Dans un open space, la concentration maximale d’un salarié est de 12 minutes. Étude Sciforma, 2010.
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Bureaux commerciaux de Tooth Brush International (TBI), Pantin, région parisienne.
Armelle slalome entre les bureaux de l’open space, elle arrive droit vers mon ilot.
– Tiens Thibault, c’était à la photocopieuse, j’imagine que c’est à toi, « reporting Cora Match, benchmark et rolling forecast ». Je te pose ça là.
Puis elle redécolle aussi vite qu’elle avait atterri. J’en profite pour regarder sa cambrure dans sa jupe qui étrangle son chemisier au niveau de ses hanches. Puis je me replonge dans ma présentation. J’ai un management committee report doublé d’une customer review demain matin 7h45. Je dois revoir tout mon portfolio Cora Match et Auchan. Je sais que je ne pourrai pas compter sur le soutien de ma DirCO. Cette incapable s’écrase comme une merde devant le DG Hollandais et le Top Management en nous regardant nous faire lapider dans la langue de Shakespeare les uns après les autres, sur fond de Powerpoint, comme des cons. Et ce connard d’Hervé, cette espèce de chouchou premier de la classe, ce lèche cul, il a déjà fini sa présentation. Il fait le beau à la machine à café. Avec ses clients de merde, il progresse en chiffre et en volume ce con. Aller, il faut que je l’écrase, que je leur en mette plein la vue aux Hollandais. Mais là, je dois cloper, j’en peux plus.
Ctrl + Alt+ Suppr. Je verrouille ma bécane, je prends ma cigarette électronique et je traverse l’open space vers les ascenseurs. Les portes s’ouvrent, j’entre sans dire bonjour aux gens présents (ils ne sont pas de TBI), et je lutte d’une main pour ouvrir mon flacon de liquide à vapoter, l’autre tenant mon nouveau smartphone. Je sors dans la rue, je me trouve un petit lopin de trottoir, et je tire sur ma cigarette électronique en regardant mon téléphone. Je balaie mes applications : WhatsApp (17 messages de 2 conversations), SMS (3 nouveaux messages), Snapchat (4 stories et 2 messages), Insta (25 notifications), Facebook (9 notifications) et Tinder (12 messages de 5 conversations, 0 nouveau Match). Fait chier !
Je scroll avec le pouce, je prends connaissance de tout cela, en commençant par Tinder évidemment, tout en aspirant frénétiquement sur mon embout de plastique. Le bruit de la rue, des voitures, des sirènes, des travaux, ne me perturbent plus. J’y suis habitué. Je ne les entends plus. Je ne sens plus rien non plus, ni la pollution, ni les odeurs d’urine ou de crottes de chiens qui jonchent le caniveau. Je n’apprends rien de nouveau. Il faut que je remonte, cela fait déjà 5 bonnes minutes que je suis là, ça va finir par se voir.
Je reprends l’ascenseur, il monte, la porte s’ouvre. Merde ! Je tombe nez à nez avec la DRH. Je n’aime pas trop qu’elle me voie aller ou revenir de pause celle–là. Je la salue bien hypocritement, et je file comme une balle à mon poste. Je déverrouille mon PC, et je m’y remets.
Il est 20h45, j’ai relu 4 fois mes 43 slides, je crois que je suis prêt pour demain matin. J’arriverai à 7h00 au cas où, il ne faut pas que je me loupe. J’éteins mon PC, je découvre alors 9 mises à jours Windows… Je ne suis pas parti, fait chier ! Journée de merde…
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Il n’est donc pas du tout anodin d’évoluer dans un univers prônant certaines valeurs à longueur de journée : la lecture d’une certaine presse managériale, par exemple, ne peut qu’induire chez les cadres qui s’y plongent régulièrement des attitudes compétitives, peut- être excellentes pour les entreprises qui les emploient, mais moins bénéfiques pour leur bien être personnel.
Christophe André, psychiatre et psychothérapeute.
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Il est 3h45 du matin. Je viens de me faire réveiller par mon téléphone. Il était en charge sur ma table de nuit, je l’ai entendu vibrer plusieurs fois. Je l’ai allumé pour voir ce que c’était. J’avais reçu plusieurs notifications : quelqu’un m’avait tagué sur Instagram, une info de Slate.fr : Joe Biden vient de se déclarer candidat à l’investiture démocrate pour les élections présidentielles américaines, une notification commerciale sur le Black Friday. Depuis, impossible de me rendormir. Je repense à mes 43 slides pour demain matin, j’ai peur de ne pas me réveiller, mais je crains aussi de ne pas dormir assez et d’être fatigué demain matin, de perdre mon anglais, de bafouiller, de ne pas être clair sur mes chiffres. Tout cela tourne en boucle dans ma tête, je n’arrive pas à m’en débarrasser. En plus, j’ai chaud ! J’enlève ma couette et mon teeshirt. Je reste là, allongé les bras en croix sur mon lit deux places. Je repense encore et encore à mes chiffres. Ils sont mauvais. Je suis stable en volume et je perds 3% en valeur. Et sur Auchan c’est pire. Je sais que mes explications sont foireuses. Comment vais-je expliquer aux Hollandais que les Français achètent moins de brosses à dents ? Ils ne vivent que par la croissance, leurs énormes primes en dépendent, et la mienne (plus modeste) aussi. J’en ai besoin pour mes vacances cet été en Croatie avec les copains.
Je tourne et me retourne dans mon lit. Il est 4h07. Je sais que je ne dormirai plus, l’alarme du téléphone va sonner dans une heure et demie. Je me lève, je vais dans mon bar, je prends la bouteille de vodka, et je bois directement au goulot. L’effet n’est pas immédiat. Alors je recommence, un peu plus longuement. Je range la bouteille, et attrape ma cigarette électronique. J’ouvre la fenêtre. L’air est froid et sale. J’entends au loin les bips des camions poubelle de la ville de Paris qui manœuvrent. J’ai la tête qui tourne, la vodka fait son effet. Je reste ainsi sans bouger une quinzaine de minutes, je crois. Puis je me lève pour retourner me coucher, mais je m’accroche violemment le petit orteil sur le pied du lit. Je sais que je me suis fait très mal, mais je ne sens pas la douleur. Je m’allonge sur le dos, j’ai froid. Je cherche mon teeshirt, je ne le trouve pas. Je me mets en boule, et les chiffres reviennent prendre leur ronde infernale dans mon cerveau. Je les regarde passer, ils sont mauvais. Mon réveil sonne, mon cœur bat la chamade, et mon orteil me fait horriblement mal. Je boite jusqu’à ma douche.
Je me fais un café serré, ma tête va exploser. Je mange deux biscottes, en naviguant sur mon téléphone. J’écris, je réponds, je poste, je commente. Je suis happé par Instagram, je regarde les stories qui me sont proposées, sur toutes les applications possibles, je bois mon jus d’orange bio, j’avale des vidéos sur TikTok. Puis je me lève, je laisse tout en plan. Je viens de recevoir un mail pro de ma DirCo envoyé à 6h15 :
« Veuillez trouver la nouvelle trame de présentation power point, à utiliser pour la customer review de ce matin ». Fait chier, je dois tout refaire !
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Une étude a révélé que 53 % des utilisateurs de téléphones mobiles (76 % chez les jeunes de 18 à 24 ans) au Royaume-Uni ont tendance à être anxieux quand leur téléphone est perdu, à court de batterie ou de crédit, ou qu’ils n’ont aucune couverture réseau. Elle a également révélé qu’environ 58 % d’hommes et 48 % de femmes souffrent de cette phobie, et 9 % se sentent stressés lorsqu’ils n’ont pas leur téléphone portable. L’étude a été effectuée à partir d’un échantillonnage de 2 163 personnes et montre que ce phénomène s’est amplifié avec l’avènement des smartphones et des forfaits illimités.
Wikipédia, nomophobie
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Il est 13h25, la customer review vient de se terminer. Je suis passé en dernier, à 12h45. Ils ont fait défiler mes slides à toute allure, on a échangé que sur 7 d’entre eux. 7 sur 43, que j’avais minutieusement préparé. Ils n’en avaient rien à cirer de mes slides, ils voulaient aller à l’essentiel, vu l’heure, ils avaient faim… Je me suis dépêché de tout refaire sur la nouvelle trame pour rien, nous n’étions que deux à avoir vu le mail de la DirCo. Les Hollandais de Mouth Care Corp, propriétaires de TBI n’en avaient rien à secouer en fait, de la trame. Ce qui les intéressait, c’était les chiffres d’affaires, la marge, la rentabilité, la profitabilité et la contribution nette. Et mes résultats n’étaient pas au rendez-vous de ce qu’ils attendaient. Ils m’ont fait la misère, ils m’ont ridiculisé, ils cherchaient à me coincer, et moi, je n’ai pas réussi à tenir la barre, j’ai sombré. Je suis de retour à mon poste, je suis sonné. Je n’ai plus de jus dans les bras, mes yeux se ferment. Je dois sortir. Je me lève, et croise la DRH juste devant l’ascenseur, à croire qu’elle y passe sa vie cette conne. Je lui souris, elle me demande si ça va, avec son faux sourire à la con, et moi je lui réponds « j’ai connu des jours meilleurs », avant de finalement opter pour les escaliers. J’ai le sentiment d’avoir fait une connerie, ce n’est pas très corporate comme réponse, je le réalise. Je boite à cause de mon orteil, il doit être cassé. J’arrive sur le trottoir, j’ai oublié mon téléphone et ma cigarette électronique dans ma veste à l’étage. Je suis abattu, je suis comme une grosse merde. Je pense à ma vie : 36 ans, célibataire, pas d’enfant, un gros salaire qui passe dans mon loyer parisien donc je n’en profite pas, pas de voiture, asthmatique. Mais quel sens a donc ma vie ? A ce moment-là, je vois une grappe de collègues du service financier qui s’approchent de moi tout sourire : Thibault, on va au food truck vegan en bas de la rue, tu viens avec nous ?
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Une femme de ménage peut avoir plus facilement conscience de son travail qu’un administratif. C’est ce qui explique que de nombreux individus, diplômés des plus prestigieuses écoles, retournent faire un CAP après vingt ans d’expérience professionnelle à hautes responsabilités, pour retrouver du sens et de la matière ! […] Trop déconnectés de la matière, incapables de percevoir leur contribution à la construction du monde, loin de s’accomplir dans leurs fonctions de service, ils ont éprouvé le besoin de revenir au sérieux de l’artisanat, qui exige effort et constance en transformant de la matière.
Nicolas Bouzou, essayiste et Julia De Funès, philosophe.
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Je suis chez moi, devant ma télévision, en train de naviguer sur mon téléphone portable. Je viens de recevoir un mail, il est 23h12. C’est ma DirCo. « Thibault, suite à la client review de la semaine dernière, j’ai senti le besoin de te donner un nouveau challenge, afin de te relancer au sein du service commercial de l’entreprise. Nous venons d’apprendre que Sabine Maréchal souhaite donner une nouvelle orientation à sa carrière professionnelle en se lançant dans une aventure personnelle. Cela représente une belle opportunité pour toi, pour que tu puisses me démontrer, ainsi qu’aux actionnaires de Mouth Care Corp que tu peux demain devenir un grand cadre de notre Groupe ».
Je suis trop content ! Je vais enfin pouvoir leur montrer ce que j’ai dans le ventre. Mais je suis immédiatement saisi d’une puissante angoisse. En serai-je capable ? Vais-je y arriver ? Serai-je à la hauteur des attentes des actionnaires ? Le stress m’envahit. Vite, ma bouteille de vodka. J’en bois plusieurs lampées. Mais rien n’y fait. Cette angoisse est trop fortement ancrée en moi. J’ai chaud, puis j’ai froid. Je reprends de la vodka. Ma tête tourne, j’ai envie de pleurer. Cette DirCo, un jour, je prendrai sa place. Je n’arrive pas à dormir. Je me souviens avoir acheté des somnifères avant le Team Bulding avec les cadres de Mouth Care Corp. Je cherche la boîte, je finis par la trouver. J’en prends deux, avec de la Vodka. L’effet est immédiat, je m’effondre en sanglot, et je m’endors instantanément.
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A force de récupérer en psychothérapie des cadres ex-battants sévèrement déprimés, à force de les voir abîmer leur santé, de les voir passer à côté de leur vie de famille, avoir recours à l’alcool, aux somnifères, et finalement sombrer dans de graves dépressions, j’en suis venu à détester ce stupide mot de « challenge ». Il représente à mes yeux toute l’idéologie malsaine des années 1980 et 1990, avec ses « winners » et ses « loosers », et son culte imbécile et toxique de la performance pour la performance…
Christophe André, psychiatre et psychothérapeute.
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Monsieur Guillaume Lecocq ?
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Oui ?
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C’est Fatou à l’accueil, Mr Thibault Pillon de Tooth Brush International vient d’arriver, il vous attend box 28.
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OK, je descends.
Je prends la petite dose de cocaïne dans ma trousse de toilette, dans mon bureau, discrètement. Je la glisse dans la poche briquet de mon pantalon. J’empoigne mon PC et mon bloc note, et je vais droit aux toilettes. J’entre dans la cabine pour handicapés, je verrouille. J’attends… Personne. Je sors la dose de ma poche, je me mets à genoux devant le capot fermé de la cuvette. Je sors ma carte bleue, ma petite paille et je renifle la totalité de la poudre. Je ramasse ce qui reste avec le bout de mon index humide, et je me le frotte sur les gencives. Je tire la chasse d’eau, je sors, et je me regarde dans le miroir. Je me trouve beau, même si je suis un peu dégarni, que j’ai le visage rond, un gros nez, que ma belle chemise blanche me boudine, surtout au niveau du ventre. Ma cravate bordeaux ressort bien. Je m’approche de mon reflet en me fixant droit dans les yeux : Thibault Pillon de Tooth machin, je vais te faire une grosse tête !
Je descends les escaliers comme un gladiateur qui veut en découdre, sûr de sa puissance, sûr de son rapport de force. J’entre dans la salle d’attente et je lance un « Pillon ! », en regardant ma montre. Une espèce de bobo se lève, il est maigre, il a le visage émacié, une barbe de hipster Bio Vegan parisien, je vais en faire qu’une bouchée de ce con-là !
Il se lève et me tend une main molle. Je la lui écrabouille.
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Bonjour Mr Lecoq, vous allez bien ?
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Ça va. C’est par ici.
Je lui indique le chemin du couloir qui mène au box 28. Je sens sa démarche tremblante, je sais que j’ai déjà pris l’ascendant psychologique sur lui. Je marche la tête haute, et d’un pas rapide. Il a du mal à me suivre. En passant devant les autres box, je vois mes collègues qui cuisinent leurs fournisseurs. Ils parlent fort, se tiennent debout, face à eux qui restent assis. Je les vois balancer des liasses de papiers dans leur direction. Je dois faire la même chose si je veux atteindre mes objectifs et ne pas passer pour un mauvais. Avec cette lavette de Pillon, ça va être facile.
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Vous avez pris des vacances, Mr Lecoq ?
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Nous y sommes. Entrez. Installez-vous là. Asseyez-vous.
Il cherche à engager la conversation sur mes vacances ? Je vais vite le remettre à sa place, le petit merdeux.
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Bon, Monsieur Pillon, j’ai vu votre proposition tarifaire. Ça va ? Vous vous êtes fait plaisir ? Vous pensez sérieusement que je vais vous signer ça ? C’est quoi, ces prix de pute ? J’ai des baisses de partout, chez tous vos concurrents, et vous, vous venez avec une hausse ? Vous êtes débiles ? Ou vous avez décidé de mieux payer vos petits Chinois en me faisant les poches au passage ?
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L’être humain développe ainsi une personnalité, une façon d’être pour exister. Le problème, c’est que cette façon d’être qui, au commencement de sa vie, lui permet de survivre, devient peu à peu une prison. La personne se retrouve prisonnière de son propre rôle. Elle ne parvient plus à sortir de ce personnage créé pour être en lien avec son entourage, pour recevoir de l’amour, si bien que, en prenant de l’âge, elle se rigidifie et elle s’y enferme encore d’avantage. Ce qui au début lui permettait de survivre, ce signe d’adaptation et d’intelligence fantastique, se transforme finalement en un enfermement qui empêche la personne d’aller vers elle-même, d’être ce qu’elle est réellement ou d’exploiter ses talents. Chaque fois qu’elle s’écarte de son rôle, les angoisses de fond remontent avec une force terrible.
Guy Corneau, psychanalyste jungien et écrivain.
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Il est 2h42, mon téléphone vient de vibrer. J’ai échangé pas mal hier avec une Sandrine sur Tinder, qui m’a dit au passage que son ex s’appelait Thibault aussi, j’ai trouvé ça gonflé de me sortir ça…, Mais là c’est peut-être elle qui m’envoie un Snap. J’ai la flemme de me lever. J’essaye de me rendormir. Mon téléphone vibre encore et encore. Je finis par me lever. Je n’arrive pas à résister. Je sais que ça me sera fatal et que je n’arriverai certainement pas à me rendormir. Pas grave, c’est peut-être important.
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La peur de rater quelque chose (FoMO, acronyme de l’anglais fear of missing out) est une sorte d’anxiété sociale caractérisée par la peur constante de manquer une nouvelle importante ou un autre événement quelconque donnant une occasion d’interagir socialement. Cette peur est particulièrement nourrie par certains aspects de la technologie moderne, tels les téléphones mobiles (nomophobie) et le réseautage social à l’aide de sites tels Facebook, Twitter, Instagram ou TikTok, où l’utilisateur peut continuellement comparer son profil à celui d’autres utilisateurs. Il est particulièrement présent chez les adolescents.
Avec l’utilisation croissante de l’Internet, une certaine proportion d’internautes développe une dépendance psychologique d’être en ligne, ce qui peut mener à une anxiété d’être hors connexion, s’exprimant sous la forme de « peur de manquer quelque chose ».
Certaines pratiques marketing comme les soldes et le Black Friday exploitent ce sentiment de peur de rater quelque chose (ou FoMO) et peuvent provoquer de l’anxiété ou de l’agressivité.
Wikipédia Syndrome FoMO
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Pfff, je suis vert, c’était juste de la publicité pour le dernier Iphone. C’est demain matin qu’aura lieu le lancement de l’IPhone XIII. C’était un rappel au cas où je veuille aller me battre avec tous ces prolos qui font la queue toute la nuit devant les Apple Stores pour aller y claquer leur SMIC ou leurs allocs. Quand je les revois se battre pour des pots de Nutella, franchement, je me demande ce qu’ils ont dans le crâne. En venir aux mains pour de l’huile de palme et du sucre s’il te plaît ! Après, tant qu’ils m’achètent des brosses à dents pour leurs chicots pourris… ça me gonflera le chiffre d’affaires. Je regarderai les réseaux, il y en aura c’est sûr, ça va être drôle, je pense qu’on va se marrer dans l’open space.
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Un employé qui venait d’ouvrir les portes pour laisser entrer une foule impatiente a été écrasé par les acheteurs qui se ruaient sur les produits. L’homme, âgé de 34 ans, est mort de ses blessures. Au moins quatre personnes, dont une femme enceinte, ont été hospitalisées après cet incident. D’autres employés du magasin ont également été blessés alors qu’ils tentaient de venir en aide à leur collègue.
Le Monde. Publié le 29 novembre 2008 à 19h17
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Il est 21h35. Je sors du bureau et je retrouve Sandrine dans un troquet du 11ème. On est ensemble depuis un petit mois, et ça se passe bien. On se voit les mercredis soir, et certains samedis après-midi. C’est vrai qu’entre ses cours de pilates, son aquabike et mes cours de crossfit, on a du mal à se trouver du temps pour nous. Aujourd’hui, elle me présente à ses collègues instituteurs, elle est AVS (auxiliaire de vie scolaire) à Paris dans une école du 5ème. Nous arrivons, il nous reste deux petites places en bout de table. J’essaye de saluer tout le monde, mais je n’y arrive pas. Je dois me limiter à mes voisins directs. Une espèce d’ours aux cheveux bouclés qui s’appelle Manu, et un type maigre avec un long nez qui s’appelle Marius. Des gauchos purs et durs, picousés au Quotidien de Barthès et à France Inter. Je les repère tout de suite.
La conversation arrive assez vite sur moi. Je leur explique que je suis Key Account Manager, et que je vends des produits de soins dentaires, essentiellement des brosses à dents.
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Ah, OK, mais alors c’est quoi exactement ton métier ?
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Je négocie avec les enseignes de la grande distribution des contrats nationaux, et je suis objectivé sur la performance de mes portefeuilles clients. Je dois garantir un certain niveau de croissance et de marge aux actionnaires Hollandais.
Manu a l’air dubitatif. Il me questionne :
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Mais alors, si je comprends bien, plus tu vends de brosses à dents, plus tu es rémunéré, c’est ça ?
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Oui, c’est à peu près ça…
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Mais comment tu fais pour agir sur les gens dans les magasins pour qu’ils achètent toujours plus de brosse à dents ?
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Eh bien, ça passe par des animations promos, des tracts, on essaye d’innover avec nos usines….
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Elles sont en France vos usines ?
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Non, en Chine et au Bangladesh.
Ils se regardent les yeux ronds. Marius prend la parole :
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Alors si je comprends bien, ton but dans la vie c’est de mettre un maximum de plastique non biodégradable, fabriqué j’imagine par des salariés miséreux, sur le marché français, en imprimant des tracts sur du papier qui va finir à la poubelle ? Bah j’espère qu’ils te payent cher tes actionnaires pour faire ça… Sans vouloir te manquer de respect.
J’essaye de ne pas m’énerver tout de suite.
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Au-delà de me payer cher ou pas, ils me font confiance, et ils me donnent une part de ce que je rapporte sous forme de primes, qui me permettent de me faire plaisir. C’est plutôt valorisant.
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Mouais, j’imagine qu’à l’échelle de ce que tu leur fais gagner, ils ne te donnent que des miettes.
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Tu sais Manu, moi, ces miettes me suffisent aujourd’hui. Nous verrons demain, si je deviens plus gourmand.
Je sens que cette soirée va vite me gonfler…
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L’an dernier 26 personnes possédaient autant que les 3,8 milliards de personnes qui composent la moitié la plus pauvre de l’humanité.
Depuis 2009, les entreprises du CAC 40 ont reversé plus de deux tiers de leurs bénéfices à leurs actionnaires sous forme de dividendes, ne laissant que 27,3 % au réinvestissement et 5,3 % aux salariés. La France est ainsi le pays au monde où les entreprises cotées en bourse reversent la plus grande part de leurs bénéfices en dividendes aux actionnaires.
Les salariés sont les grands sacrifiés de ce partage inégal. En 2016, les entreprises du CAC 40 ont ainsi reversé près de 15 fois plus de bénéfices à leurs actionnaires (sous forme de dividendes) qu’à leurs salariés (sous forme d’intéressement et participation). Si elles avaient choisi de maintenir en 2016 le même niveau de dividendes qu’en 2009 et d’augmenter la rémunération des employés plutôt que celle des actionnaires, l’ensemble des travailleurs du CAC 40 dans le monde auraient pu voir leurs revenus augmenter en moyenne d’au moins 14000 euros sur la période, soit plus de 2000 euros par an et par employé.
En 2016, les PDG du CAC 40 gagnent en moyenne 257 fois le SMIC et 119 fois plus que la moyenne de leurs salariés au sein de leurs entreprises alors que ce dernier écart était de 96 en 2009. Ces écarts constatés en France sont légèrement plus élevés qu’en Allemagne et sept fois plus élevés qu’en Norvège. Entre 2009 et 2016, l’écart moyen entre la rémunération du PDG et le salaire moyen de l’entreprise était de 306 chez Carrefour, 270 chez LVMH, et 227 chez Danone. Le PDG de LVMH gagne ainsi en une journée de travail ce qu’un salarié moyen de son entreprise gagne en plus d’un an.
Oxfam France, 14 mai 2018
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J’ai bien dormi cette nuit. J’ai coupé mon téléphone, Sandrine ne supportait plus de l’entendre vibrer. Au début, les premières nuits, ça a été dur. Puis petit à petit, je m’y suis fait, et je faisais le bilan de mes notifications nocturnes pendant le petit déjeuner.
J’arrive au bureau le cœur léger. J’ai terminé ma négo hier soir tard, avec mon plus gros client : Carrefour ! J’ai atteint les objectifs qui m’avaient été fixés, j’ai pu signer les accords hier à Massy au cœur même de leur siège. Je me sens puissant. La DirCo n’en revenait pas, quand je lui ai débriefé le rendez-vous au téléphone. Elle doit être mal, et sentir le vent tourner. Bientôt je prendrai sa place, à cette grosse incompétente ! Les Hollandais vont bien finir par la dégager.
Je prends l’ascenseur en même temps que la DRH. Décidément… Étrangement, elle me salue mais ne me regarde pas. Elle n’engage pas la conversation. Je sens son regard fuyant. J’ai trop envie de lui parler de ma négo d’hier, mais je garde ce petit plaisir pour plus tard. Nous arrivons sur le plateau, elle se tourne vers moi et me dit : « Thibault, vous pouvez venir avec moi, s’il vous plaît ? ».
– OK… Je pose mes affaires et j’arrive.
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Non non, inutile, suivez-moi, s’il vous plaît.
Je la suis jusqu’à son bureau. La DirCo est là, avec Mr Haufmann, le Directeur Général France. On dirait qu’ils m’attendaient.
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Prenez une chaise, Thibault.
Je me sens fébrile, j’ai l’impression d’être dans un piège qui se referme doucement sur moi. La DirCo prend la parole.
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Bon, Thibault, déjà je tenais à vous féliciter devant Mr Hofmann pour votre résultat chez Carrefour hier soir. L’ensemble du Comity Management vous félicite. Malheureusement, nous apprenons que Mouth Care Corp vient de conclure la vente de Tooth Brush International, avec Health Bridge Community. Comme vous le savez, ils ont déjà des bureaux commerciaux en France, et votre poste fait doublon. Tenez, voici votre lettre de convocation à un entretien de licenciement. Nous sommes désolés.
Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Je suis sonné. Je tends une main molle pour prendre la lettre. Je n’arrive pas à exprimer la moindre émotion. Je me lève en les remerciant, puis arrivé à la porte, je me retourne et leur demande :
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Et Hervé ?
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Hervé… Votre collègue ? C’est très humain de votre part de vous soucier de lui, il change de poste et devient Chief Happiness Officer sur le site de Pantin.
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Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer des autres se trompe fort ; mais celui qui croit qu’on ne peut se passer de lui se trompe davantage encore.
François de La Rochefoucauld, écrivain.