le « choix » est facile.
La réforme et la foi
Il arrive fréquemment que des gens admettent l’idée d’une réforme, d’un toilettage, toilettage est un mot qui plait, et s’opposent ensuite à tous les exemples qu’on peut donner. Faites-en l’expérience dans votre vie, pas besoin de laboratoire. Il s’agit d’une foi, une croyance, et d’une foi intégriste : il n’y a qu’un bien, il est parfait, y toucher ne peut qu’abimer. Comme tout intégrisme, il veut ignorer que l’état actuel qu’il défend est le résultat de bon nombre de réformes successives. Les discussions tournent court et la plupart des gens maintiennent leur idée devant les arguments et les exemples qui appuient les arguments.
Un des arguments les plus fréquents en faveur de cette foi est que l’orthographe structurerait la pensée, et que la faute d’orthographe signifierait une vacuité de la pensée. Cette déclaration de principe résiste mal à toute sorte d’exemples. Souvent, les tenants des irrégularités de notre orthographe y voient une nécessaire marque de l’histoire de la langue. Sauf qu’il y a tellement d’exceptions qu’il est impossible de connaitre toutes leurs raisons historiques. D’autre part, on voit mal en quoi connaitre ces successions historiques d’irrégularités dans les mots structurerait la pensée. C’est plutôt un encombrement, un embouteillage que de devoir savoir, en plus de ce dont on parle, l’histoire des mots qu’on emploie pour en parler.
Des difficultés de l’orthographe
Une des difficultés de l’orthographe française est dans une longue suite d’exceptions irrationnelles. Pourquoi le pouvoir n’a pas de « e » et le pourboire en a un ? Pourquoi écrit-on élégamment et évidemment ? Raisons historiques, dit-on souvent. Il faudrait garder dans l’orthographe la trace des états antérieurs du français.
Pour prendre un autre exemple simple : La plupart des gens pensent que la lettre muette finale des mots « amorce » certains mots de la même famille… comme bond, bondir, ou pont, ponton… Mais : abri abriter, lion lionceau, bon bonté… vous en trouverez aisément d’autres.
Quelques mots ont un « o » dans un « e », qui est comme une vingt-septième lettre : cœur, chœur… les claviers ne contiennent pas cette lettre supplémentaire, le logiciel la « crée » après-coup. Il s’agirait selon l’explication donnée de garder la trace de la famille de mots, à ceci près que la plupart des mots en « eur » ont des mots de la même famille en « or » et n’ont pas le « œ » : les fleurs et la flore, l’heure et l’horloge, le majeur et la majorité… vous en trouverez aisément d’autres.
Et les homonymes ?
Différentes orthographes résoudraient des risques de confusion d’homonymes. Sur ce sujet, les livres scolaires du primaire citent toujours les mêmes exemples : mer, mère, maire ; saint, sain, sein… et quelques autres. Ces exemples sont brandis comme des étendards et accréditent la thèse qu’il en est toujours ainsi. Les enfants ne font pas de recherche pour voir si ce que dit leur maitresse est vrai et ils partent dans le monde avec cette idée que l’orthographe distingue des mots qui ne se distinguent pas à l’oral.
Nombre de mots ont pléthore de significations, une seule prononciation, avec une seule écriture : note (de musique, de restaurant, à l’école, en bas de page… etc.) ; marche (d’escalier, une promenade, une musique militaire…) ; poste (emploi, radio, commissariat, surveillance, grade administratif…) Chaque fois qu’on emploie un mot dans un de ses sens, ce sens étant donné par le contexte, on ne pense absolument pas au fait que le même mot a d’autres sens et encore moins à ces autres sens eux-mêmes.
L’amour de la langue française qui justifie l’amour de l’orthographe ne rend pas sensible à la substitution de mots anglais à des mots français : burn out pour surmenage, fake news pour bobards, bashing pour dénigrement… on dit green washing, et non éco-blanchiment… Vous en trouverez d’autres.
De la concaténation
La concaténation devient une forme de création de mots nouveaux, en plus de la préfixation et de la suffixation, des mots composés… on connait « brexit », démocrature… l’inconvénient est de faire disparaitre justement le « tableau » de la composition du mot : – le « br » dit « Britain ? » Bretagne ? (au sens de Grande-Bretagne) ce qui est trop court pour réellement le signifier : on ne peut pas le retrouver si on ne le sait pas. – démocrature dit « démos » comme démocratie, le « ture » de dictature ne signifie pas « pouvoir autoritaire » il signifie action, résultat de l’action : ossature, craquelure…
Il faut rajouter que les mots étrangers entrent dans le français avec leur orthographe natale, ce qui complexifie la relation entre les lettres et les sons. Il me semble qu’un mot nouveau importé devrait adopter une orthographe française. Il est remarquable que les puristes de l’orthographe, presque tout le monde, ne se soit pas rendu compte du problème et le considère comme de peu d’intérêt quand on le présente. « Structurer la pensée » ne vient pas dans le discours, plutôt une lassitude fataliste du type « on ne va pas ramener cela en plus dans les questions d’orthographe ». Un amour de la langue française et de son histoire devrait faire écrire « foot » fout ou foute (on peut discuter sur le fait de prononcer le « t » ou non, de lui assigner un « « e » pour qu’on l’entende, comme dans « fait ») ; Qatar devrait s’écrire Quatar… etc.
Les sons de la langue française s’écrivent d’un tellement grand nombre de façons qu’un mot simple comme « chaise » a vingt-sept écritures possibles : chaise, chaize, chaixe (comme dixième), chèse, chèze, chèxe, chêse, chêze, chêxe, schaise, schaize, schaixe, schèse, schèze, schèxe, schêse, schêze, schêxe, shaise, shaize, shaixe, shèse, shèze, shèxe, shêse, shêze, shêxe.
Nous gaspillons des centaines de milliers d’heures à tenter de transmettre cette orthodoxie sévère de l’écriture des mots avec un résultat proche de la nullité (avec des « champions » qui ne tombent pas dans « les pièges des dictées » de Bernard Pivot).
Orthographe et communication
L’idée de l’orthographe se maintient comme principe intangible de la francité tandis qu’elle s’évapore des pratiques et des écrits. Les jeunes communiquent dans une orthographe fonctionnelle dont ils ressentent bien qu’elle ne manque de rien. En général, la réponse à cet argument est que la langue n’est pas que communication. On ne saurait mieux dire que nous allons vers deux langues écrites : celle de la communication qui s’écrit sans contrôle et une autre littéraire, poétique, qui nécessite d’apprendre cette orthographe aux irrégularités si nécessaires et si belles et que ceux qui la connaissent pratiqueront en toutes circonstances, se reconnaissant ainsi entre eux.