Mardi 12 mars, le Grand Prix de la GLCS (Francs-Maçons de la Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité) a été remis à Alexandro Jodorowsky pour son brillant essai sur son art singulier de pratiquer une psychothérapie révolutionnaire (surtout face à la psychanalyse freudienne bâtie sur la parole libre, l’écoute de la Parole du patient sur le divan ou en face à face, et la facture finale toujours recommencée !). Dans ce livre véritablement passionnant, A. Jodorowsky explique comment il se sert de la créativité, de la mise en scène théâtrale d’un symbolisme signifiant, d’un certain chamanisme retrouvé, du toucher même, pour soigner ses consultants d’un jour qu’il reçoit gratuitement. On le sait depuis des décennies A. J. (qui vient de fêter ses… 90 ans) est un auteur talentueux et reconnu internationalement pour ses bandes dessinées, un artiste à part entière, une personne mutante d’exception. Ses valeurs métaphysiques en font un visionnaire pour notre temps. A. Jodorowsky nous rappelle, au fil de ses aveux biographiques, l’axiologie de la G.L.C.S qui est l’A.D.N même de l’Obédience maçonnique fondée par Marcel Laurent et aujourd’hui dirigée par le Grand Maître Christine Sauvagnac.
A. J. me reçoit à Paris, sourire aux lèvres et les yeux habités de rêves et de bonté humaine. Je l’informe du Prix qu’il vient d’obtenir et il exprime aussitôt sa joie comme un enfant. Il s’en suit un dialogue à bâtons rompus plutôt qu’une interview proprement dite. Curieusement, sans doute à cause de nos activités communes de thérapeutes nous reliant aux énigmes de l’inconscient et des archétypes (je suis analyste d’inspiration jungienne), j’ai l’impression d’avoir toujours amicalement connu A. J. alors que je le rencontre pour la première fois.
Jean-Luc Maxence : D’entrée, je souhaite vous entendre parler de la peur ! J’ai été frappé, dans votre bouquin, quand vous écrivez que vous combattez toujours dans votre acte thérapeutique avec le « consultant » ladite peur ? Qu’est-ce à dire ?
Alexandro Jodorowsky : Faire tomber la peur, de vivre et de jouir donc, revient à inciter le consultant à engager ce que les jungiens appellent un processus d’individuation. Il s’agit de l’entraîner dans un chemin initiatique personnel. De l’aider à engager sa créativité. Pour qu’il trouve ou découvre son identité véritable, et qu’il apprenne à « puiser dans les archétypes » de l’Homme, et qu’il parvienne à dépasser et résoudre les nœuds de son ou de ses traumatisme(s). Je pense que tout acte thérapeutique est un jeu, avec le « je »…
J-L M : Cela me rappelle, bien sûr, le fameux « Je est un autre » de Rimbaud. Et puis, aussi, cette affirmation sur laquelle vous insistez dans votre livre : « je ne suis pas ce que je dis ».
A-J : C’est cela l’enjeu. Etre ce que je dis être. Et dans un acte thérapeutique, je travaille toujours sur l’intellect, l’émotionnel, le sexuel et le corporel. De concert. Bien entendu. Mais, différemment du psychanalyste que vous êtes, je n’écoute pas seulement la parole de l’autre, je ne m’interdis pas le toucher corporel, la mise en théâtre, en situation, la confrontation de deux corps mis en scène ou en jeu symbolique, ce qui peut aider à dépasser le traumatisme éventuel dont souffre le consultant. Nous sommes tous deux aux prises souvent violentes avec l’inconscient.
J-LM : Avec une certaine provocation d’artiste en créativité, vous expliquez ainsi dans le tout récent film que vous avez orchestré et que j’ai vu il y a quelques jours, que Freud a inventé la psychanalyse bâtie sur l’écoute et le décryptage de l’inconscient et que vous, Alexandro Jodorowsky, vous avez inventé la « Psychomagie » ! C’est assez provocateur et malicieux, mais cela en dit long sur votre ouverture thérapeutique.
A-J : De toute façon, chaque personne est un monde différent, un univers, un cosmos. Chaque thérapeute sans doute aussi. Chaque personne est, plus ou moins, selon le talent, un artiste. Un artiste à définir, à développer, à accepter. Mais chaque personne est dans la prison de son environnement social. De quelque manière, je conçois l’être humain dans une cage de préjugés créée par le temps. Et il faut s’en dégager ! S’en extraire, s’en libérer.
J-L M : C’est cela que vous indiquez comme étant un point à atteindre. Ce mouvement-là me fait songer au « kata » du karaté-do. Quand je pratiquais cet art martial, nous visions tous ce point majeur, cet objectif.
A-J : En effet ! C’est le symbole. La visée. La désignation symbolique de l’objectif à atteindre. La provocation de départ. La cible.
J-L M : Cependant, il y a chez vous des aspects de votre « Psychomagie » qui me laissent perplexe et sceptique.
A-J : Dites-les moi sans hésiter !
J-LM : Outre la lecture du tarot, pour moi insolite, même si la Maçonnerie aime le tarot et ses symboles révélateurs, c’est votre côté très « le grand retour du chaman » auquel j’adhère le moins.
À ce moment précis de notre conversation, Alexandro Jodorowsky sort son propre tarot de Marseille du fond de la pièce jouxtant la nôtre, et place trois cartes sur sa table transparente. il commente pour moi. Puis, il revient sur la façon dont « il a créé une technique qui vient de l’Art », confirmant qu’il croit « qu’un scientifique pur ne peut pas être un bon thérapeute » (p. 170) et que « la guérison est œuvre d’artistes et de poètes ». il souligne « Sinon, on ne peut pas soigner »… il insiste sur le fait qu’il a commencé par étudier les religions, le tantra, le yoga, l’alchimie, le zen, la médecine chinoise, la kabbale. Ensuite, il donne son avis sur le n° 17 du bimestriel Rebelle(s), et son thème majeur « La psychiatrie, il faut l’interdire ». il poursuit sur le constat que les médecins ne savent pas traiter le malade, et qu’il faut se comporter avec celui-ci de façon à ce qu’il s’exprime et parle. « Pour soigner, on doit savoir qui est le patient et sur quel terrain se sont développés sa maladie et son caractère ». il conclut sur la nécessité de réformer radicalement l’état de la médecine en général.
Ensemble, nous reprenons le contenu de « Psychomagie » de façon synthétique. A. J. fait allusion à l’un de ses Maitres, un alchimiste qui a fini par se suicider. Dès lors, notre imagination fraternelle lâche prise.
J-L M : Tu (le tutoiement est venu à notre insu !) dis dans ton essai qu’il n’y a pas de faute, dans la situation de l’être humain au départ. Tu n’es donc pas chrétien. Tu élimines le péché originel, l’Ombre du dedans de l’être, dirait un jungien. Tu insistes aussi sur le fait que la créativité est liée à la religion, mais également aux mythes. Tu prônes l’imagination de l’artiste.
A-J : Tout en affirmant : « Il faut être amoral pour développer son imagination » (p. 193 de « Psychomagie »). La morale emprisonne notre imaginaire. Il faut être courageux et se débarrasser de cette béquille !
J-L M : Et le chaman en toi, que dit-il ?
A-J : Le chaman tire sa sagesse des manifestations de la nature luxuriante qui est sur terre. À l’universitaire catalan Javier Esteban, je dis dans « Psychomagie », « On nous a mis dans la nature, et voilà que la nature, c’est nous ! ». Et encore : « Il faut entrer dans l’esprit des plantes » pour être créatif ! Dans ma pratique de soins de type chamanique, je me sers souvent d’excréments, du sang des menstrues, de l’urine et de la salive ! ////
L’interview se referme là. Presque brutalement. C’est frustrant, surtout pour moi. Alexandro Jodorowsky prend le temps, pourtant, de me confier le plaisir qu’il a éprouvé à échanger avec un psychanalyste pratiquant et « d’inspiration jungienne ». En effet, nous avons, me semble-t-il, senti l’univers en une même poésie créative. Toutefois, j’aurais voulu aussi interroger mon interlocuteur sur les rêves, les toxicomanies, l’existence de Dieu, l’après-vie, les différents niveaux de conscience, le rôle d’Erich Fromm, l’analyste de Jodorowsky… Sortant dans la rue, j’ai soudain ressenti une immense et énigmatique fatigue, murmurant pour moi seul : ai-je donc fait de l’Art ?
Interview de Jean-Luc Maxence
Alexandro Jodorowsky, Psychomagie (Albin Michel, 2019), 17 €