Depuis qu’il existe, l’argent est un sujet régulièrement exploré. Philosophes, théologiens, économistes, anthropologues, sociologues, psychologues, psychiatres… nombreux sont ceux qui ont versé leur obole à la recherche de réponses aux questions complexes que posent l’existence et l’usage de l’argent. La quantité et la variété des théories, études, enquêtes, tribunes et débats qui y sont consacrées, en démontrent l’importance et la sensibilité. Sans doute parce que les problématiques de l’argent percutent l’organisation sociale et économique et interpellent directement l’individu dans toutes ses dimensions, depuis son inconscient le plus profond jusqu’à ses démonstrations les plus ostentatoires. Dans ce contexte où les choses ne sont jamais simples, il serait présomptueux de répondre de manière binaire et définitive à la question de savoir si l’on peut se passer de fric.
On peut constater que les personnes qui ont choisi de vivre sans argent peuvent y parvenir en «sauvant les meubles». À l’inverse, celles qui ont subi une vie sans argent, «le paient très cher».
Difficile quand on ne le choisit pas…
L’histoire est riche d’épisodes, souvent dramatiques et violents, où la privation d’argent, involontaire et imposée, a le plus souvent entraîné des conséquences catastrophiques.
Pour prendre un exemple relativement récent, les guerres qui ont ensanglanté le monde au siècle dernier ont ruiné des populations entières, parfois pour plusieurs générations. Mais surtout, elles les ont contraintes, au quotidien, à vivre sans confort, sans loisirs, voire dans le dénuement ou la misère, au moins matérielle. Les preuves et les témoignages abondent de ces gens sans argent, affamés, contraints à la soupe populaire et à d’autres expédients pour se vêtir et se loger.
Aujourd’hui, il est commun d’entendre dire que la pauvreté régresse et que les populations seraient donc de moins en moins privées d’argent. Cette apparente évidence résiste mal à l’examen de l’outil de mesure employé, le fameux «PIB par habitant». Il consiste en effet à prendre le PIB d’un pays, à le diviser par le nombre d’habitants et à le comparer à celui d’autres pays. Si la richesse des 10 % d’habitants les plus riches du pays augmente, le PIB augmente, et l’indicateur va donc monter, mais ceci ne prouve absolument pas que la situation des personnes les plus pauvres se soit améliorée… Il convient de rappeler qu’en 2010, 3 milliards de personnes vivaient avec 2 $ par jour. Ces exemples incitent à penser que les personnes concernées n’ont pas choisi les privations et les souffrances endurées. Elles, et leur entourage, ont dû «faire sans» fric.
Possible si on le veut…
Dans d’autres cas certains ont fait le choix de vivre sans fric, pour se consacrer pleinement à des croyances ou convictions, tels les moines, les ermites et autres anachorètes… Pour la plupart, ils ont accepté et réussi à vivre leur recherche d’idéal ou d’accomplissement, sans que l’absence d’argent ne les en détourne, même si cela leur a probablement causé frustrations et sacrifices. Aujourd’hui, il semble que les rangs des adeptes de la frugalité et de l’abstinence financière grossissent; le plus souvent pour marquer un désaccord avec les figures imposées par la société de consommation et les diverses conséquences qu’elle entraîne sur la vie personnelle, la famille, la santé, l’environnement, la culture…
Être le changement que je voulais voir dans le monde
Certains peuvent être écologistes d‘autres décident tout simplement de ne pas jouer le jeu… Les médias, le plus souvent portés à rendre compte de cas extrêmes, d’un côté ceux qui dépensent, de l’autre les miséreux, s’intéressent peu à ceux qui ont quitté le navire et qui s’en complaisent. Néanmoins quelques-uns s’intéressent à des profils et à des parcours qui montrent qu’on peut vivre sans fric, parfois très bien. Mark BOYLE, fondateur de la «Communauté Freeconomy» (1) est l’un d’entre eux; il décide, au terme d’une longue et profonde réflexion, d’être le changement qu’il voulait voir dans le monde. «Pour être le changement que je voulais voir dans le monde, cela signifiait que j’allais devoir abandonner l’argent en espèces». Une caravane pour logis, quelques arpents de potager, un vélo, pas d’écran plasma, pas de compte en banque…
Montrer que même sans argent on a beaucoup de valeur
Heidemarie SCHWERMER est un autre exemple. Il y a plus de vingt ans, divorcée, avec deux enfants, elle débarque à Dortmund où elle voit beaucoup de misère. Exerçant les métiers d’enseignante et de psychothérapeute, elle constate que beaucoup de gens – riches comme pauvres – ont des problèmes dans leurs relations à l’argent. «Les pauvres se sentent inférieurs, et les riches sont en quête perpétuelle du toujours plus». Elle trouve que «l’argent détourne l’attention de l’essentiel: découvrir qui nous sommes vraiment, travailler sur notre croissance spirituelle, devenir de meilleurs êtres humains…». En 1994, elle quitte son appartement et tout ce qu’elle possède et créée son club de troc: «Gib und nimm» (donner et prendre). Devenue un phénomène médiatique dans son pays, certains la voient comme un gourou, d’autres se moquent d’elle dans des émissions de divertissement. Ses cheveux blancs sont lisses et bien entretenus. Svelte, grande et d’allure droite et digne, elle s’habille en lin avec des tons doux et porte des perles aux oreilles; elle n’a rien d’une clocharde. «Je veux montrer que même sans argent on a beaucoup de valeur» dit-elle. Une telle initiative n’est pas isolée. Les Systèmes d’«Échange Local» (SEL), nés Outre-Atlantique puis importés en France en 1995, sont des groupes de personnes qui pratiquent l’échange multilatéral de biens, de services, et de savoirs. Il y a des SEL un peu partout dans le monde, dont plus de 300 dans l’hexagone.
Les auteurs du film «Demain» consacré à des expériences alternatives de par le monde, ont montré «qu’on peut se passer de l’argent en troquant de la valeur qualitative et d’autre part en développant des monnaies locales».
Le bonheur n’a pas de prix
On le voit, on peut donc vivre sans fric, ou du moins avec très peu d’argent. Acheter un écran plat géant ou une voiture surpuissante n’a jamais rendu quiconque heureux. Lézarder sur une plage des Maldives non plus. Car finalement la question est bien là. Il semble que la joie de vivre ne soit pas directement proportionnelle au compte en banque, au nombre de voitures et d’écrans plasma… Vouloir plus ne revient-il pas finalement à avoir moins ?
Le philosophe Pascal BRUCKNER confiait (2) qu’il avait «tenu longtemps l’argent pour quantité négligeable. Il n’est devenu un souci qu’avec l’âge, la peur de manquer. Quand on est jeune, on peut être fauché, mais on dispose de cette richesse inépuisable qui s’appelle le temps. On entre, en vieillissant, dans l’ordre du calcul, du reliquat. Tout nous est compté. Je n’ai jamais été assez riche pour mépriser l’argent, ni assez pauvre pour y renoncer. Comme tout un chacun, j’arbitre en permanence entre mes désirs, mes avoirs et mes dettes. C’est pourquoi je défends l’idée d’une sagesse de l’argent: il est à tout âge l’instrument de la liberté à condition de ne pas tomber dans les pièges qu’il nous tend».
1. https://www.facebook.com/Just-for-the-love-of-it-The-Freeconomy-Community-189405547773897/
2. L’Obs, 27 septembre 2017