Récemment, l’un de mes collègues du Conseil de Développement de Toulouse Métropole nous présentait un billet d’humeur intitulé « l’Ukraine, la guerre et nous : comment notre métropole aborde-t-elle la période d’incertitudes qui s’ouvre ? ». Ce texte soulignait le fait que nous n’avons pour la plupart d’entre nous connu la guerre que par voie de presse tandis qu’elle fait son retour aux portes de l’Europe politique. Alors même que nous l’avions éliminée de nos esprits comme solution de règlement de conflits internationaux, la guerre impacte déjà nos territoires via l’approvisionnement en énergie ou la relance de la production d’armements. Mais on ne pose pas – encore – directement la question de l’association des collectivités à l’effort national permettant de faire face collectivement à ces nouvelles incertitudes.
Comprendre les émotions afin de pouvoir proposer un nouveau récit
Il y a manifestement une rupture du récit qui prévalait dans les années 70 et plus particulièrement après la chute du mur de Berlin, sans qu’il s’en présente un autre en substitution. Probablement n’a-t-on pas porté attention à certains signes, pourtant annonciateurs, des dérèglements actuels. On n’a considéré les vitupérations et l’activisme que comme des manifestations de mauvaise humeur sans en mesurer la portée. Notre tardive sortie du sommeil se fait dans le bruit d’émotions variées et contradictoires qui nous laissent encore plus fragiles et dubitatifs, exposés au risque de la manipulation. Sur qui peut-on compter pour nous proposer une grille de lecture, une préfiguration d’un autre récit ? Car il s’agit d’embarquer dans ce nouveau récit l’ensemble de la société et les territoires qui la composent ; un chemin long, difficile, parsemé de chausse-trapes à éviter sans pour autant s’égarer. Ce « récit » va devoir s’appuyer sur un diagnostic partagé permettant de dépasser les approches culpabilisantes et ressentimistes adossées à l’habituel petit assemblage de boucs émissaires et de fiches de « prêt à penser ». Un travail sur « l’ennemi intérieur » en quelque sorte.
Comprendre les émotions et la place qu’elles occupent dans la sphère politique s’avère ainsi participer du diagnostic préalable à la production d’un nouveau récit. Dans une publication intitulée « l’opinion des émotions » (éditions de l’Aube, Fondation Jean Jaurès), s’appuyant sur deux vagues d’enquêtes, peu de temps après la fin de la pandémie d’une part, pendant la campagne présidentielle d’autre part, Stewart Chau nous donne les clés pour entrer dans ce monde particulier. Ce qui frappe d’emblée est que « pour se forger un avis, 50 % des Français disent compter sur ce qu’ils ressentent intuitivement, leurs émotions, 73 % sur leur vécu et leur expérience, 60 % sur les valeurs, 35 % sur les arguments et le débat, 18 % sur l’opinion de leurs proches et enfin 10 % sur leurs croyances religieuses ou spirituelles ». Pas plus d’un tiers des personnes fondent donc leur opinion sur des arguments, et pour les autres, leur opinion dépend de leur expérience personnelle et du réseau dans lesquels elles s’inscrivent. Peut-on encore parler de débat public à ce niveau ? La pandémie aurait donc réveillé des « vulnérabilités oubliées », réhaussé le niveau d’incertitude et de peur, générant un repli sur soi , l’univers familier devenu la valeur refuge. Si les 18-34 ans sont plus porteurs d’espoir, à force d’agiter le spectre de la décadence et de la finitude, on pourrait bien finir par les perdre. L’ouvrage de S. Chau révèle aussi après la crise et au moment de la campagne présidentielle un degré de fatigue et d’émotivité (48%) qui peut tourner à la radicalité d’opinion, peu propice au débat d’idées.
Les intellectuels pour nous aider à aller au-delà des émotions ?
Face à ces émotions et aux cartes mentales associées, on se dit qu’entreprendre la construction d’un nouveau récit « enchanteur » ne saurait s’imaginer sans l’appui des intellectuels, surtout s’ils sont de renom afin que l’effet d’entrainement soit au meilleur niveau.
Prenons l’exemple des massacres du 7 octobre puis des réactions inconsidérées d’Israël, quelle analyse – dominante – a-t-on vu se développer dans les médias ? Après un bref moment de compassion à l’égard des victimes de ce 7 octobre, nombre d’intellectuels ont interprété ces événements comme une légitime revanche des palestiniens à l’égard d’un Israël colonialiste blanc. Il y avait même de la jubilation qu’on a retrouvée ce 7 octobre 2024 avec des célébrations anniversaires !
Cette gauche qui institutionnalise la compassion est la même qui justifie moralement le massacre. Judith Butler déclarait ainsi : « Qu’il y ait ou non de la documentation sur les allégations de viol de femmes israéliennes [moue], OK, s’il y a de la documentation alors nous le déplorons, mais nous voulons voir cette documentation. » Dans son long article intitulé « Le 8 octobre : généalogie d’une haine vertueuse » (Tracts Gallimard n°60), Eva Illouz écrit : « Lorsqu’elle viole les normes et les formes élémentaires de l’humanité et de la raison, la haine doit être interrogée et rendue intelligible, surtout quand celle-ci émane des élites. Nous n’avons, hélas, aucune raison de penser que les élites culturelles et intellectuelles sont moins complaisantes et aveugles sur elles-mêmes que les élites économiques. »
« …la gauche identitaire aura montré que sa politique va au-delà du narcissisme offensé et des « safe places ». Jusque-là, les crimes de l’identitarisme n’étaient pas plus graves que ceux d’avoir abandonné l’universalisme, l’économie et la classe pour le relativisme, la race et la culture, de répéter le mantra de l’intersectionnalité et de faire du blanc une couleur coupable. Cette politique s’avère désormais plus dangereuse : elle s’apparente à une vision quasi-religieuse du monde, insufflant à ses adeptes une mission eschatologique de salut et attribuant le mal à Israël. »
Citant Thompson, Eva Illouz dit (p. 23) : « Althusser a vidé l’histoire de ses acteurs historiques, proposant à la place un « théoricisme ahistorique (…) « un impérialisme théorique qui s’est transformé en un système si fermé sur lui-même qu’il pouvait ignorer tout dialogue avec le monde empirique, ce qui le rendait impossible à refuser. »
Sur ce terreau d’inquiétude et de peur, ces intellectuels déstabilisent et écartent toute possibilité de récit pour nous placer devant des choix binaires ; ils nous enjoignent de choisir le bon camp, là où il n’y a pas de camp mais de la complexité. Tout cela est d’autant plus inquiétant que le clivage générationnel fait pencher les jeunes en faveur de cette approche moralisatrice forçant à choisir son camp et, par extension, à exclure.
Il n’y a pas que le politique à vouloir imposer un discours binaire, l’économique aussi
Dans un autre registre, l’économiste Thomas Piketty publiait en juillet 2023 dans Le Monde un article sur la France et ses fractures territoriales , peu avant la publication avec Julia Cagé de “Une histoire du conflit politique, Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022” . Thomas Piketty a trouvé là un nouveau terrain d’application de son principe de croissance des inégalités dans le système capitaliste, s’appuyant comme à l’accoutumée sur la mesure des valeurs extrêmes. Il s’agit cette fois de comparer les 1% des communes les plus riches et les banlieues pauvres auxquelles on ajoute, c’est pratique, les bourgs ruraux. L’inégalité est ici appréciée à partir des PIB départementaux, de la valeur immobilière moyenne des logements mis sur le marché à l’échelle des communes et du revenu moyen des habitants par commune. Mais le recours au PIB à une échelle territoriale n’a en fait pas beaucoup de sens puisqu’il s’agit d’une mesure des inégalités productives et non sociales. C’est ce que soulignent A. Delpirou et M. Vanier en donnant l’exemple du département de la Seine Saint-Denis dont le PIB se situe à la 14e place nationale alors qu’il est le plus pauvre de France métropolitaine. Les auteurs signalent également que « chaque indicateur est envisagé uniquement au prisme du rapport des valeurs extrêmes : les cinq PIB départementaux par habitant les plus élevés rapportés aux cinq les moins élevés, le 1 % des communes au marché immobilier le plus coté au 1 % le plus déprécié, etc. Le raisonnement paraît simple : si ces ratios augmentent depuis les années 1980, c’est que les inégalités s’accroissent. » En fait, les communes sont budgétairement riches en proportion de leur tissu économique : elles peuvent être riches économiquement et pauvres socialement, et inversement. A. Delpirou et M. Vanier soulignent aussi qu’à l’échelle départementale, les inégalités de revenus n’ont jamais été aussi faibles que dans les années 2010, ce qui va à l’encontre de la thèse de T. Piketty.
Nos deux auteurs se désolent de cette « instrumentalisation de supposés clivages territoriaux à des fins politiques », contredits par les sciences sociales et considèrent qu’il « faut exiger de ne pas caricaturer ni prendre en otage ce débat (des fractures territoriales ) aujourd’hui tristement enfermé dans une nouvelle bien-pensance de l’indignation. »
Nous ne sommes plus ici dans une version du « théoricisme ahistorique » mais dans l’instrumentalisation d’une masse de données historiques et géopolitiques où l’on se perdrait s’il n’y avait l’accompagnement – biaisé – de l’auteur qui use et abuse de sa position d’intellectuel renommé. A noter que Piketty ne dit rien de l’accroissement des écarts entre les rémunérations extrêmes des auteurs d’articles universitaires, ou d’une quelconque volonté de redistribuer les revenus les plus élevés vers les moins bien lotis.
Désigner pour détruire, sans proposer d’alternative
Qu’il s’agisse du « 7 octobre » ou de la « fracture territoriale » et ses inégalités présumées, c’est au fond beaucoup plus sur les émotions « ressentimistes » que sur les issues positives (comment s’en sortir) que jouent nombre d’intellectuels. Le risque politique est alors immense avec nos électorats devenus toujours plus volatils.
Cynthia Fleury (dans « Ci-git l’amer ») résume assez bien ce processus : « Dans sa version plus sociale, plus collective, le ressentiment relève de la même attitude : il s’agit de faire valider collectivement le fait que cela ne marche pas, non dans l’optique de proposer quelque chose qui va marcher, mais dans celle de destituer ce qui ne marche pas et de l’édifier comme objet de haine, d’y focaliser toute son énergie alors même que cet objet symbolise un vide. » Certains intellectuels et politiques sont au final ceux qui nous embarquent le plus dans l’errance et l’égarement ; ils ont en cela une responsabilité incommensurable car une fois le chemin choisi, il n’y a plus de retour possible sauf à accepter d’endosser le costume du « traitre ».
Emmanuel Gambet