Attention les tics de langage nous envahissent…
Si l’ajout de nouveaux mots au dictionnaire reflète la vivacité de la langue toujours vivante, en effervescence et en mouvement, l’arrivée massive de tics de langage révèle peut-être un certain malaise. Et si l’état de santé d’une langue était aussi le marqueur de l’état de santé de la société, un indicateur de l’état de santé du monde ?
Le florilège est déjà riche de ces tics, de ces mots décalés dans leur sens et que l’on peut entendre à tous les coins de rue, pour tout et n’importe quoi, par tous et n’importe qui, quelque soit l’âge, la catégorie socio-professionnelle ou le sexe. Tels des perroquets, les français se mettent à employer urbi et orbi des locutions qui s’appliquent à toute et n’importe quelle situation et ponctuent les échanges quotidiens. Peut-être est-ce pour se redonner le moral alors qu’ils sont réputés en général pessimistes. Suffirait-il donc de lancer sur un air débonnaire « il n’y a pas de souci » ou « No soucy » pour que soudain les nuages se lèvent au – dessus de nos têtes ? Pour que la colère et l’angoisse liées au chômage, à la réforme des retraites ou aux grèves s’évanouissent? Ainsi les problèmes s’éloigneraient. La formule agirait-elle « comme un drapeau blanc, pour neutraliser toute agressivité potentielle » ? Voilà une dizaine d’années que la formule passe partout a le vent en poupe et qu’elle est proférée à tout bout de champ… Comme pour conjurer le sort !
… et témoignent d’un profond malaise
Car dans le même temps le paradoxe français continue à s’exprimer à travers un omniprésent « c’est compliqué » qui se substitue le plus souvent à « c’est difficile » qui serait plus approprié pour qualifier une situation, chamboulant ainsi le vrai sens du mot « compliqué ». Un article récent du Figaro[1] relève d’ailleurs que L’Académie Française y voit une certaine « emphase, produite par une volonté d’exagération, mais aussi par un manque de confiance dans les mots ». Elle s’inquiète de ces glissements de sens et de cet emploi impropre des mots qui témoignerait d’un véritable malaise. Ainsi, peut-on lire que pour l’académicienne Danièle Sallenave qui analyse le glissement de « avoir un problème » vers « avoir un souci » : « Un problème c’est du grec problema, ce qui est lancé en avant, quelque chose posé devant soi pour l’examiner ». A contrario, « le souci est le signe d’un découragement, d’une lassitude, d’un renoncement. Devant le souci, je baisse les bras, devant un problème, je retrousse mes manches ». Et le chroniqueur d’y voir l’expression d’un immense désarroi, depuis la grande crise économique de 2008-2009.
« Mal nommer les choses, c’est ajouter à la misère du monde »
Albert Camus avait prévenu. Et si mal nommer les choses participait d’une aggravation de la confusion généralisée, reflétant ainsi une angoisse qui touche jusqu’à la tête de l’état ? En effet, les dérives, provocations ou maladresses, du Président de la République et des membres du gouvernement en atteste. Alors pour ne pas désespérer totalement, les français ponctuent désormais leurs phrases de « bon courage ». Une formule qui la plupart du temps supplante le traditionnel « bonne journée ». « Prophétie auto-réalisatrice de la dureté de la vie, il agit en méthode « anti-coué » et teinte de pessimisme nos échanges les plus anodins. C’est pourquoi il faut s’en débarrasser, et réhabiliter le « bonne journée » qu’une autre fourberie de langage menace d’extinction ».[2] Mais enfin, il vaut mieux rester « en mode » optimiste, comme le téléphone mis « en mode » vibreur ou l’ordinateur « en mode » veille. Au diable les nombreux et riches adjectifs qualificatifs de la langue de Molière qui permettent de faire chanter une phrase. Se mettre « en mode » flemme permet à un interlocuteur d’imaginer ce que vous avez voulu dire. Ainsi de l’emploi à tout va des litotes et euphémismes tels que « c’est pas faux » ou « il n’a pas tort », à la place de « il a raison » ; et que dire de « pas bête » pour signifier « intelligent » ou de « on n’a pas détesté » pour dire « qu’on a aimé ». Un emploi de la négation qui permet de s’abriter, de ne pas s’exposer, de ne pas assumer ses jugements…
Et lorsque la crainte du débat franc et ouvert s’installe, le champ de la culpabilité ouvre aussi tout grand ses portes. Le « j’avoue », qui remplace le simple « oui » ou « je suis d’accord » ou « moi aussi », envahit les conversations, notamment celles des jeunes. « On se croirait dans un interrogatoire de la Gestapo. Tout le monde avoue, sans qu’on sache très bien quoi, puisque le verbe est traité en mode intransitif »… « Avec « j’avoue », le jeune donne l’impression qu’il a âprement résisté avant d’admettre qu’il opinait. De guerre lasse, et devant la puissance des arguments avancés, il rend les armes ».[3]L’on se dit alors que tout cela n’est juste pas possible, que « c’est trop » … « Carrément » ! puisque par ce superlatif, il s’agit d’acquiescer et de manifester sa bonne humeur sans trop d’emballement. Et puis, histoire de faire l’économie de mots et de raccourcir encore l’échange ou de démontrer sa rapidité de penser, il vaut mieux faire bref. C’est alors la médiocrité qui commande plutôt que l’excellence afin que tout réponde à un « vite fait », synonyme de « bof » qui s’adapte à toutes les circonstances : « il t’a plu, le dernier James Bond ? – Ouais, vite fait »… Même la femme de ménage à qui je demande si ça va bien, me répond : « Ouais vite fait ».
Tu seras sur Paname ce week-end ?
Au-delà de ces tics de langage, témoins de notre époque, les erreurs sont largement répandues, comme par exemple, celle impropre de l’emploi de la préposition « sur » au lieu de « à », pour se situer en un lieu : « tu seras sur Paname ce week- end ? ». A part se rappeler de la marche « sur Rome » par les partisans fascistes soutenant Mussolini avant sa prise de pouvoir, (indiquant ici une direction), il y a peu de chances de pouvoir être « sur une ville », c’est-à-dire « dessus ». Comme il est peu probable d’être « sur un poulet aux olives, » ou « sur un canard à l’orange » tel qu’annoncé par le serveur, dans son jargon de la restauration, ou encore sur un « château Margot », dont le sommelier vante les qualités.
Que dire encore des expressions les plus courantes, à la mode chez les jeunes d’aujourd’hui qui se donnent du : « écoutes frérot, ou mon frère » issu du parler des banlieues ou qui s’interpellent en se qualifiant de « gros » : « Vas-y gros dépêches toi !». Est-ce que cela remplace le « gros pépère » d’avant ? En tous cas, Le pompon des découvertes revient à : « Ouais mon gars, ça dit quoi ? » pour demander à un copain (il faudrait dire un pote !) : « quoi de neuf » ou « qu’est-ce que tu racontes ? ». Cela peut laisser rêveur, irriter, exaspérer ou déprimer.
Il en va ainsi des phrases cultes engendrées par notre époque. Autant de sons vides de sens, qui sont préférés au silence, et dont il est difficile de se débarrasser. Mais n’y avait-il pas autrefois des « c’est super » ou « c’est génial » ? La liste de ces fameux tics de langage pourrait encore s’allonger et se décliner régionalement car ils ont aussi leurs spécificités aux quatre coins de France.
Il ne reste plus qu’à s’entraîner pour être dans le vent et se mettre au goût du jour ou bien s’armer de courage pour trouver les méthodes afin d’éliminer ces parasites du langage.
[1] Le Figaro-JP. Robin-21122019
[2] Marianne-14-03-2016
[3] Ibid