Vue de l’Italie, l’épidémie de COVID-19 a été quelque chose de différent de tout autre désastre ayant frappé le pays durant toute son histoire. Jusqu’à des temps encore récents (je pense par exemple aux attentats du 11 septembre 2001), les italiens se tournaient de façon spontanée vers le sacré pour y trouver une narration à la hauteur de la catastrophe. Les paroles du Pape, des évêques, des théologiens faisaient la une des journaux. Rien de similaire n’est arrivé avec la COVID-19, à quelques exceptions près. La religion a été remplacée par la science. C’est plutôt aux docteurs et autres virologues qu’on a demandé les mots qui auraient pu donner un sens à l’épidémie.
Il semble qu’il s’agisse bien là d’un phénomène mondial. Les autorités religieuses ne semblent pas avoir été beaucoup sollicitées par les médias pour prendre position sur la plus grande crise globale du siècle. Et il y eut pire que cela. Dans plusieurs pays, c’est la peur du sacré qui a pris le dessus. Comme si la religion et le sacré étaient parmi les grands coupables de l’épidémie.
Les religions boucs émissaires
En Corée du Sud et en Inde, des milliers d’infections ont été mises en relation avec des réunions de mouvements religieux, respectivement l’église Shincheonji et l’organisation missionnaire islamique Tablighi Jamaat. Des poursuites pénales ont été entamées contre leurs leaders. Il est vrai que des services religieux et festivals de ces mouvements ont contribué à la diffusion de l’épidémie. Mais il est aussi vrai que cela est arrivé à un moment où ce type de réunions n’étaient pas encore interdites. Des campagnes antérieures contre les « sectes », dont Shincheonji, en Corée, et contre les musulmans en Inde, avaient préparé le terrain pour que les deux mouvements puissent servir convenablement de boucs émissaires.
Peur des minorités religieuses ? Sans doute, et on a vu en Italie des médias influencés par les mouvements « antisectes » annoncer que la police avait « conduit un blitz pour prévenir un sommet de Scientologues » à Florence. Le langage oscillait entre l’opération militaire et la descente de police chez la mafia, alors qu’il s’agissait de huit Scientologues qui se trouvaient dans des locaux somme toute assez grands.
Mais, de manière plus générale, c’est tout le champ du religieux qui a été perçu non pas comme ressource mais comme problème. En France, c’est l’église évangélique charismatique Porte ouverte chrétienne de Mulhouse qui a été stigmatisée pour un rassemblement qui s’est déroulé du 17 au 24 février, avec plus de mille fidèles contaminés. L’église a sans doute pu faire des erreurs, mais la presse évangélique a fait remarquer que le 18 février le président Macron était en visite d’État à Mulhouse. D’après la presse locale, le président de la République « s’est offert un bain de foule » dans la ville, et les images ne montrent ni masques ni distance. Il était tout simplement trop tôt.
Une affaire parallèle en Italie concerne une retraite spirituelle, dans la région de Naples, du Chemin néocatéchuménal, l’un de plus grands mouvements catholiques internationaux, le 28 février. Là aussi, il y eut des centaines d’infections, et l’un des prêtres qui avaient organisé la retraite est lui-même mort à cause du virus. Le gouverneur de la région a attaqué le Chemin néocatéchuménal comme « secte » irresponsable, suivi en cela par plusieurs médias. Mais il a oublié de préciser que, le jour suivant, le 29 février, il avait autorisé un match de football à Naples auquel avaient assisté plus de 24 000 personnes.
On pourrait continuer pendant longtemps, et ces incidents sont trop nombreux pour relever de simples anecdotes. Force est de constater que les médias, et même certaines autorités politiques, sont plus enclins à stigmatiser les religions que les clubs de football ou les organisateurs de fêtes gastronomiques. Des médecins ont qualifié le match de football de Ligue des Champions entre Atalanta Bergamo et Valencia du 19 février de « bombe biologique », et pas seulement pour les Italiens, car beaucoup d’espagnols venus y assister ont été à leur tour contaminés et ont rapporté le virus en Espagne. Mais on en parle beaucoup moins que des pèlerinages ou autres retraites religieuses.
La diffusion de la peur du sacré
Ce qui est arrivé à l’occasion de l’épidémie est donc le signe d’une peur, diffusée, du sacré. Le sacré n’est plus une présence familière et est plutôt perçu comme quelque chose d’obscur et de dangereux. N’a-t-on pas lu dans les médias du monde entier que les fidèles de Shincheonji en Corée du Sud ou les membres du Chemin néocatéchuménal en Italie « s’embrassaient avec ferveur », en se transmettant le virus entre eux, alors que, encore une fois, les embrassades n’étaient pas moins chaleureuses après un but de l’équipe locale dans les stades.
On peut toutefois se demander si cette attitude est vraiment généralisée dans l’opinion publique. Plusieurs sociologues ont noté que l’athéisme et l’hostilité à la religion sont représentés de manière disproportionnée dans les médias. Il en est de même pour le mouvement dit « antisectes », qui a essayé de profiter de l’épidémie pour régler certains comptes et promouvoir l’hostilité contre des minorités religieuses.
Certes, nous ne sommes plus à l’époque des pestes du 17ème siècle, où l’on demandait à l’Eglise de se substituer aux autorités civiles pour organiser la survie et surtout pour expliquer le sens profond des crises. Mais, au-delà des médias, il n’est pas difficile pour les gens de voir aussi le bon côté du sacré. En Italie, des dizaines des prêtres catholiques sont morts après avoir assisté des malades du coronavirus jusqu’au bout. L’histoire du père Giuseppe Berardelli, de Bergame, âgé de 72 ans et mort après avoir refusé le respirateur pour qu’un patient plus jeune puisse en profiter, a fait le tour du monde.
Les religions pourtant actives loin des médias
Des minorités religieuses souvent critiquées ont été parmi les organisations les plus actives pour soulager les victimes. On a vu partout les actions des volontaires de l’Eglise de Scientologie. Au Mexique et aux Etats-Unis, l’église mexicaine La Luz del Mundo (maltraitée après l’arrestation de son leader pour des accusations d’abus sexuels encore à éclaircir) a distribué des milliers de repas à des populations appauvries par la crise, et la grande majorité des bénéficiaires ne faisait pas partie de leur église. Le mouvement bouddhiste Soka Gakkai a été dans plusieurs pays parmi les grands donateurs pour soutenir les hôpitaux.
Autre phénomène intéressant, malgré le biais anti-religieux des médias, il y a eu une explosion d’intérêt pour les retraites, la méditation et la prière en ligne, proposées tant par les grandes religions que par les minorités. Les Témoins de Jéhovah ont eu une audience record pour leur liturgie annuelle, qui s’est déroulée pour la première fois dans leur histoire de façon purement virtuelle. Après une éclipse médiatique dans les premières semaines de l’épidémie, les fonctions de la Semaine Sainte du Pape François ont connu un succès planétaire. Ce qui a été plus impressionnant, on a évalué à un milliard de personnes ceux qui ont assisté en direct le 17 avril via la télévision ou via Internet à l’ostension du Saint Suaire de Turin, le linceul qu’on dit être celui qui a couvert le corps de Jésus-Christ.
Le plus frappant lors de cet évènement fut le silence. Seuls l’archevêque de Turin, ses assistants, le maire de la ville et le gouverneur de la Région (ce qui n’arriverait peut-être pas en France) debout, distancés, et portant un masque, étaient présents dans la cathédrale. Au-delà de toute discussion sur l’authenticité de la relique, l’éloquence silencieuse du fameux linceul a ému le monde entier.
Ce qui montre que, pour peu que les religions trouvent une façon persuasive de l’annoncer et d’en témoigner, la fascination du sacré n’est pas morte. Elle sera sans doute au rendez-vous après la pandémie, peut-être dans des formes autres que celles que nous avons connue jusqu’à présent.