
Poèmes inédits – Par Joël Mansa
« Car les vers ne sont pas des sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses… »
Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge.
Une expérience unique
« Mais chaque jour, peut-être, on peut reprendre le filet déchiré, maille après maille… » Ce que dit ainsi si bien un poème de Philippe Jaccottet, je l’ai vécu en découvrant la lecture, petit. Tissu des mots qui, reprise après reprise, refont un vêtement, un habit, une manière d’être au monde et une raison de vivre. Les jours peuvent devenir interminables sans horizon, les nuits une ombre sans douceur. Un air de bonheur est entré dans ma vie, un livre ouvert sur un poème qui me disait seulement : ma bouche est sur ton oreiller. Je me suis mis à lire le soir dans mon lit, et le jour n’importe où. Je me suis mis à confondre les deux, la nuit il faisait jour, et les jours sont même, parfois, devenus comme des rêves.
1
Tout commence avec l’attente
Tout commence avec l’attente.
Avant l’attente, la vie est simple, organique, sensible et sensuelle.
La vie se fait cris, regards, faim, sommeil, sourires et bientôt jeux.
Les mots se font chaînes de sons, sens intuitifs,
joies, peurs, désirs de mots, efforts de paroles.
L’attente vient plus tard.
Avec elle, le monde change.
Une inquiétude emplit soudain l’espace, chaque instant se fait impatient.
Désormais, il manque quelque chose.
Même le bonheur, s’il est là depuis le début, ne suffit plus,
et s’il est absent, il se cherche une forme, enfin.
Pour moi, il cherchait sa raison d’être,
si jamais il pouvait seulement exister.
Ce fut la poésie.
La poésie a été la réponse à cette attente interminable de l’enfance.
J’étais perdu, exilé, sans horizon, entre des murs plus gris chaque jour.
Personne ne peut imaginer la douleur de vivre d’un enfant qui n’est pas aimé.
Personne ne peut savoir ce qu’un enfant battu peut supporter.
La poésie le peut.
Elle est la solitude qui a trouvé ses mots,
le froid qui vous saisit quand elle recueille la lumière de l’hiver,
l’odeur des villes en été,
tous les murmures qui habitent les vivants
et ne demandent qu’à être nommés.
De la tête aux pieds, tout mon corps est devenu une buche de bois tendre
que la hache de la poésie fend d’un seul coup à chaque lecture.
2
De la peau et du sang
C’est alors que les sensations et les souvenirs
sont devenus de la peau, du sang, de la fatigue et des frissons de joie.
Comme une nouvelle naissance, lire des poèmes m’a arraché d’un lieu sans vie
et jeté dans l’air qui brûle les poumons qui n’ont jamais respiré.
Un vers, c’est un instant, un saut,
un bond par-dessus le temps dressé comme un obstacle,
mur de pierres plus haut qu’une montagne d’inespérance.
La hache du poème est un élan,
le bucheron des mots l’a aiguisée à se meurtrir les doigts.
Son souffle alors se fait fluide et facile, comme une délivrance,
quand elle frappe nos cœurs, on est traversé d’un coup.
Après, vient la croissance.
De la blessure ouverte par la première lecture qui fait saigner,
germent comme au jardin des pousses nouvelles de printemps.
On relie, encore, lentement cette fois, autrement, changé, la gorge serrée.
Un avenir même s’est ouvert pour moi
qui ne croyait n’avoir que des heures à égrener
comme un chapelet d’ennui et de chagrins .
Le langage poétique est une trouée, un chemin étroit qui s’ouvre.
C’est un passage qu’il faut oser emprunter
et, depuis, je ne marche plus seul, même seul.
3
Une présence
« Hâte-toi de transmettre Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance. »
René Char, Commune présence.
Un des poètes dont la vie se confond avec l’écriture a écrit :
Redonnez-leur ce qui n’est plus présent en eux,
Ils reverront le grain de la moisson s’enfermer dans l’épi et s’agiter sur L’herbe…
Toutes les dictatures brûlent les livres et tuent les poétesses et les poètes.
Tout ce qui est perdu, tout ce que l’on a effacé dans la violence
cachée dans les maisons ou offerte sur les places publiques,
l’émerveillement des larmes qu’on verse quand on aime,
un seul regard croisé, aussitôt éloigné, enfoui dans la boue du temps,
les poèmes les redonnent à la vie.
On emprisonne, on empoisonne, on pend à des grues de chantier.
Devant tant de malheurs entassés comme une montagne d’ordures
que valent quelques flocons de paroles plus légers que la neige.
La poésie est une présence, obstinée, rebelle, sans complaisance.
Elle ne compte pas plus qu’une fleur des champs, qu’un bouton d’or,
un coquelicot rouge sang.
Elle endure toutes les folies accumulées et les rapporte,
comptable de chaque douleur, et la dernière venue autant que l’oubliée.
La poésie a scellé une alliance avec la réalité :
elle la dénonce et elle la réenchante.
Regain d’espace et témoin des enfermements,
elle s’engage à éveiller les cœurs et soulever les paupières qui ont perdu le goût du jour.
Sa beauté fait mal à ceux qui la fréquentent,
ses mots sont des écailles,
ses chemins enroncés,
ses fruits hérissés d’épines.
Un poème est un pont suspendu au-dessus d’un abîme
et dont se joue le vent.
Il nous relie au monde en nous faisant trembler.
Mais ses cordes sous nos mains ouvrent à toute la vie.
4
La vie, la poésie
Plus un jour depuis sans lire de la poésie.
Plus un jour sans croire en sa beauté.
Je m’encorde à mes frères et sœurs, poétesses et poètes de toutes les époques,
Je m’encorde à mes frères et sœurs, poétesses et poètes de toutes les latitudes,
comme pour continuer à gravir les heures, assuré à leur taille.
Le risque n’est pas moindre, je tombe et je retombe le plus souvent
quand je m’essaie à vivre. J’ai le vertige. J’ai peur.
J’entends les cris des exilés, ceux des enfants qui appellent au secours,
je vois tous ces visages pris dans les rets de la guerre.
j’ai honte d’être si peu utile.
Quel gâchis, dans cet océan de douleur, les mots convenus,
les discours partisans, les silences complices.
La lecture des poèmes est œuvre de survie.
La parole poétique dé-gâche le langage.
Elle procède par morceaux, lambeaux, mitraille, fureur,
et sa clémence qui couvre tous nos murmures
comme elle couvre sa si tendre colère
est une mer d’eau douce, une grâce étendue
où venir se poser, se reposer enfin.