Quand Laurent Mauduit s’explique pour REBELLE(S), la magie fraternelle opère. Cofondateur de MEDIAPART, il est souriant et jovial. Il commente d’entrée de dialogue, le « renoncement » de François Hollande, la veille au soir. En m’appuyant sur son ouvrage d’investigation MAIN BASSE SUR L’INFORMATION, paru aux Éditions du Seuil sous le label « Don Quichotte », je lui demande si, selon lui, nous en serions là sans une certaine « démolition » systématique, par la Presse, du personnage carentiel. Sa réponse fuse, nette et tranchée. Mauduit me cite l’ouvrage célèbre de Marc Bloch, L’ÉTRANGE DÉFAITE, témoignage écrit en 1940 et tentant de discerner les raisons de la défaite française lors de la bataille de France pendant la Seconde Guerre mondiale : sclérose des élites et des bureaucraties, responsabilité des gouvernants, crise du régime parlementaire, carence des chefs… Le grand républicain expliquait que la débâcle n’était pas une victoire de l’Allemagne sur la France mais une défaite de la France sur elle-même : « Le pis est que nos adversaires n’y furent pas pour grand-chose ». Pour François Hollande, on peut dire, de la même façon, que le parti socialiste n’a jamais été à la hauteur des enjeux et qu’il est le premier responsable de son propre naufrage. Le choix du Président de ne pas briguer un second mandat, inspire les mêmes constats. Les adversaires du Parti Socialiste ne sont pas pour grande chose dans cette désertion, dans cet échec. Dans l’immense basculement que nous avons connu, du capitalisme rhénan vers un capitalisme à l’anglo-saxonne beaucoup plus tyrannique, ignorant le compromis social, le vieux courant politique qu’est le réformisme est progressivement devenu impuissant. Ce sont à ses ultimes convulsions, à sa mort, que nous assistons aujourd’hui. Et Laurent Mauduit m’évoque sa jeunesse de militant politique dans les années qui ont suivi 1968, à l’époque où il lisait le philosophe Louis Althusser, philosophe membre du Parti Communiste à l’origine d’une importante refondation de la pensée marxiste, dans la mouvance de Roland Barthes et autre Claude Lévi-Strauss. Il me retrace son parcours de journaliste économique, et compare avec humour son itinéraire avec le mien quand j’étais migrant d’une famille maurassienne traditionnelle. Il revient sur ce qu’il appelle « le naufrage de la gauche », celui d’une génération qui fut celle de sa jeunesse avec pour têtes de « manif » des personnalités comme Jean-Christophe Cambadélis, Jean-Marie Le Guen ou Manuel Valls. Il m’évoque enfin son passage du quotidien Le Monde à la création de Médiapart, avec ses 130 000 abonnés sur le net.
JLM : Une Presse indépendante des pouvoirs financiers… N’est-ce pas un rêve d’utopiste, un mirage pour les alouettes ? Chimère sortie toute gesticulante de L’UTOPIE d’un Thomas More revue et corrigée à la sauce contemporaine ?
LM : Il ne peut y avoir une vision du monde sans utopie, bien entendu ! Même en politique, il faut une part de rêve et la « révolution Internet », à mon avis, peut faciliter la mise en expression de cette part de rêve. C’est une étape, une révolution technologique aussi importante que la découverte de la machine à vapeur ou de l’électricité, après tout. Cela change toute la relation entre journalistes et lecteurs. De là est né Médiapart…
JLM : Dans votre enquête d’investigation, vous expliquez très clairement qu’une dizaine d’oligarques parisiens possèdent la majorité des moyens d’information et qu’une poignée de milliardaires comme Vincent Bolloré, Xavier Niel, Patrick Drahi et autre Bernard Arnault tiennent les médias en laisse, multiplient les actes de censure ou suscitent des comportement d’autocensure. J’ajouterai pour ma part que même les médias à la Sauce Front National existent en France grâce à des hommes d’affaires style Charles Beigbeder (le frère royaliste de Frédéric), et aux réseaux conservateurs, voire intégristes, ou « facho », style MINUTE ou MONDE ET VIE racheté récemment par Jean-Marie Molitor. Sortirat- on un jour ou l’autre de ce piège à rats ?
LM : C’est vrai, nous traversons la crise d’une presse anémiée. Nous avons perdu la dimension et la « fonction citoyenne » que cette dernière devrait garder. Alors, comment en réchapper ? Je rêve d’une révolution démocratique qui aurait l’audace de prendre des mesures fortes pour interdire les concentrations auxquelles nous assistons, pour garantir l’indépendance de la presse vis-à-vis des puissances financières comme l’exigeait à la fin de la guerre le Conseil national de la résistance, pour aider à l’émergence d’une nouvelle presse…
JLM : Vous allez jusqu’à écrire dans votre livre (page 420) qu’en France la Présidentielle nous a conduit à une grave anémie de la démocratie, parce qu’elle a asservi tous les contre-pouvoirs, à commencer par ceux de la Presse écrite, parlée, télévisuelle, numérique. Quant à l’aide à la Presse, dans les cas des aides directes, elle sert en priorité les milliardaires soulignezvous ! Je ne vous dirai pas le contraire moi qui, sous une pulsion de passion, de folie et de poésie, ai fondé un bimensuel politique, avec une bande de copains aux portefeuilles modestes, mais riches d’un entêtement d’indépendance farouche…Vous qui avez été « professeur de journalisme », que feriez-vous donc pour dynamiser encore le projet ?
Au fond, l’authentique question revient toujours à la phrase fameuse d’Hubert Beuve- Méry quand il créa le quotidien LE MONDE : « Est-ce réalisable un journal qui puisse vraiment n’avoir aucune espèce de fil à la patte » ?
LM : Je demeure optimiste. Je perçois des signes positifs, des espérances incarnées. Des blogs, des sites, des journaux numériques établis par des jeunes journalistes pleins d’idées neuves, et qui rêvent d’indépendance… JLM : Ainsi, prôner la liberté de la Presse ne serait pas de l’angélisme poétique, au bout du compte ? LM : Vous connaissez la célèbre formule de Gramsci qui, me semble-t-il, résume parfaitement les temps glauques que nous traversons, pour notre démocratie comme pour la presse : « Le monde ancien disparaît, le monde nouveau tarde à naître ; alors dans ce clair-obscur surgissent des monstres ». Face à tous ces dangers qui nous menacent, il est précieux de s’accrocher à l’une de ces utopies dont nous parlions : rendre à notre pays un fonctionnement citoyen, un orgueil démocratique.
Interview de Jean-Luc Maxence