
Un petit air de série B
Visiter un espace, voyager dans le temps
L’intérieur au cinéma : c’est d’abord le décor, bien sûr, mais aussi le travail de la lumière, le cadrage, les mouvements de caméra, la mise en scène qui choisit de placer ici ou là tel détail, tel tableau accroché au mur, de filmer telle rampe d’escalier spiralant autour d’un vestibule, de laisser au hasard telle chaise esseulée dans un espace, de laisser flotter une matière de papier-peint au fond du regard. Ou c’est encore la couleur extravagante des films des années soixante, qui fit la gloire des adaptations des nouvelles d’Edgar Poe par Roger Corman, nous offrant au passage quelques chefs d’œuvre mémorables en espace clos, tels que “La chute de la maison Usher” (1960) ou “Le corbeau” (1963), ou encore celle du “giallo” italien, un genre “haut en couleur” s’il en est (“giallo” signifie “jaune” en italien). C’est ainsi que « Les trois visages de la peur » (1963), de Mario Bava, un film presque entièrement tourné en intérieur, nous fait suivre à la trace des jeunes femmes terrifiées par une menace protéiforme et dotée d’ubiquité dans des appartements aux multiples éclairages, parfois même zébrés d’éclairs bleus et réguliers lancés par un orage aux fenêtres. Dans le même temps, les studios Hammer connaissent leur âge d’or. Comme chez Bava, les couleurs vives et l’architecture gothique des décors jouent là un rôle à part entière. Elles participent beaucoup du plaisir un peu nostalgique que l’on a à revoir « La Gorgone » (Terence Fisher, 1964), même si l’épouvante n’est plus la même : une poésie s’en dégage, indissociable d’une décennie qui a si vite vieilli, renforçant à leur insu le charme suranné mais toujours flamboyant de ces œuvres. Plus tard, Dario Argento reprend l’héritage en conférant aux couleurs (notamment, le bleu et le rouge, dans « Suspiria » ou « Inferno ») une épaisseur autonome, détachée de la narration, une qualité onirique et abstraite qui fait la marque de son esthétique stylisée, baroque et violente.
De façon générale, les intérieurs au cinéma recèlent sans doute le secret caché des choses qui vieillissent, plus ou moins bien. Plus encore que le panorama d’une ville, d’un quartier, d’une rue dont on se plairait à relever les évolutions en comparant son aspect dans tel ou tel film avec celui d’aujourd’hui, en remarquant des magasins d’un autre âge, des marques de vêtements disparues à tout jamais, des flippers rutilants dans les cafés de la France des années quatre-vingt, des sex-shops qui foisonnent autour du Times Square des années soixante-dix à New York, ou les “drive-in” de l’Amérique d’Eisenhower, c’est le plateau d’intérieur, filmé en studio, qui donne une couleur temporelle aux scènes de films, même, et peut-être surtout, quand ce sont les films les plus anecdotiques, car les plus représentatifs de leur temps. D’ailleurs, le seul souvenir que je garde de certains films oubliés, obscurs, de certains épisodes de séries, de leurs scènes relativement statiques dans des décors insignifiants, ce sont précisément… ces décors. Tout simplement parce qu’ils contiennent un effet de réel, du fait qu’ils s’obstinent là dans leur insignifiance comme une trace involontaire de la présence des choses au-delà d’une intrigue souvent factice ou du jeu médiocre des acteurs. Une porte, une commode, un téléphone, une penderie à l’angle, un miroir, une cuisine… : nous savons que ces objets n’ont pas d’existence en-dehors du plateau de tournage, et pourtant, ils semblent dotés d’une vie propre. Ils témoignent d’un monde.
Les intérieurs chez James Bond : loin du pittoresque
De la même façon, chaque film de la saga James Bond de l’époque de Sean Connery ou Roger Moore parvient à nous replonger dans un monde ancien, autant que tout chef d’œuvre. Les plateaux de Ken Adams, qui doivent beaucoup à Kubrick (celui-ci donna même des conseils en sous-main, durant le tournage de “L’espion qui m’aimait”), pourraient servir de maquette à l’ensemble du cinéma postérieur à 1945. Forteresse amphibie, repère de « méchant » bondien paré à toute attaque, salle de conférence internationale dans un style postdamien… : tout y est iconique et immense, tant dans les dimensions que par l’éclairage, qui semble tomber de nulle part sur le coeur souterrain de la citadelle volcanique de Bloefeld dans “On ne vit que deux fois” (Lewis Gilbert, 1967). Et pourtant…
Et pourtant, ce sont les intérieurs plus ordinaires, moins spectaculaires, qui donnent aux anciens épisodes de James Bond leur grain particulier, leur teinte exotique. On sent bien que le Japon de carte postale d'”On ne vit que deux fois” n’est qu’un fantasme hollywoodien plaqué sur un pays en pleine effervescence économique et culturelle. Il semble au fond que James Bond déplace partout avec lui ses coordonnées spatio-temporelles : le Japon est le Japon vu par un espion anglais, il se résume à une scène de combat de sumo ou à quelques rencontres avec de belles espionnes du Levant. Paravents et murs coulissants, voilà tout le décor dont il fut besoin pour figurer un Japon d’opérette. En fait, on n’y est pas vraiment plus dépaysé que lorsqu’on se trouve dans la salle d’audience du MI6 à Londres, ou mieux : dans le bureau de M., dont le mobilier fleure bon le studio Pinewood (où furent plantés les décors rocambolesques et exotiques de Ken Adams). Ce mobilier fort britannique change à peine d’un film à l’autre de la série. Il sert invariablement à poser le personnage de James Bond et celui de M, en pitreries réciproques. L’introduction du nouvel avatar de James Bond en la personne de Roger Moore, dans le “Vivre et laisser mourir” de 1973, est aussi une belle introduction à l’appartement de l’espion, jusque-là jamais vu, et… aux années soixante-dix : là aussi, un mobilier en bois, plutôt dépouillé, fonctionnel ; la prise de vue privilégie toujours un cadre dans le cadre, deux montants, deux pans de mur symétriques ou le dénivelé d’une marche, signifiant la transition entre deux pièces, la chambre en arrière-plan et le séjour au premier, le tout sans séparation ; la cuisine, à la fois moderne pour l’époque et légèrement « vieux jeu », est du même type. Un décor rassurant, presque, à l’image du nouveau James Bond, plus décontracté, plus désinvolte. Le format de l’image est différent : 1/85. On est loin du panoramique “larger than life” d’On ne vit que deux fois”. On y trouve aussi plus d’intérieurs, moins de scènes à grand spectacle en extérieur. On est à échelle plus humaine.
La fausse évidence du quotidien
Film d’épouvante, film d’aventure, film d’espionnage : c’est là précisément où l’on s’attend le plus aux paysages icôniques, aux plans larges filmés à l’extérieur, que le décor d’intérieur acquiert peut-être son plus grand charme. L’exotisme des intérieurs n’est certes pas évident : il est temporel plus que spatial et géographique, aussi bien dans l’univers de James Bond que chez les réalisateurs qui, de près ou de loin, ont côtoyé cet univers, comme Hitchcock ou bien Kubrick. Ces derniers, cependant, ont su faire du décor un personnage à part entière et le doter d’une inquiétante proximité. Peut-être justement parce que les objets, les espaces qui nous entourent, qui nous suivent à la trace, parfois, ou semblent nous contempler de loin, avec leur fausse quiétude, leur bonhomie ancrée dans l’ordinaire, sont porteurs d’une menace sourde, d’un possible décalage avec la réalité.
Suite la semaine prochaine – Les intérieurs au cinéma 2/4 :
Les intérieurs lynchiens : entre l’amnésie et la nostalgie