Il faut observer attentivement cet invertébré musical sortir des entrailles de la terre dans les jardins des musiciens, en particulier les jazzmen, pour se rendre compte que cette grosse bestiole au corps brillant, qui se désunit lentement de la boue pour prendre son souffle et tenter de s’épanouir est un saxophone.
Le ver de cuivre, même lorsqu’il grignote la terre fredonne du jazz, reproduisant les mélodies d’un morceau de John Coltrane ou d’un autre musicien issu de ce genre musical. De toute manière le jazz, c’est la seule langue qu’il sait parler. Il est intelligent le ver de cuivre ; il pourrait apprendre plusieurs langues s’il le voulait, mais il n’a pas envie d’être un lombric polyglotte. Pour que le ver de cuivre puisse faire émaner de son corps les notes envoûtantes des standards du jazz, il faut qu’à peine dompté, le musicien qui a choisi de s’en occuper l’aime et le dorlote au quotidien ; autrement, c’est la catastrophe, la syncope irréversible, une ligne musicale définitivement heurtée sans aucune possibilité de reprendre appui sur une note stable, une belle ronde pointée.
Le ver de cuivre n’aime pas travailler. On dit de lui qu’il est oisif et que l’oisiveté, c’est pour les flemmards. Qu’importe, lui, il aime bien le mot oisiveté dans lequel il entend le mot : « oiseau », et quoi de plus beau que le chant des oiseaux. En fait, il n’est pas oisif le ver de cuivre, il est hédoniste et ça – mis à part les musiciens – ça les énerve, les gens dits normaux !
Ah ! quel plaisir, sur son électrophone dans sa chambre souterraine, d’écouter, bien installé sur des mottes de terre argileuse qui épousent ses formes, la fameuse chanson « Le travail, c’est la santé, rien faire, c’est la conserver, les obsédés du boulot, ne feront pas de vieux os ».
Pour apprivoiser le ver de cuivre, il convient pour le musicien d’affronter le mauvais caractère chronique de cet animal tout en le chouchoutant, car comble du comble, il faut lui dire des compliments pendant qu’il nous engueule de l’avoir réveillé de sa sieste. En plus, le ver de cuivre étant d’un tempérament égocentrique, il convient pour le futur saxophoniste d’utiliser la troisième personne du singulier dans sa conversation histoire de flatter l’ego de cette créature dont le comportement désagréable est aussi gros qu’un nombril qu’il admirerait allongé confortablement sur son transat, si seulement il en possédait un. La dernière manière de dompter ce tube vivant est de se faire une belle tête ; d’abord en se peignant les cheveux avec un peignophone, un accessoire idéal pour se démêler la tignasse pour la ou le musicien ayant les cheveux longs, puis ensuite d’utiliser un autre instrument appelé le séchophone, branché à un amplificateur relié à un ordinateur, destiné – après s’être mouillé les mèches, boucles rousses, brunes ou blondes, – à produire de l’électro-swing. Si le musicien se rêvant saxophoniste oublie d’accomplir ces recommandations, il prend le risque que son jardin, les jours de pluie, ne soit irrigué que par le blues de ses larmes aussi grosses que des pommes dégringolant le long de son visage intérieur puis se figeant sur ses joues, sillonnant son visage de rides douloureuses. Si ces recommandations sont suivies, le lombric se sentira obligé de se défaire de sa nonchalance et de devenir le copain outil musical du musicien. Il n’aura plus aucun motif pour glander. Peut-être même que s’il a aimé les vibrations produites par le séchophone et l’électro-swing qu’il produit, les notes qui sortiront de son ventre cuivré seront tout à la fois puissantes, chaudes et envoûtantes enrobant les corps des auditrices et des auditeurs d’un cocon ouaté et chaleureux.
Maintenant, j’ai une petite question à vous poser. À votre avis : pourquoi les sauterelles n’aiment pas le saxophone ?
C’était il y a quelque temps dans une école d’art. Par une fin de journée très chaude, alors que le chant des cigales devenait assourdissant à cause du jeu des cymbales de la batterie de ces animaux provençaux, l’air épais se mit à frémir de façon inattendue. Dans une pièce en haut d’un escalier central, quelqu’un jouait du saxophone. S’échappait du lombric couleur or des sons produisant une respiration du bonheur pour nos poumons d’auditeur, devenant des chorégraphes, suivant dans leurs mouvements le tempo à chacune de nos respirations, expirations. Respirer, expirer, une vraie danse pour les poumons.
Pour les poumons humains, quant aux sauterelles…
Ce jour-là, une d’entre elles avait eu l’imprudence de s’aventurer à l’intérieur du bâtiment et elle réalisa rapidement son erreur.
Saloperie de ver de cuivre.
La puissance de son chant se mit à nuire à sa quiétude. Habituellement, quand elle prenait ses pattes à son abdomen pour réaliser de grands sauts bien régulés, elle gérait les trajectoires, la vitesse, un vrai ingénieur en aéronautique, mais avec la puissance des vibrations de ce maudit tube qui semblait ne faire qu’un avec celui qui soufflait à l’intérieur, rien n’allait plus et ses mouvements devinrent des figures abstraites.
Comment se pouvait-il que tous ces gens, là autour d’elle, grands comme des montagnes, puissent prendre plaisir à écouter les râles suaves de cette grosse bestiole ?
Soyons réaliste, les sauterelles danseuses, mélomanes, ça n’existe pas. Ces insectes se prennent souvent à rêver qu’un jour ils pourront venir à bout de ce monstre musical, grignotant son cuivre jusqu’à l’endommager pour qu’enfin toute possibilité de cohabitation soit impossible.
Mattéo Vergnes