La symphonie pastorale de Hitchcock
Mais qui a tué Harry? est la « symphonie pastorale » de Hitchcock. Après l’étincelant feu d’artifice de La main au collet et juste avant le coup de cymbale de L’homme qui en savait trop, voici un intermède bucolique tout en « nonsense » et légèreté situé dans un Vermont aux couleurs flamboyantes partiellement recréé en studio. Unité de temps et de lieu, nombre restreint de personnages, puisque la distribution ne compte que quatorze noms, même en incluant les non crédités, parmi lesquels figure le cadavre : on s’éloigne du grand film d’espionnage pour pénétrer l’univers intimiste d’une comédie douce-amère qui transpose l’humour anglais dans les contours chatoyants d’un petit village de l’Est américain.
Tous les films de Hitchcock se démarquent par leur beauté plastique, mais peu atteignent ce paroxysme. Dans « The trouble with Harry », chaque plan est un tableau : les couleurs automnales, les feuilles d’érable qui frissonnent sous le vent, le village isolé aux abords de la forêt. Jusqu’à la robe bleue de Shirley McLaine, silhouette immobile aux mains croisées, qui scrute depuis l’entrée de sa maison la lente approche du peintre au loin, telle une fée tutélaire aux abord du bois. Tous ces éléments créent une atmosphère envoûtante et mélancolique, que vient renforcer l’épaisseur de l’image hitchcockienne. La musique de Bernard Hermann, tantôt bondissante, tantôt subtilement lyrique, emprunte quant à elle les chemins très anglais d’Elgar et de Delius.
Le « problème » avec Harry
Mais qu’en est-il vraiment de ce Harry autour duquel tourne toute l’intrigue ? Une intrigue aussi vide qu’est muet, désespérément muet, le mort affublé d’un prénom tout-à-fait banal, mais non dénué d’histoire, puisqu’il a été marié, de façon éphémère, à l’héroïne. Hitchcock semble mettre en pratique un exercice de théâtre scolaire visant à éprouver la technique de ses acteurs : vous rencontrez un cadavre en pleine nature, comment réagissez-vous ? Et de filmer les réactions successives de ses personnages pour étayer peu à peu la trame du « récit ».
Quel est donc « le problème » avec Harry ? On serait tenté de répondre : « le problème avec Harry, c’est qu’il est mort ». Mais non. Car ce n’est pas tellement la mort de Harry qui pose problème : sa mort au contraire s’avérera bien commode pour tout le monde ; d’ailleurs, personne ne cherche vraiment à comprendre le pourquoi, le « whodunit » tourne court au profit du comment : « comment » s’en débarrasser ?
« Double bed »
Non, le problème avec Harry n’est pas qu’il est mort : le problème, c’est qu’un mort est bien seul, et que la disparition de Harry a libéré une place ; or, la nature ayant horreur du vide, la place doit être à nouveau occupée : elle le sera par le peintre. Rien n’isole plus que la mort. Pourtant, la solitude du mort, désormais au centre de tous les regards et dont la présence hante chaque plan, même en hors-champ, va permettre la réalisation d’une nouvelle symétrie, symétrie qui n’est rompue que par la présence de l’enfant, le fils de la fée. C’est bien à son corps défendant – mais comment un cadavre pourrait-il bien se défendre ? surtout quand il est enterré et déterré quatre fois d’affilée – que le Harry en question occasionne la formation des deux couples réunis par les circonstances, le vieux marin et la vieille fille d’un côté, la jeune veuve et le peintre de l’autre : un meunier et sa meunière. Mo(r)t final, une curieuse expression révèle l’enjeu secret dont la découverte du cadavre n’était que le McGuffin* : « double bed », « un lit double ». Résolution heureuse confirmant qu’on est bien dans un conte de fée.
Ce « double » est d’ailleurs anticipé par des détails parsemés ici et là comme des cailloux dans une forêt : lorsque la vieille fille rend visite au vieux marin, elle entre-aperçoit en arrière-plan ses chaussettes qui sèchent pendues au fil à linge ; et lorsque le mort est baigné un peu plus tard dans la maison de la jeune veuve, ce sont les chaussettes du mort qui sèchent en arrière-plan. Autre dédoublement : le portrait du mort, semblable à celui d’un homme qui dort, réplique de la vision première qu’en a eue le peintre, et qui aurait pu s’avérer fatal lorsqu’un adjoint du shériff un peu trop curieux (« noosy ») met le nez dans les affaires de ses voisins.
C’est alors le film qui se démarque de son double mortuaire : on sent poindre sous la couche superficielle et bariolée d’une comédie « romantique » un drame policier où tout le monde est coupable sans que personne en particulier ait commis le crime. Ainsi, les couleurs chatoyantes du Vermont recouvrent avec perspicacité l’encombrant cadavre.
Le rêve d’un mort ?
Mais revenons à ce Vermont si photogénique que nous dépeint le film, en partie reconstitué en studio grâce aux décors d’Alexandre Trauner. Le moindre détail en trahit l’artifice. Seul le frémissement des feuilles sous une brise opportunément suggérée confère une réalité au paysage. Et si c’était là la clef du film ? Quatorze noms seulement au générique, un lieu féerique et irréel qui prend corps à l’image pour le seul regard du spectateur émerveillé, un univers de conte, une veuve à marier, gardienne de la forêt, un peintre-pâtre, berger mélancolique et énamouré, un vieux marin, une vieille fille, l’épicière… Vraiment, à contempler tout ce petit monde retiré du reste de l’univers, on a le sentiment d’assister à un rêve éveillé : le rêve du mort? Un peu comme si les personnages vivaient dans un univers factice où n’existeraient que quatorze individus, un univers dont les limites seraient celles de cette portion du Vermont, entouré de néant. Un univers sans gravité, où la mort n’existe pas, mais seulement « un » mort. Une île enchantée hors du temps, ou perdurant dans un autre temps. Et qu’est-ce qui nous dit qu’il s’agit bien du Vermont ?
* Le McGuffin : cette expression connue de tous les amateurs de son cinéma a été inventée par Hitchcock et désigne l’objet de l’intrigue, qui n’en est en fait que le prétexte de celle-ci. Les bouteilles d’uranium dans Les enchaînés, le cadavre dans Mais qui a tué Harry?. L’expression « double bed » désigne en anglais un « lit double ». Les problèmes suscités par la découverte du mort nouent la relation entre le peintre et l’ex-fiancée du mort, qui se marient à la fin du film d’où la résolution du McGuffin en « lit double ».