Le fond qui se pressent sous la forme, peut-être au cœur de cette dernière, est sans doute ce qui mène l’humanité d’un cycle à l’autre, comme aurait dit René Guénon qui estimait sans doute que notre planète roulait à l’abîme de plus en plus rapidement, d’une décadence de civilisation à l’autre, jusqu’à la déconfiture terminale que certains théologiens nomment aujourd’hui comme hier l’Apocalypse.
Autrement dit : l’ésotérisme (du grec esôteros, qui se traduit par « intérieur ») s’opposerait naturellement à l’exotérisme (terme qui sous-entend ce qui est « extérieur », public, profane), par opposition logique à ce qui est réservé à quelques initiés, à ce qui est donc initiatique et secret pour le profane. Au bout du compte, il y a l’écorce du fruit et le fruit proprement dit. L’écorce et le noyau, pour reprendre, par exemple, une expression du poète Ibn’Arabî. Dès lors, les Mystères d’Éleusis frappent mieux à la porte de notre entendement, l’ésotérisme chrétien et son hermétisme s’imposent. On relit avec ferveur Jacob Boehme et, pourquoi pas, l’anthroposophe Rudolf Steiner. On étudie le soufisme, cet ésotérisme fascinant de l’Islam. On s’interroge pêle-mêle sur les secrets de la Kabbale, le taoïsme, le bouddhisme en attente du Nirvâna, le Bardo Thödol des Tibétains, la magie, ou même l’ésotérisme de Dante. On refuse d’emblée toute vulgarisation facile des propédeutiques ésotériques et des correspondances qui s’enracinent sur le riche langage symbolique.
En vieux psychanalyste « jungien », je ne cesse de deviner le caché sous l’apparence. On devient « je ». Et je ne crains ni les métaphores du labyrinthe, ni les propos exaltés d’un Jean Pic de La Mirandole, ni les révélations feutrées du tarot d’Alexandro Jodorowsky, ni l’érudition savante d’un Antoine Faivre, ni l’imagination débordante de tant et tant de mes TCF, amoureux jaloux d’arcanes fumeux, ni les influences astrales les plus délirantes, ni tous les arts occultes réunis ! Je ne lâche rien de mon désir têtu de perfectionnement spirituel pour le Soi et pour les autres. J’avoue tout : je patauge, humblement ou orgueilleusement, dans ce royaume étrange qui tient encore presque debout la franc-maçonnerie contemporaine. Je rêve debout du nombre d’or et de l’alchimie se heurtant à la persistance du plomb et à l’attirance du gain. Je n’oublie pas davantage C.G. Jung et ses découvertes archétypales, les escroqueries manifestes d’un Gurdjieff ou de tous les « néo » hypothétiques qu’ils se nomment « néo-catharisme » ou « néo-chamanisme », sans oublier le fatras du New Age devenu croulant ! Sous le voile d’Isis des légendes recousues, le voile en nylon a bon dos pour nous proposer la beauté du diable, même en 2019 ! En réalité, on n’a pas fini de travailler sous le sceau du secret de polichinelle, autour de la table des « groupes Rebelles » d’aujourd’hui.
Pour feu Louis Pauwels, Ésotérisme est certes un mot grec, mais il signifie littéralement « JE FAIS ENTRER ». Dès lors, il écrivait en 1971, dans un célèbre « Dictionnaire des Sociétés secrètes en Occident » (Cultures, Art, Loisirs) : L’initiation n’est pas en elle-même Connaissance. Elle est l’apprentissage d’une qui disposera à la connaissance. Elle est un apprendre à apprendre qui cherche à imprégner toute la psyché.
En effet, à nos yeux aussi, la démarche initiatique dans une Loge de francs-maçons utopiques, au XXI e siècle, ou du XXI e siècle, devient une exploration graduelle des ténèbres, en vue d’une remontée systématique vers la Lumière qui élucide l’énigme d’être. Elle est alors un lent rite de passage, prenant plusieurs patientes années d’individuation, mais nous permettant de « passer » d’une apparence trompeuse d’identité au réel d’une individualité, pour aboutir à un « je » enfin rimbaldien, à une identité unique, originale et à nulle autre comparable, abandonnant en route une « persona » faite de masques, de faux-semblants et de crainte.
L’initiation maçonnique devient une décantation par degrés d’une personnalité complexe, la mienne, pour parvenir à cette « Vérité-Une » que j’exprime dans la vie quotidienne, à cette personnalité en quelque sorte originelle qui est mienne, sans fard ni masque, et non point calquée sur le voisin, le Frère ou la Soeur, par mimétisme rassurant.
De quelle parole perdue parle-t-on ?
Je ne cherche pas uniquement « la parole perdue », mes Frères humains d’ici, d’ailleurs, ou du monde entier, je cherche plutôt une parole vraie pour être pleinement dans la Vérité. C’est cela que j’avoue : un certain élan du « dedans » à poursuivre « dehors ».
Comme l’affirment les rituels maçonniques d’ici ou d’ailleurs, je m’efforce de « poursuivre au dehors » tout ce qui m’a été enseigné dans le Temple… Telle est la démarche initiatique. Dépassant par là même la « chaîne d’union » fraternelle.
Qu’ils soient papous ou français, les fondamentaux symboliques se ressemblent.
La maçonnerie spéculative est en 2019, qu’on le déplore ou non, un caravansérail. Les idéologies se heurtent comme jamais.
Les généalogies sont historiquement très douteuses et « les histoires reconstruites », légions. Toujours confronté aux appétences pour le pouvoir, au désir de protection des puissants de ce monde, et aux spécificités culturelles de ceux qui prétendent réfléchir en Loge et s’améliorer, l’historien Roger Dachez n’a pas tort de stigmatiser dans son œuvre foisonnante une maçonnerie spéculative moins marquée par la « classique » querelle des « Anciens » et des « Modernes » que par des rivalités de personnes et de patentes.
Globalement, la reconstruction du Temple n’est pas pour demain ! Et sa lente déconfiture, en France surtout, n’a pas fini de se déconstruire, même si les petites (en nombre) obédiences, souvent assez récentes, reprennent, avec audace et ardeur, le flambeau des grandes (en nombre) : le Grand Orient, la GLDF (Grande Loge De France), le Droit Humain ou la GLNF (Grande Loge Nationale de France). Si l’ésotérisme réussi est l’art de révéler en pleine lumière le noyau (ou le cœur) dissimulé sous l’apparence des formes multiples, l’ésotérisme le plus récent est bien présent et inspiré dans les obédiences fondées en France le plus récemment. Et je ne pense pas seulement à la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité) fondée par Marcel Laurent, et dirigée par Christine Sauvagnac.
Cessons de décrypter l’ésotérisme d’aujourd’hui comme si nous étions au XIX e siècle !
Le Graal du XXI e siècle tout en demeurant symboliquement un vase sacré contenant une liqueur d’immortalité, trouve encore son origine dans le christianisme ou même dans la Sagesse Celtique. Il se retrouve aujourd’hui du côté du transhumanisme et de la conquête de l’éternité comme antidote rationnel contre la mort des cellules. Aujourd’hui, l’être humain se rêve encore Temple de Dieu ou Cathédrale du Grand Architecte de l’Univers, comme l’avançait Jacob Böhme. Les pouvoirs surnaturels que Rimbaud ou Milosz voulaient acquérir par l’incarnation de la poésie comme règle de vie restent l’objectif têtu des G.R. (Groupes Rebelle(s)).
Proche de chez nous, les écoles d’occultisme existent encore et poursuivent, dans l’ombre, de secrets voyages initiatiques, en se moquant de l’héritage de Matgioï ! Les courants initiatiques subsistent et dénichent trop souvent des complots un peu partout, et le « Kali-Yuga » (l’âge sombre où triomphe la mort) reste d’actualité brûlante.
À dire vrai, rien n’a beaucoup changé du tempérament humain ! L’immense menace de l’Apocalypse demeure à nos trousses. Guénon a raison : la « Crise du monde moderne » confirme le triomphe de la Quantité sur la Qualité. Sous le soleil de l’Écclésiaste, il n’y a rien de bien neuf. Même les nouveaux Georges Ivanovitch Gurdjieff sont aussi délirants et escrocs que l’ancêtre quand il puise aux sources orientales. Oui, les sociétés discrètes et secrètes n’ont jamais autant pullulé dans notre pays envahi de thaumaturges douteux ! C’est à croire que nous vivons les vingt premières années du XXI e siècle en rêvant de chakras réinventés pour assurer le lien Sacré entre l’individu et le Cosmos. Comme le disent certains rituels : comment pouvons-nous oser l’espérer ? Toute la question est là.
Jean-Luc Maxence
À relire pour mieux comprendre :
Jean-Pierre Bayard, Papus, occultiste, ésotériste ou mage ? (Ediru, 2005)
Princesse Marie Bonaparte, Edgar Poë, 3 vol. (Denoël, 1963)
J. Boucher, La symbolique maçonnique (Dervy, 1951)
Michel Cazenave et Mohamed Taleb, Éloge de l’âme du monde (Entrelacs, 2015)
Pierre Chacornac, Eliphas Lévi (Éditions Chacornac, 1926)
Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie (Albin Michel, 1996)
Johann Wolfgang von Goethe, Les années d’apprentissage et les voyages de Wilhem Meister (La Pléiade, 1953)
René Guénon, Les États multiples de l’être (Véga, 1932)
Le Règne de la Quantité et les Signes des temps (Gallimard, 1945)
Aperçus sur l’initiation (Éditions Traditionnelles, 1946)
J. Hemleben, Rudolf Steiner (Fischbacher, 1967)
Carl Gustav Jung, Psychologie et Alchimie (Buchet-Chastel, 1970)
Jean-Luc Maxence, L’égrégore, l’énergie psychique collective (Dervy, 2003)
Jean-Luc Maxence, Le secret des apparitions et des prophéties mariales (Éditions de Fallois/L’Âge d’homme, 2000)
Alexandre Koyré, La philosophie de Jacob Böhme (Vrin, 1929)
Denis de Rougemont, Eros et Agape (10/18, 1968)
Gershom Scholem, La Kabbale (Le Cerf, 1998)
Louis Valcke, Pic de la Mirandole : un itinéraire philosophique (Les Belles Lettres, 2005)