On attribue souvent cette citation à Goethe mais de nombreux philosophes ont produit des versions sinon similaires du moins équivalentes.
Lao Tseu : Le but n’est pas le but, c’est la voie.
Confucius : Tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne alors qu’il réside dans la façon de la gravir.
Patrick Levy : Le but du chemin est le chemin lui-même, un déplacement sans fin qui devrait nous conduire non quelque part mais ailleurs. Vers soi-même ? Je n’en sais rien. S’il n’y a pas de but, il n’y a pas non plus le souci d’accomplir. C’est dans ce nulle part que se trouve la libération, c’est-à-dire que l’on découvre que l’on est libre.
Ces trois citations disent sans ambiguïté que le but du cheminement est le chemin lui-même, ce qui peut sembler paradoxal. En effet, lorsqu’on se dirige vers quelque chose, pourquoi faudrait-il renoncer à l’atteindre ?
On pense d’abord à la dimension spirituelle du chemin.
Si la spiritualité se définit comme une démarche intime, une recherche intuitive du sens de la vie, il s’agit d’une quête, qui peut s’appuyer sur des méthodes, des découvertes, des idées philosophiques, des courants religieux ou encore sur des expériences vécues. Dans certains cas, le cheminement spirituel prend la forme d’un chemin concret : on pense aux pèlerinages, par exemple celui de Saint-Jacques-de-Compostelle.
Revenons au paradoxe de notre citation. Comment ce chemin spirituel peut-il se suffire à lui-même et est-ce si simple ? La littérature moderne consacrée au développement personnel offre d’innombrables injonctions à se trouver un but dans la vie. J’en cite quelques-unes :
Vivre sans but, c’est comme voyager sans destination.
Votre vie est un voyage, si vous voulez arriver à bon port, vous devez définir votre destination finale, donc votre objectif final.
C’est essentiel si vous voulez que ce voyage se passe bien.
Et plus tôt vous le définissez, plus le chemin à parcourir sera clair.
Vous devez prendre la décision d’arrêter de vivre sans but.
Je n’ai pas d’objectifs dans la vie… non tu n’as pas de but dans ta vie !
Dans les années 1940, un homme prénommé Viktor E. Frankl a été détenu dans un camp de concentration nazi. Avec toute la violence et la souffrance qu’il a vécues, ce qui a fait tenir Frankl et ce qui l’a empêché d’abandonner c’est de considérer son combat comme un but. Il a trouvé un sens dans ce combat. D’ailleurs, il écrit quelque chose de très percutant et qui résume très bien sa philosophie concernant la manière de survivre aux camps, sans perdre sa volonté de vivre :
Celui qui a un «pourquoi» qui lui sert de but peut supporter n’importe quel comment.
Cela sous-entend qu’une fois que vous savez ce que vous voulez et que vous avez défini vos objectifs, il est beaucoup plus facile de surmonter les doutes. Comment trouver sa voie ? En trouvant son but. C’est la décision la plus importante dans votre vie. Je cite enfin un coach en développement personnel : Mes anciens clients avaient pour la plupart l’habitude de vivre sans but. Ceux qui ont enclenché de véritables changements et qui ont réussi à atteindre des objectifs difficiles ne sont pas plus forts, plus intelligents ou courageux que vous. La seule différence c’est qu’ils ont pris la décision d’agir pour un but qui a du sens.
Plus le sens de votre but est fort et plus il alimente votre volonté.
Trouver son but, c’est trouver son pourquoi. Vivre sans but, c’est vivre sans avoir identifié son pourquoi. Une fois que vous trouvez votre pourquoi, vous ferez beaucoup plus attention à vos actions quotidiennes. Alors la grande question est posée : Doit-on trouver son but et l’on trouvera son chemin ou trouve-t-on son chemin pour trouver son but ? En fait la contradiction n’est qu’apparente si l’on se concentre sur la dimension spirituelle de la question.
Toute quête spirituelle passe par une plongée en soi-même.
Qui suis-je ? Comment puis-je m’ouvrir à la réalité ? Comment dépasser mes limites personnelles ? Qu’est-ce qui en moi fait obstacle à la Lumière ? Celui qui recherche comprend qu’il ne pourra trouver les réponses à ces questions qu’à l’intérieur de lui-même : le chemin de la Connaissance passe par la connaissance de soi. De nombreuses traditions initiatiques font référence au Connais-toi de Socrate. Ces traditions considèrent que l’introspection constitue la principale voie d’accès à la Connaissance (ou gnose). On retrouve l’idée que chacun contient en lui-même tous les secrets de l’univers. L’ésotérisme se nourrit souvent de la phrase suivante : Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Notons que le symbolisme du Sceau de Salomon (constitué de deux triangles superposés représentant le monde d’en haut et le monde d’en bas) véhicule la même idée. En spiritualité, la démarche du Connais-toi toi-même permet l’entrée dans la vie véritable, faite de sérénité, de bonheur stable et de jeunesse éternelle. Il atteindra la vieillesse, s’il ne se connaît pas : Prophétie de Tirésias à propos de Narcisse (Ovide).
Si les réponses sont en nous-mêmes, les obstacles aussi. C’est pourquoi le chemin vers le haut est aussi le chemin vers le bas (nous-même). Nous allons devoir visiter le fond de notre être pour extraire et neutraliser ce qui fait de nous des êtres illusionnés, décentrés, égarés. Car notre égo nous maintient constamment dans l’illusion : illusion d’être libre et autonome, illusion de savoir mieux que les autres, illusion de savoir distinguer entre le bien et mal, illusion que nous avons un rôle important à jouer, illusion que les choses devraient être autrement. Nous passons notre vie à interpréter, à juger, à nous projeter, à désirer, à nous accrocher. De là naissent le rejet, la haine et l’auto-culpabilisation, autant de mensonges à l’être universel et pacifique qui sommeille en nous. Nous allons devoir abandonner beaucoup de choses sur le chemin, en particulier ce que nous pensions savoir, ce que nous pensions acquis, ce que nous pensions être. Nous allons devoir renoncer à nos croyances, à nos ambitions, à nos désirs, à nos attachements, à nos certitudes. Le désir d’atteindre le bout du chemin fait partie de tous ces poids : il fait partie du problème, plus que de la solution. Renoncer au but, c’est se donner une chance de l’atteindre. S’accrocher à l’objectif, c’est se perdre. Quel paradoxe ! La clé réside dans ce sacrifice : nous allons devoir mourir à nous-même, c’est-à-dire à notre certitude de pouvoir détenir un jour la vérité. Et paradoxalement, c’est de cette façon que nous pourrons accéder à la vérité.
Le chemin qui avance semble reculer : Tao Te King, 41.
Sur le chemin du Tao, chaque jour quelque chose est abandonné : Tao Te King , 48.
On l’a compris, le cherchant est celui qui préfère la question à la réponse. Sa quête est un chemin d’ouverture : il s’interroge et se remet en cause en permanence. Il accueille la parole de l’autre et la respecte pour la part de vérité qu’elle contient. Ainsi, le voyage spirituel ne peut se faire que dans le monde, aux côtés de nos semblables, avec leur concours. Partage et dialogue : voilà la source de notre enrichissement et de notre progression. Ainsi, vivre le chemin, c’est être profondément enraciné dans la réalité du monde. Il semble qu’on ne puisse s’élever qu’à travers l’expérience vécue sur terre, bien ancrés dans le présent, loin des regrets du passé et des faux espoirs du futur. Là encore, viser le bout du chemin serait illusoire : ce serait sortir du monde et s’extraire du temps présent, c’est-à-dire mettre fin à l’expérience.
Au final, cheminer, c’est vivre vraiment. C’est aussi accomplir son destin.
Mais suivre le chemin est exigeant. Cela implique un effort (mental, physique) ; cela nécessite de rester fidèle à son Devoir. Quel est ce Devoir ? Il consiste à tout faire pour ne pas retomber dans les travers d’autrefois, à savoir l’isolement, les illusions, les passions et la facilité. C’est continuer à chercher, c’est faire l’effort de se connaître toujours mieux, c’est aller toujours plus loin dans le processus de purification intime, seul moyen d’entrevoir la vérité. Car celui qui baisse la garde retombe inévitablement dans l’illusion : l’ego reprend le contrôle, avec son cortège de mensonges.
Débarrassé des faux espoirs et des attentes, le chemin devient espérance.
Clément.