Tu as mal ?
Oui !
On te donne cette mixture tous les combien ?
Tous les trois jours !
Et ça te fait mal pendant combien de temps ?
Trois jours !
Je comprends ce que le médecin m’a dit le matin au téléphone. Que pour la fin on met en place le « protocole ». D’abord morphine. Ensuite anxiolytiques, à la fin.
Ma fille et moi prenons congé de mon père, je lui dis que je m’occupe de ça, la souffrance, et que je reviens le voir demain. Je vais voir le médecin dans son petit bureau du quatrième étage, conviens avec elle qu’on peut y aller, qu’on ne mégote pas. Elle hoche la tête.
Des gestes saccadés de boxeur aveugle, ou d’insecte. Presque une mante religieuse. Pourtant pas son genre… Les yeux fermés repliés vers l’intérieur lointain. Parfois les mains du peintre jettent la peinture sur la toile au-delà du lit, au-delà de la chambre, au-delà de nous.
Deux jours. Appel de mon fils qui l’a senti s’éteindre sans bruit. Il va quitter l’hôpital, je l’embrasse. Il peut partir, je vais venir.
L’infirmière me donne la plante en pot. Elle est rouge. On me dit que le fauteuil roulant était le sien, je le déplie. Les trois sacs de plastique de ses affaires s’entassent sur le siège. Ma main droite poussant le fauteuil, je rentre dans le monte-charge, un grand miroir au fond. Sale gueule. L’autre main tient la plante qui tremble un peu. L’ascenseur descend lentement. J’ai l’air de Roberto Benigni.
Je me dirige vers la sortie, vers la voiture garée dans la rue, cherchant du regard ma cousine qui s’est perdue dans les couloirs. C’est elle qui a les clés. Je descends la rampe jusqu’à la barrière, me retrouve seul avec le fauteuil devant la voiture, ne peux laisser tout cela dehors. Je remonte chercher la cousine, traverse à nouveau les couloirs, poussant le fauteuil avec son fantôme de sacs plastiques, la plante secouée qui perd quelques feuilles. Je reprends le monte-charge, de nouveau Roberto Benigni. Au quatrième, personne. Je redescends, finis par retrouver la cousine qui a pris le bon couloir. Nous repartons vers la voiture.
J’ai fini de promener le fantôme, rempli le coffre des sacs mous et glissants pleins de vêtements. Pas possible de retrouver mon père. Il est au sous-sol dans la chambre froide. Je n’ai pas envie d’aller le voir. On me l’a proposé, mais ça y est, il est de l’autre côté. Lui auquel on pouvait passer un coup de fil à n’importe quel moment, lui qui aurait « traversé les flammes » pour nous, comme me l’a dit une vieille amie ; je ne l’entends plus.
Eric Desordre