Vézelay. La pièce est une chambre mansardée – ou bien est-ce dans mon souvenir seul qu’elle possède ces murs ménageant aux fenêtres les formes appelées « chiens assis » ? De celles-ci, on voit le porche de la basilique, dans toute sa gloire éclairant le soleil de cet après-midi bourguignon.
Les célèbres Fontaines Salées sont très proches. Fontaine fut la revue qui, en 1942 dans la clandestinité, publia Liberté de Paul Eluard ; Fontaine, créée par le poète Max-Pol Fouchet dont la tombe à Vézelay regarde les collines du Morvan. Max-Pol Fouchet fut le créateur de Lectures pour tous, d’Italiques et de nombre d’émissions de radio et de télévision. Écrivaine, poète, lectrice, animatrice d’ateliers d’écriture, mon interlocutrice a longtemps été productrice de radio à France Culture. Les fontaines sont différentes, la source est toujours là. Les personnalités fortes – combien celle-ci me sont chères dans leurs attachantes aspérités ! – peuvent prendre les teintes du granit à deux micas qu’on trouve aux sources de la création. À la fois gracieuses et orageuses, radiatives et ductiles. Aménité et incandescence. Pourtant, Catherine Pont-Humbert se réclame plus des fleuves et des fluides qu’elle ne se reconnait dans les analogies telluriques. Catherine m’est connue depuis longtemps ; nous sommes amis depuis longtemps. Mais dans quelle mesure peut-on connaître une amie dans la profondeur de puit que réservent les vies ?
Mon téléphone-enregistreur posé sur le radiateur – comme un fait exprès -, nous commençons notre entretien.
Rebelle(s) – Catherine, quelle est ton actualité littéraire ici à Vézelay ?
Catherine Pont-Humbert – Cette résidence d’écriture dans le cadre de laquelle nous nous rencontrons aujourd’hui s’inscrit dans une année très riche pour moi. Vézelay est ma seconde résidence en 2024. Lors de la première, j’ai achevé un livre intitulé Quand les mots ne tiennent qu’à un fil, qui paraîtra en janvier prochain aux éditions La tête à l’envers. Je travaille actuellement à un autre livre de poésie dont je pense qu’il est né du premier. Engendrement d’un livre à l’autre, formes différentes et contenus proches. Deux livres bien distincts, donc, mais se rejoignant dans une de mes grandes obsessions : les mots et les mystères du langage. Le langage, outil que nous avons tous en partage, avec sa plasticité, permet avec les mêmes mots de créer des univers singuliers, personnels, profondément originaux. Nous ne disposons que de quelques mots ; pourtant, plus on s’enfonce dans la langue, plus on s’aperçoit qu’elle est vertigineuse de possibilités ; inépuisable.
Rebelle(s) – Tu termines un livre ou tu en commences un ?
Catherine Pont-Humbert – La plupart des poèmes du livre sur lequel je travaille actuellement sont déjà là. J’ai maintenant besoin de valider la présence de chaque texte et les mettre dans un ordre permettant d’obtenir un objet composé, « fabriqué » en quelque sorte.
Rebelle(s) – Il me semble important de faire savoir le processus d’écriture, souvent différent d’une personne à l’autre.
Catherine Pont-Humbert – Oui, nous avons tous des règles de travail différentes. Pour ma part, le processus d’écriture se répartit en plusieurs temps. Autant le premier état du texte peut survenir n’importe où et à n’importe quel moment, autant le temps du « polissage » des textes, celui que je vis actuellement, nécessite un isolement. C’est une étape importante et les résidences d’écriture permettent de se mettre en retrait des autres activités, de se consacrer uniquement à l’écriture.
Rebelle(s) – Combien de temps ?
Catherine Pont-Humbert – Un mois pour la première résidence, deux mois pour celle-ci.
Rebelle(s) – Pourquoi Vézelay ?
Catherine Pont-Humbert – Il y avait tout simplement une opportunité. Il est heureux que ce temps soit vécu dans des paysages d’une beauté exceptionnelle. Les collines autour, avec les ombres tutélaires de Max-Pol Fouchet, de Georges Bataille et de tant d’autres, et la présence en particulier des Zervos, Christian et Yvonne Zervos, – fondateurs des Cahiers d’Art-, qui ont permis de faire connaître au début du 20ème siècle les plus grands artistes, de Giacometti à Léger ou Picasso.
Rebelle(s) – Ce sont les Maeght du coin.
Catherine Pont-Humbert – Exactement ! Le lieu a été très vivant au siècle dernier, et il y a toujours aujourd’hui beaucoup d’artistes qui vivent dans les environs. Ce petit village connu pour sa basilique et comme point de départ du chemin de Saint-Jacques de Compostelle a été en parallèle, au cours de l’histoire, un lieu de culture.
Rebelle(s) – C’est un lieu « où souffle l’esprit » ; aussi bien apprécié des personnes en recherche de spiritualité religieuse que de celles en quête d’inspiration pour la création. Elles peuvent s’y retrouver, peut-être même se rencontrer…
Catherine Pont-Humbert – Cela arrive mais n’est pas toujours aisé…
Rebelle(s) – Un titre pour le livre à venir ?
Catherine Pont-Humbert – Celui qui paraitra au mois de janvier (2025) s’intitule : Quand les mots ne tiennent qu’à un fil, et celui qui est encore sur le métier : Ce que les mots font aux choses. Ces deux livres vont former un cycle. C’est une étape importante pour moi ; je tourne depuis un moment autour de cette idée de consacrer des livres de poésie exclusivement aux mots. Je me suis beaucoup interrogée : « quand même, c’est l’outil de l’écriture, je ne vais pas en faire aussi la matière ! Je ne vais pas en faire le sujet et l’objet du livre ! » Finalement, tel que je suis arrivée à le concevoir, ça fonctionne, je crois.
Rebelle(s) – C’est un immense plaisir que d’avoir la sensation, puis la confirmation de réaliser un cycle, car cela prend alors la dimension d’une œuvre. Dans ta biographie, il est indiqué que tu as été productrice de radio. Peux-tu dire quelques mots à ce sujet ? Quel était le moteur de tes réalisations ?
Catherine Pont-Humbert – J’ai fait mes armes radiophoniques pendant cinq ans à Radio France Internationale. Ma motivation première était la curiosité. La radio m’a permis de satisfaire ce besoin de connaître le monde, l’ailleurs, la multiplicité des gens et des situations. Nous avions alors la chance de ne pas être cantonnés à la forme du magazine (des rendez-vous fixes, avec des invités interviewés à propos de leurs films, de leurs livres, etc.) L’époque permettaient aux producteurs – c’est-à-dire ceux qui sont au micro – d’éprouver des formes radiophoniques différentes. J’ai donc produit deux formes d’émissions : d’abord des grands entretiens, avec des écrivains, et des peintres ; et par ailleurs de très nombreux documentaires à travers le monde.
Rebelle(s) – Choisissais-tu les gens à interviewer, était-ce une décision collective ou encore la ligne éditoriale était-elle à contrario définie à l’année, et donc à suivre?
Catherine Pont-Humbert – Nous avions une liberté considérable. Pour l’émission À voix nue qui était sous l’autorité du directeur de la station, j’avançais des noms dont aucun ne m’a jamais été refusé. S’ils me furent proposés une ou deux fois, tous les autres étaient de mon propre choix. Pour les documentaires, beaucoup venaient de moi, mais il y avait en amont une plus grande place au travail collectif. Par exemple, comme je connaissais très bien l’Afrique, on me proposait souvent de m’y rendre. Cela rentrait parfois dans un cadre plus global, à l’occasion d’opérations ponctuelles qui alimentaient la chaîne pendant plusieurs jours. Autant pour les entretiens, les interlocuteurs étaient des auteurs et des peintres – ce qui traduisait mes deux grandes passions -, autant pour les documentaires les thèmes étaient très variés : La matinée des autres avait un caractère anthropologique ; une autre émission présentait les portraits d’écrivains ; je réalisais aussi de grandes traversées pour Les chemins de la connaissance qui, à l’époque, étaient en cinq volets. Par exemple, nous avons élaboré une série sur « les caravanes marchandes d’Afrique ». Quotidiennement, du lundi au vendredi, nous proposions une immersion dans une histoire racontée avec différents éclairages : archives, lectures, voix. Ce découpage et ce mode de narration se retrouvent encore aujourd’hui dans À voix nue.
Rebelle(s) – Dans la partie littéraire de ton travail, est-ce la poésie qui prime ?
Catherine Pont-Humbert – On me pose souvent cette question car durant mes années de radio, je me suis intéressée à des formes variées d’écriture, mais pas nécessairement à la poésie. Le monde m’attirait tellement vivement que cette fascination primait sur la forme. Lors de ma formation universitaire, je me suis spécialisée dans les littératures francophones ; les émissions radio en furent par la suite grandement teintées. J’ai effectué nombre d’entretiens avec des écrivains africains, maghrébins, caraïbes – bien sûr avec Edouard Glissant qui a été une de mes grandes rencontres -, libanais, etc. La présence de la poésie dans les entretiens eux-mêmes n’apparaissait pas de façon évidente. Je pense que la poésie est une part plus secrète, plus intime de soi-même ; je réserve donc cette pratique à ma propre écriture.
Rebelle(s) – Mais alors, te considères-tu comme écrivaine dont la poésie est une des facettes, ou es-tu d’abord poète ?
Catherine Pont-Humbert – Je suis d’abord poète, avec des curiosités littéraires qui m’emmènent sur d’autres terres. En termes de publication, je me suis concentrée sur la poésie depuis quelques années maintenant mais j’ai commencé avec des essais.
Rebelle(s) – Quel regard portes-tu sur la poésie francophone ? Les poètes, les éditeurs, l’économie de ce monde.
Catherine Pont-Humbert – Répondre à cette question n’est pas simple. C’est un monde extrêmement varié. On y croise de très nombreux poètes et éditeurs de poésie, aux structures d’ailleurs assez fragiles. Quel travail formidable ces derniers réalisent, et comment peuvent-ils tenir !? Les tirages sont modestes comparés à ceux des romans qui appartiennent au genre dominant, voire même écrasant, en France en particulier. Abondance de talents et économie dérisoire… Sachant que le premier tirage d’un livre de poésie est de l’ordre de 200 à 400 exemplaires, bénéficier d’un retirage est de l’ordre de l’exploit ! Écrire de la poésie, c’est donc être marginale. J’avoue que cette marginalité me convient très bien. Si on aspire à une visibilité, une notoriété même relative, seuls des événements bien identifiés et connus le permettent : les maisons de la poésie, les festivals, les rencontres poétiques. En faisant le compte, on constate qu’il y en a un nombre appréciable ; toutefois ce ne sont jamais des manifestations sur lesquelles sont braquées les projecteurs. Le grand public méconnait cette vie foisonnante.
Rebelle(s) – Le radar médiatique n’est pas sur la poésie. Tes grands personnages, tes ombres tutélaires ?
Catherine Pont-Humbert – J’en ai beaucoup et il m’est difficile d’isoler, de sélectionner quelques noms. Je fais partie de ces poètes qui lisent les autres, et notamment mes contemporains. Écrire, c’est d’abord lire. On ne peut s’abstraire de ce qui est fait partout aujourd’hui. Parfois, je suis étonnée en lisant tel ou tel auteur et je me dis : quel dommage que cette personne n’ait pas davantage lu, ce qui lui aurait permis d’avoir une plus grande exigence.
Rebelle(s) – Il aura manqué l’orbite.
Catherine Pont-Humbert – Oui. Mais pour répondre quand même à ta question il y a quelques poètes auprès desquels je retourne régulièrement : Philippe Jaccottet – « Si l’on traque trop les surprises, elles vous échappent » -, je ne me déplace jamais sans un livre de lui. Il me nourrit et m’entraîne dans des régions qui me sont précieuses. Sa langue apparemment simple, son rapport aux paysages, ses descriptions fulgurantes nous ramènent à des interrogations fondamentales quant à notre présence au monde. Le paysage en est le ressort profond. Ainsi que chez le Camus de L’Été et de Noces, ou chez Giono. Ils ne sont pourtant pas répertoriés dans la famille des poètes.
Rebelle(s) – Un imaginaire et son expression romanesque peuvent être très proches de la poésie ; c’est le cas d’un Gracq, par exemple. Qui, pour toi, sort du lot aujourd’hui ?
Catherine Pont-Humbert – En France, nous avons la chance d’avoir des romanciers ayant des écritures très originales. Parmi les romanciers actuels, j’apprécie Laurent Mauvignier, Yannick Haenel ou Tanguy Viel dont les langues me ravissent. En poésie, une autre de mes références est Saint-John Perse et à côté de lui, Édouard Glissant. Après sa lecture de mon livre La Scène (1) – récit à caractère autobiographique –, ce dernier avait été très encourageant et généreux, me poussant à continuer. Je n’étais alors pas encore décidée à revenir à la poésie alors que sans avoir publié, c’était la première forme d’écriture que j’avais pratiquée.
Rebelle(s) – La poésie francophone caraïbe et africaine t’a-telle influencée ? Senghor, Césaire, Depestre ?
Catherine Pont-Humbert – J’ai passé une bonne partie de ma vie avec Cahier d’un retour au pays natal de Césaire dans la poche. Je suis moins sensible à la poésie de Senghor, plus froide, plus formelle au sens classique du terme.
Rebelle(s) – Il est un grand normalien.
Catherine Pont-Humbert – Il est même un grammairien ; cela se sent et me touche moins. Je reçois la poésie d’abord par le corps, et je peux reconnaître la qualité esthétique d’un texte mais sans ressentir d’émotion.
Rebelle(s) – Césaire, dans Moi, laminaire : « … quand j’entendrai les caravanes de la sève / passer/ peinant vers les printemps / être dispos encore / vers un retard d’îles éteintes et d’assoupis volcans ». J’en viens à tes livres. Dans Légère est la vie parfois (2), la préfacière Anne de Commines écrit de toi : « Visite chacun de ses pas, prend le temps nécessaire pour habiter sa trace. » Est-ce qu’elle a visé juste ?
Catherine Pont-Humbert – Oui car j’effectue en poésie le travail constant de travailler sur les traces, sur les empreintes et de revenir sur des événements, des moments qui m’ont marquée, traversée et dont je fais la matière de l’écriture. On pourrait résumer cela à un travail sur la mémoire, même si c’est un peu court.
Rebelle(s) – La mémoire imprègne en effet tous tes livres. Pas une nostalgie. Dans Noir printemps (3) : « Du plus lointain d’une mémoire confuse / Improbable témoin de nos clartés juvéniles / Un songe s’étire ».
Catherine Pont-Humbert – La mémoire est le socle de toutes choses. Si l’on n’est plus relié à son enfance, par exemple, on perd ce lien très vif et essentiel.
Rebelle(s) – Dans les autres grands thèmes que tu abordes, on trouve : la mère, la beauté, l’amour, la vie, le désir – très présent-, l’exil, partir.
Catherine Pont-Humbert – Oui c’est une récurrence que l’on peut constater. C’est lié à mon rapport très charnel aux mots, à la langue et l’écriture, qui passent par le corps. Le geste d’écriture est physique. Je sors d’ailleurs toujours épuisée d’une séance d’écriture.
Rebelle(s) – Tu écris dans Légère est la vie parfois : « Demeurer impartiale / entre le bien et le mal qui m’assaillent … / … Heurter les limites de mon vouloir / Accepter le sombre, le cru, la chute / Sans oublier l’ascension, l’élaboré, le lumineux ». Cherches-tu un point d’équilibre entre le bien et le mal, ou un centre de gravité ? Le mot de gravité te va bien, car si tu souris souvent, tu es une femme grave.
Catherine Pont-Humbert – Une des grandes vertus de l’écriture poétique est l’interpellation ontologique. C’est la poésie de pensée qui m’intéresse. Elle permet de chercher des équilibres entre les émotions et nos histoires qui peuvent être contradictoires chez les êtres complexes que nous sommes.
Rebelle(s) – Tu cherches à être impartiale entre le bien et le mal. C’est paradoxal, d’aucuns chercheraient le bien !
Catherine Pont-Humbert –Le bien n’existe pas seul. C’est une notion qui n’a pas de sens si on la dissocie de son contraire. Si on s’oriente seulement vers le bien, on manque une couleur.
Rebelle(s) – Et la gravité ?
Catherine Pont-Humbert – Elle est à prendre au sens philosophique. La contemplation d’un paysage chez Jaccottet par exemple semble partir d’une démarche légère et sans conséquence, mais par-là même il nous fait prendre conscience de notre présence au monde, de son mystère. C’est cette gravité-là qui m’intéresse.
Rebelle(s) – Gravité ne veut pas dire tristesse. Cela fait rapprocher Jaccottet d’Ungaretti. Il y a chez tous deux cette gravité. Jaccottet qui fut un de ses traducteurs dit à son propos qu’il possède « l’intelligibilité du monde visible ». Tu écris : « Rejoindre la constellation d’alliés / Pour habiter ensemble la solitude de l’écriture ». Voilà un bel oxymore ! Que voulais-tu dire par là ?
Catherine Pont-Humbert – Les alliés sont indispensables car l’écriture est bien un acte solitaire ; solitude indispensable. Les alliés nous accompagnent, nous lisent ; ce sont les repères et les appuis sur lesquels on sait pouvoir compter lorsqu’on est traversé par le doute. Entre auteurs, nous avons besoin de parler de nos enthousiasmes…
Rebelle(s) – A-t-on tous ce même besoin ?
Catherine Pont-Humbert – J’en suis persuadée, quand bien même nous ne nous situons pas dans la même famille d’écriture.
Rebelle(s) – Je note dans Légère est la vie parfois et également dans Noir printemps les mots tissus, peau, corps, pieds, main, yeux, baisers, souffle. Tu es une poète corporelle, avec la pesanteur matérielle des chairs qui se mesure presque, et en même temps, ce qui peut sembler contradictoire, quelque chose de l’ordre du fantomatique. Ce sentiment de double expression est-il juste ?
Catherine Pont-Humbert – Tout à fait. Il y a un écart important entre ce qui relève de la quête, du secret, du mystère – images de formes floues – qui constituent le fond de mon écriture, et ce en quoi tout cela s’incarne. Je ne sais ni pourquoi, ni comment. Cela m’échappe mais passe manifestement par la peau, les membres, les tissus. Dans mon expérience des mystères de l’ici-bas, la dimension charnelle est majeure. Ma poésie n’est pas abstraite. Elle est incarnée, y compris pour dire ce qui ne l’est pas toujours.
Rebelle(s) – Tu mets en scène toutes choses malaisées – pour beaucoup – à appréhender et à décrire : le corps et ses expressions. La fluidité, la dimension éthérique de ta poésie est forte ; dans tous tes livres se trouvent peu de la terre, de la roche, de la densité.
Catherine Pont-Humbert – Je suis d’accord, même si je pense que dans mon dernier recueil – Noir printemps – la dimension tellurique apparaît de temps à autres. Je m’en suis aperçue et en ai été heureuse. « Enfin, du rocher affleure ! »
Rebelle(s) – J’ai trouvé le rocher : « Effleurer le mince filet de givre étiré sur la nappe de sable blond / Regarder fondre la statue formée au flanc du rocher ». Et le corps encore – j’enfonce le clou ! -: « Dans le silence des chambres / Corps chiffon dans le réveil » ; « Chairs alanguies abandonnées au lit froissées mêlées dans le souvenir d’une autre fois / À souffle compté ».
Catherine Pont-Humbert – Tu pointes les spécificités de cette écriture. Dans le prochain livre, tout ce qui est fil, tissu, plis est très présent. Un chapitre entier est d’ailleurs consacré aux plis des tissus. Au moment où j’écrivais les lignes que tu as citées (c’était au printemps 2020), j’avais le sentiment, dans l’état d’apesanteur du confinement que nous vivions, que nos corps étaient condamnés à l’immobilité ; en état de prostration, entités en souffrance qui sédimentaient tous les jours. Les matins ressemblaient aux soirs, les nuits aux jours. Ce n’est pas seulement l’esprit mais aussi le corps qui absorbe tout cela.
Rebelle(s) – Certaines personnes sont par contre sorties changées et renforcées des périodes de confinements. Probablement fallait-il de la maturité pour en faire quelque chose de positif.
Catherine Pont-Humbert – La grande fragilité de certains est apparue évidente. Les jeunes ont pris de plein fouet cet empêchement de vivre librement. Il fallait avoir de bonnes assises. Les lecteurs ont été privilégiés.
Rebelle(s) – Tu écris : « J’avance vers ce qui ne m’attend pas ». Cela pourrait-il être ta devise ?
Catherine Pont-Humbert – Mon livre Les lits du monde (4) est construit là-dessus. Aller vers l’ailleurs, l’inconnu, l’étranger, le lointain. Quand on est en mouvement, on va vers l’inconnu, nécessairement. Les véritables chemins sont ceux qui mènent vers ce qu’on ne sait pas. Une révélation au hasard d’une rencontre. Cette phrase aurait pu appartenir à tous mes livres. Il y a d’ailleurs des poèmes qu’on pourrait déplacer d’un livre à l’autre…
Rebelle(s) – Tu ne te ressens pas d’une source ou de racines. Pas de terre d’élection ? Est-ce un rejet ?
Catherine Pont-Humbert – Ce n’est plus un rejet. Ce fut le cas dans ma jeunesse. J’ai eu besoin de m’affirmer, d’exister indépendamment, contre et en dehors d’un territoire familial qui était difficile… Afin de pourvoir exister, trouver ma voie et ma voix, j’ai dû me détacher de toute appartenance qui me tirait en arrière, et m’empêchait d’avancer vers ce qui m’attendait. Élan vital et curiosité me poussant, je ne pouvais me contenter de l’incorporation familiale et de son petit horizon. Tout ce qui était de l’ordre des racines me semblait être un obstacle à l’appétit de vivre.
Rebelle(s) – Dans Les lits du monde, un poème s’intitule : Illusoire demeure ! Presque un porte-drapeau… Tu parles aussi « d’errance », est-ce le même chemin que le « nomadisme » que tu sembles plus avoir pratiqué ?
Catherine Pont-Humbert – Tout ce livre est construit sur l’idée des maisons et des lits comme territoires d’ancrage. Quand on voyage beaucoup, on dort dans de nombreux lits. D’autres y ont dormis avant moi, d’autres y dormiront après moi. Ce sont des lieux de passage, à l’opposé de la maison. Pour moi, ils ont représenté des escales dans un cheminement personnel confinant à la quête. Dormir dans « les lits du monde » m’éloignait des racines… Dans le nomadisme, on dessine un territoire, une carte. Dans l’errance, il n’y a pas de dessin, on va au gré et au hasard de l’instant. Je suis à cet égard certainement plus dans le nomadisme que dans l’errance. Le néologisme de « géopoétique » créé par Kenneth White me paraît à cet égard extrêmement fécond. De grands voyageurs, écrivains – Nicolas Bouvier au premier chef – ont mis des mots sur ce que cela produit sur un être humain que d’être dans des lieux à explorer ; lieux surprenants, voire déstabilisants par ce qui va advenir. L’usage du monde a été fondateur.
Rebelle(s) – Cherches-tu comme Kenneth White, de nouvelles coordonnées ? Comme beaucoup d’écossais, il ne s’est pas contenté de ses racines.
Catherine Pont-Humbert – Comme beaucoup d’écossais, comme beaucoup de suisses. Il y a des pays dont il semblerait qu’il faille s’en aller : l’Ecosse, l’Irlande, la Suisse… Est-ce dû à leur taille, au risque de l’enfermement ?
Rebelle(s) – À leur âpreté, peut-être ?
Catherine Pont-Humbert – Et leur âpreté ! Ils ont donné des artistes, des écrivains remarquables .En Suisse, tout petit pays de montagne, de Cendrars à Bouvier et combien d’autres, les écrivains ont souvent été ceux de l’Ailleurs ; ils ont mis en scène le monde.
Rebelle(s) – Et Ramuz ?
Catherine Pont-Humbert – Ramuz creuse le territoire où il se trouve, pour mieux s’en échapper, en creux, une autre façon de chercher l’Ailleurs.
Rebelle(s) – Je reprends une belle phrase de Marc-Henri Arfeux, dans la postface aux Lits du monde : Tu vas « puiser dans une autobiographie universelle de l’intime ». C’est magnifique, il a très bien vu ton intention.
Catherine Pont-Humbert – J’ai été très heureuse de cette formule. Je suis convaincue que l’on écrit uniquement à partir de ce que l’on connait, de ce que l’on a vécu. Il est ridicule de rejeter la dimension autobiographique ; je la revendique ! Il va de soi que pratiquant l’autobiographie, on aspire à l’universel. Au sens premier du terme, elle n’a aucun intérêt ; elle n’en a auprès les autres que si elle résonne en eux.
Rebelle(s) – C’est la différence entre les journaux intimes de tout un chacun et le Journal d’Anne Franck.
Catherine Pont-Humbert – Marguerite Duras est totalement autobiographique, et pourtant… Quant à la lecture de Proust, elle représente une des expériences les plus fascinantes. Il ne parle que de ce qu’il connait, de sa vie, de son milieu. Il est le fondateur de la veine autobiographique. Il faut la revendiquer.
Rebelle(s) – Écris-tu poème après poème pour un recueil ou as-tu un objectif initial, une cohérence voulue ? Ou encore, discernes-tu une cohérence après-coup ? Tu écris : « Ecrire un livre encore inconnu, un livre que je n’ai pas décidé ».
Catherine Pont-Humbert – Je n’aime pas beaucoup le mot de recueil pris au sens strict car il suppose qu’on rassemble des textes sans fil conducteur. Ce fil d’Ariane m’importe énormément. Mes livres sont tenus par un thème, et on peut parler alors d’une construction, de quelque chose de bâti, voulu en amont. J’ai une idée préalable qui m’accompagne pendant l’écriture du livre, pendant un an, deux, voire trois ans, et qui en constitue l’ossature. En même temps, même avec un fil conducteur, quand on écrit on ne décide absolument rien. Le livre tel qu’il va se construire est accompagné par l’idée initiale mais l’instant de l’écrit nous échappe. On ne se décide pas à écrire un poème, en se mettant à sa table le matin…
Rebelle(s) – J’ai été impressionné et ravi de ta lecture des textes de Christine de Pisan et de Louise Labé lors de nos enregistrements-projets. Tu les avais lus comme si tu les avais écrits, ou plutôt comme si tu les écrivais au moment même où tu les lisais. As-tu aussi ressenti cela ?
Catherine Pont-Humbert – Cette participation à l’expérience que tu m’as proposée d’enregistrer à la fois des poèmes d’aujourd’hui et ceux des siècles passés pour en proposer l’écoute dans les trains m’a beaucoup plu. Cela me renvoyait à l’un des piliers de ma vie : la voix, le travail sur la voix. Lorsqu’enfant je répondais à la sempiternelle question « que veux-tu faire plus tard ? », je répondais que je voulais être cantatrice. J’ai passé trente ans derrière des micros à la radio et aujourd’hui je donne des lectures à voix haute. Ma vie est parcourue par la voix.
Rebelle(s) – La notion de vibration ? Tu avais aussi préparé professionnellement la séance en studio mais au moment de la lecture, on oubliait la préparation.
Catherine Pont-Humbert – La vibration – le vibrato – est très important. Je me mets à l’intérieur du texte et ma voix se glisse dans la matière du texte pour le restituer ; ce qui se fait presque à mon insu. Par la voix, on accède à la matière des mots. Une lecture silencieuse ne le permet pas toujours. En outre, plus on prépare, plus on s’octroie la liberté de pouvoir dévier, aller ailleurs. Je me réserve toujours une part de surprise, d’inconnu qui peut advenir.
Rebelle(s) – Je retrouve dans ta voix cette capacité rare de voix sans pathos, au lyrisme limpide. Marc-Henri Arfeux écrit : « écriture vibrante et lumineuse ». De plus, tu n’as pas peur de la volupté. Peux-tu nous en parler ? Cela rejoint le corps, cela se perd dans un mystère.
Catherine Pont-Humbert – Le lyrisme fait peur car on l’imagine très chargé et lourd. Je revendique le lyrisme, à condition en effet qu’il soit un lyrisme limpide. La volupté quant à elle passe à mon insu. Faire passer les mots dans une dimension charnelle, incarnée est semble-t-il ma façon d’appréhender ce qui nous entoure. Quand je marche dans la rue, je suis toujours saisie par les corps, les visages, les regards. Je mémorise toujours les corps des gens que je croise. Une personne me revient toujours par cette substance et sa forme, même si j’ai oublié son nom. C’est fascinant, je n’y peux rien ; c’est un rapport incarné au monde.
Rebelle(s) – Tu pratiques des rites de conjuration : « Matin et soir / Soir et matin / Nouer-dénouer les cheveux / Avec la conscience de leur poids dans la main / Humer les herbes infusées dans la tasse / Effleurer la douceur du bois clair sous le pied / Lignes frêles des nervures tatouées / Vêtir-dévêtir les épaules nues / Plier-déplier les étoffes des coffres / Bras chargé de piles soigneusement alignées / Matin et soir / Soir et matin… ».
Catherine Pont-Humbert – Phénomène de conjuration et de répétition car dans ces périodes – en l’occurrence le confinement lié à une pandémie – peu de gestes sont à notre disposition. Nous répétons les mêmes, spirale pouvant donner le vertige ; le printemps était magnifique et d’une insolence folle. Les lumières étaient une invitation à sortir, ce que nous ne pouvions pas faire.
Rebelle(s) – Dans Noir printemps : « … Mariage heureux du sombre et du clair … / Comme une main alliée venue soigner les pensées / Signifier qu’il est encore possible d’avancer / Qu’il est encore permis d’abandonner la peur / Du plus lointain des temps / Une forme rassurante rejoint le présent / Depuis son vieil âge le monde nous fait signe ». C’est la dernière phrase du livre, très optimiste.
Catherine Pont-Humbert –J’ai écrit ce livre avec « nous », alors que mes autres livres l’étaient avec « je ». Le questionnement sur le devenir de notre humanité en tant que collectivité était alors si prégnant qu’il est devenu une priorité qui ne pouvait que s’exprimer au « nous ». Je ressentais l’humanité comme vieille, en ce sens que nous avons du mal à nous renouveler, à revoir et repenser nos fonctionnements ; comme une sorte d’usure. Toutefois, je reste espérante car c’est mon tempérament ; je ne pouvais pas ne pas terminer ce livre de méditations plutôt graves par cette note positive. Notre immobilisme me désespère et notre capacité à avancer m’enthousiasme. Alors que dans certaines périodes de l’histoire, l’inertie pèse lourd, les hommes restent cependant capables de progresser et cela me rend l’espoir.
Le temps de l’entretien avec Catherine Pont-Humbert s’est déroulé à La Maison Jules Roy, qui accueille les écrivains, les poètes pendant plusieurs semaines. Redescendant les escaliers de la partie privative de la grande demeure, nous passons par le bureau de l’écrivain. C’est une thébaïde lumineuse exposée des deux côtés, tapissée de livres. Y règne une paix de lecture rayonnante, pérégrination au pays de l’intérieur lointain. À l’Est, vers la basilique, une porte donne sur une passerelle surplombant l’entrée, un étage en-dessous. De ce pont traversant une ruelle herbeuse qui fait le tour du bâti, apparaissent les douves d’un château de mots. J’en imagine le pont-levis, j’en vois les fils qui permettent à l’initiative du guet d’en relier les deux rives. La Maison dispose au rez-de-chaussée d’une grande salle dévolue aux expositions. En ce moment, les œuvres à la mine de plomb de Patrice Roy, petit-fils de Jules Roy. Rangés à la même hauteur, les dessins présentent des vues de forêts sombres, toutes de sidérations de branches et de troncs, un vortex magnétique enroulant les chemins perdus dans une lumière d’église. Je ne cherchais pas un dévoilement lors de cet entretien, mais à saisir une nature, à capter une étincelle. Éclairer un mystère n’est pas transformer en certitude les choses et les êtres. Le portail passé, les soucoupes d’eau creusent la rue des Écoles, déserte à cette heure. Il est temps de marcher aux fontaines salées.
(1) – La scène – Éditions Unicité, 2019
(2) – Légère est la vie parfois – Jacques André éditeur, 2020
(3) – Noir printemps – La rumeur libre Éditions, 2023
(4) – Les lits du monde – La rumeur libre Éditions, 2021
Autre livre de poésie de Catherine Pont-Humbert : Chemins – Avec des encres de Jean-Luc Guinamant, Transignum, 2022