Prologue
Challenge(s), le 21 septembre 2015.
« Pourquoi l’Iran devient un marché prioritaire pour Renault ?
Alors que PSA Peugeot Citroën se débat dans de dures négociations pour un hypothétique retour en Iran, Renault fonce. La firme au losange n’a d’ailleurs – à quelques mois près – jamais cessé d’envoyer des composants pour sa Tondar (nom local de la Logan à bas coûts) et sa version pick-up sur place. “Nous allons y lancer la Sandero (version à cinq portes de la Logan) en fin d’année”, affirme à Challenges Jérôme Stoll, Directeur général délégué de Renault en charge du commerce. L’Iran devient prioritaire pour Renault. “En 2020, le marché atteindra deux millions de véhicules et nous comptons y vendre 400.000 unités environ”, insiste, enthousiaste, le dirigeant. A cet horizon, l’Iran “sera un des trois premiers débouchés de Renault avec la France et la Chine”. »
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Le Figaro, le 8 mai 2018.
« Le 8 mai 2018, les Etats-Unis se retirent de l’accord sur le programme nucléaire iranien. Donald Trump décide de rétablir unilatéralement des sanctions économiques. Il déplore que l’accord soit limité dans le temps et dénonce le rôle « déstabilisateur » de l’Iran. Les sanctions s’appliquent immédiatement, mais une période de transition de 90 à 180 jours est laissée aux entreprises déjà engagés dans des accords.
*
Téhéran, le 9 mai 2018, 8h00.
Dans sa voiture, Taraneh venait d’entendre à la radio la nouvelle décision de celui qu’elle appelait « le président fou ». Cette information lui noua les intestins. Comme pour tenter d’effacer ce qu’elle venait d’entendre, elle changea de station, sans vraiment écouter le programme qu’elle venait de mettre. Cette nouvelle projeta instantanément son esprit dans un futur angoissant et incertain. « A cause d’un malade à l’autre bout de la planète, c’est tout un peuple qui va devoir encore se serrer la ceinture » pensait-elle. Ses parents, ses frères et sœurs, ses amis, ses collègues. Son peuple. Sans qu’elle ne puisse se contenir, ses yeux s’humidifièrent et se mirent à couler. Elle s’essuya le visage avec l’extrémité du foulard qui lui cachait les cheveux. Combien de temps tiendront-ils tous, entre l’étau du gouvernement des mollahs qui eux ne souffraient pas des sanctions, et celui indirect mais tout aussi insupportable des Américains ?
Quand soudain, à quelques mètres de là, la vision de deux agents de la police de la moralité l’arracha à ses pensées. Cadre d’une entreprise française ou pas, elle était soumise aux mêmes règles que toutes les iraniennes. Elle saisit le rétroviseur de la main droite, et se dépêcha d’ajuster son foulard, de sorte qu’aucune mèche ne vienne contrarier les barbes en uniforme et à caquette verte cerclée de rouge. Fort heureusement, leurs regards sombres et menaçants étaient orientés dans une autre direction. Elle passa donc sans encombre, et parvint au siège de Renault-Pars.
Comme souvent, Taraneh arriva la première. Elle alluma les lumières des open-spaces, mit en marche la photocopieuse, la machine à café, et démarra son ordinateur. Après quelques minutes, elle entendit son collègue Arash arriver. Il passa une tête dans son bureau :
– Salaam Taraneh, je vois que tu as fait l’ouverture, comme d’habitude, dit-il en souriant.
– Salaam Arash. Oui, grâce à Dieu. Mais j’ai le cœur lourd ce matin. Tu as entendu les nouvelles ? Le président fou ?
Arash finit de s’installer avant de revenir dans le bureau de Taraneh.
– Oui, j’ai entendu ça à la radio. Hélas ça n’a rien de surprenant. Les années Obama sont définitivement derrière nous. Ce malade ne nous aime pas. Pire. Lui et sa bande, ils nous détestent. Pour eux, c’est une guerre de civilisation. Dans leurs têtes, ils sont en croisade.
– Tu sais ce que ça veut dire ? Il menace clairement les entreprises étrangères de lourdes sanctions si elles continuent leurs affaires ici. Donc pour nous, c’est possiblement le début de la fin.
Arash croisa les bras, il cherchait ses mots. Puis il finit par dire :
– Tu sais, connaissant Monsieur Ghosn, il ne se laissera pas dicter ce qu’il a à faire par l’administration Trump. Il faut garder confiance, et Allah nous aidera aussi, tu verras.
Taraneh pivotait sur son siège, légèrement basculée en arrière, pensant à ce que venait de lui dire Arash. Puis elle se leva, et dit :
– Ecoute Arash, de toute façon, on ne peut rien y faire. Et comme à chaque fois, on va s’arranger avec la cruauté du monde. Nous sommes un peuple courageux, et combattant. On va s’en sortir grâce à Dieu.
Puis elle se rassit, et commença à consulter ses mails. Arash comprit que la conversation était terminée. Il eut quand même envie d’ajouter quelque chose, pour apaiser sa collègue. Mais rien ne vint. Alors il retourna à son poste.
*
France 24, le 30 juin 2018.
Renault a annoncé, vendredi, son intention de rester en Iran, malgré la mise en garde des États-Unis. Washington a menacé d’imposer des sanctions à toutes les entreprises qui continuaient à faire des affaires avec Téhéran. “Nous n’abandonnerons pas le marché iranien, même si nous devons réduire notre voilure”, a déclaré Carlos Ghosn, PDG de la marque au losange, lors de l’assemblée générale des actionnaires. Cette annonce apparaît comme un défi à Washington. L’administration Trump, après avoir dénoncé l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien et réintroduit les sanctions contre Téhéran, a donné jusqu’au 6 août aux entreprises européennes pour couper les ponts avec l’Iran.
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Téhéran, le 1er juillet 2018, 20h45.
– Allo, Taraneh ? Salaam, c’est Arash. Je ne te dérange pas ? J’appelle un peu tard, je suis désolé…
– Salaam Arash. Non, ne t’inquiète pas. Les filles ne sont pas encore couchées, et Ahmad est là ce soir, il ne travaille pas. Il me fait signe de la tête, il te salue.
– Merci, Salaam à lui aussi. Bon, je ne vous dérange pas longtemps. Juste, as-tu entendu le discours de Monsieur Ghosn ?
– Non, pourquoi, qu’est-ce qu’il a dit ? demanda-t-elle inquiète.
– Et bien il défie les Américains, rien de moins ! Il a dit qu’il ne bougerait pas d’ici. Il l’a annoncé au conseil d’administration.
– Il a dit ça ?
– Oui, grâce à Dieu. Monsieur Ghosn est un Libanais, c’est un ami de l’Iran. Il a juste parlé de réduire la voilure, pour ne pas que les trumpistes le sanctionnent. Mais tu verras, tout va bien se passer maintenant. C’est un homme fort, il est puissant. Les Américains ont peur de lui. Que veux-tu qu’ils fassent maintenant ? Qu’ils bombardent les usines en France ? Ou nos bureaux ?
– Arash, cette nouvelle me soulage. Tu sais, avec Ahmad, on envisageait déjà un avenir sombre pour nous, pour nos filles.
– J’imagine bien Taraneh. C’est pour cela que je me suis permis de t’appeler si tard. Il fallait que je te partage cette bonne nouvelle. Aller, je vous laisse profiter de votre soirée. A demain au bureau.
– Salaam, à demain au bureau.
Arash mit fin à la communication. Taraneh déposa son smartphone sur la table. Elle se retourna et contempla l’intérieur de son appartement, comme s’il venait de résister à un séisme. Ses filles jouaient calmement sur le tapis. Il lui fallut un temps pour réaliser ce qu’Arash venait de lui dire.
– Ahmad, finit-elle par réagir. Carlos Ghosn ne va pas fermer Renault Pars. Trump n’aura pas réussi à nous priver de mon travail. Un sourire apparut sur son visage.
– Grace à Dieu ! s’exclama joyeusement son mari. C’est grâce à Allah et à Monsieur Ghosn, qu’ils soient bénis tous les deux !
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Siège de Renault-Pars, Téhéran, le mardi 16 octobre 2018, 9h15
– S’il vous plait, un peu de calme. Approchez-vous… Madame, il reste des personnes dans le couloir ? Non ? Ok, veuillez fermer la porte s’il vous plait.
Ce matin-là, sept cadres de Renault Nissan étaient venus de Paris. Une assemblée extraordinaire surprise fut organisée à la va-vite, dans la plus grande salle du siège de Renault Pars. Quelques sucreries, des bouteilles de jus de fruit, du lait et des gobelets en carton indiquaient que cette réunion était connue et organisée par les dirigeants locaux, sans pour autant que les salariés en aient été informés. Arash se dit que ce n’était pas forcément bon signe tous ces Rials dépensés pour un petit déjeuner soi-disant improvisé.
– Tout le monde est là ? Bon, nous allons pouvoir commencer.
Taraneh était arrivée la dernière. Elle se tenait debout, appuyée contre la porte, les bras croisés. Elle avait du mal à voir la personne qui était en train de parler. Aucun de ces sept visages français ne lui était familier.
– Très bien. Bonjour à toutes et à tous. Nous avons demandé à vos managers et dirigeants de vous réunir ce matin, car nous avons une information importante à vous partager. Comme vous le savez, le contexte international s’est considérablement tendu depuis l’investiture du président américain Donald Trump. Notre Groupe est aujourd’hui ouvertement menacé sur son courant d’affaire aux USA, notamment avec notre marque Nissan, qui était déjà en difficulté dans un environnement très concurrentiel. Clairement, je ne vais pas vous mentir, nos activités américaines risquent de péricliter si nous ne faisons rien. Or, comme vous le savez aussi, notre président Carlos Ghosn ne souhaite pas se plier aux menaces des sanctions, et pénaliser Renault Pars ici à Téhéran. Aussi, nous avons pensé à une solution pérenne qui apparait être une très belle opportunité pour vous.
La salle commença à murmurer, exprimant une certaine inquiétude. L’homme reprit la parole.
– S’il vous plait, je vous demande votre attention, dit-il en tapotant le bureau de la main. Nous souhaitons… S’il vous plait… Nous souhaitons vous proposer de venir en France avec le statut de travailleur détaché, pour une période de deux ans minimum. Nous envisageons d’organiser ce transfert de compétence en février 2019, sur la base du volontariat. Il va sans dire que Renault Nissan prendra en charge le voyage, le logement, et les frais afférents à ce transfert. Les cadres de Renault-Pars seront dispatchés entre les sites de Boulogne-Billancourt, du Plessis-Robinson, et du technocentre de Guyancourt. Evidemment une enveloppe sera allouée à chaque salarié pour permettre des aller-retours entre la France et l’Iran, pour garder le contact avec vos familles.
Un silence lourd écrasa la salle.
– Avez-vous des questions ?
Après un moment d’hésitation, plusieurs mains se levèrent.
– Oui, monsieur, allez-y.
– Kassim Nematollahi, ingénierie informatique et systèmes d’information. Est-ce que cela signifie que nous changeons d’employeur pour passer Renault Nissan France, ou les contrats restent des contrats Renault-Pars ?
– Alors, c’est plus compliqué que cela… Il ne s’agira pas de contrats Renault-Pars. Mais vous ne serez pas non plus sous contrat Renault Nissan France. Vous serez des salariés contractuellement rattachés à notre filiale Suisse. C’est le montage auquel nous avons pensé, le plus simple pour tout le monde, mais pour vous, cela ne changera rien. Une autre question ? Oui monsieur ?
– Arash Allahverdi, développeur business. Vous avez évoqué nos familles, qu’en sera-t-il exactement ? Nous aurons la possibilité de les voir régulièrement ?
– Bien entendu, ceci est également prévu dans le plan de transfert de compétence. Madame, je vous vois lever la main. Allez-y, je vous écoute.
– Merci monsieur. Je suis Taraneh Hakimelahi, responsable du pôle finance et trésorerie. Est-ce que cette mesure concerne tous les salariés ?
La question de Taraneh fit naitre un grondement sourd dans la salle.
– S’il vous plait un peu de silence… C’est une bonne question madame. Nous envisageons comme je vous l’ai dit, d’ouvrir cette possibilité de mobilité en France sur la base du volontariat. Mais effectivement, le nombre de places est limité à 110. Nous ouvrirons les appels à candidature sous une semaine, le temps pour vous d’y réfléchir et d’en parler avec vos familles. S’il n’y a pas d’autres questions, je vous invite à partager avec nous ce petit déjeuner offert par Renault Pars. Merci à tous.
Puis, sans attendre de voir si effectivement il y avait d’autres questions, les sept hommes venus de France se levèrent et quittèrent la salle, pour se diriger rapidement dans le bureau du Président Directeur Général de Renault Pars et s’y enfermèrent.
Dans la salle de réunion, les salariés se regroupèrent en plusieurs petits amas autour du buffet, tous un peu abasourdis. Les conjectures allaient bon train. Personne n’osa cependant se prononcer, ou prendre position sur cette annonce. Arash fendit la foule pour s’approcher de son amie Taraneh, une canette de soda à la main.
-Et bien ça, je ne l’avais pas vu venir, dit-il entre deux gorgées. Taraneh resta silencieuse.
– Je te l’avais dit que Monsieur Ghosn allait nous trouver une solution, ajouta-t-il. Il nous ouvre les portes de la France, tu imagines ? La France ! Paris…
Il s’approcha de l’oreille de Taraneh.
– Quand je vais dire ça à Narges et à Mostafa, ils vont s’évanouir, chuchota-t-il en souriant. Puis, devant le manque de réaction de son amie, il leva sa canette.
– A Monsieur Ghosn ! Puis il en but plusieurs gorgées, ce qui le contraignit à retenir un rot du dos de la main.
Taraneh avait du mal à y croire, et surtout à comprendre pourquoi on leur ouvrait les portes de la France, comme ça, sur un plateau. Tout cela semblait trop beau pour être vrai.
*
Le Monde, le 20 novembre 2018 à 17h55
Carlos Ghosn, PDG de Renault et président non exécutif de Nissan et Mitsubishi, est enfermé dans une cellule à Tokyo, au Japon. Il est poursuivi pour fraude fiscale. La police l’a arrêté, lundi 19 novembre, en raison de soupçons de malversations.
Il est accusé d’avoir minoré ses déclarations fiscales entre 2011 et 2015. Mais aussi d’avoir usé, à des fins privées, de biens de l’entreprise et d’avoir détourné des fonds destinés à des investissements du constructeur. Les sommes en jeu sont considérables.
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Siège de Renault-Pars, Téhéran, mercredi 21 novembre 2018, 8h15
Comme à son habitude, Taraneh arriva la première dans l’open-space. Elle faisait toujours les mêmes actions, chaque jour, dans le même ordre. Après avoir allumé les lumières, puis la photocopieuse, elle se dirigeait vers la machine café pour la mettre en marche. Ce matin, ses idées étaient aussi noires que la poudre torréfiée qu’elle mettait dans le filtre en papier. Carlos Ghosn en prison… Qu’allait-il se passer maintenant ? Pour elle, il ne faisait aucun doute que c’était un coup de l’administration Trump, qui avec l’aide des Japonais, avait réussi à mettre leur charismatique PDG hors d’état de nuire. Casser le récalcitrant.
Les entrailles de la machine se mirent à frémir, puis à remuer bruyamment. Une fumée claire sortait de ses orifices, déposant autour d’elle l’odeur métallique d’un café de mauvaise qualité. La machine crachota avec grand bruit, puis plus calmement, le nectar noir coula goutte à goutte dans le fond de la carafe.
– Ils ne nous laisseront jamais en paix, pensa-t-elle. Faire incarcérer Monsieur Ghosn, pourquoi ?
Des pas se firent entendre dans le couloir. Arash arrivait avec Shahid, l’étudiant stagiaire de son service. Ils saluèrent Taraneh avant d’aller chacun à leur poste, allumer leurs ordinateurs. Puis, Shahid rejoignit sa collègue à la machine à café.
– Hmm, quelle odeur délicieuse ! lança le jeune homme.
– Ce café c’est de l’urine de chat lyophilisée, répondit Taraneh en souriant. Vous les étudiants vous arrivez à trouver appétissante la pire des nourritures. Shahid rit de bon cœur.
– Avons-nous le choix ? Arash, avons-nous le choix ?
– Taraneh a le pouvoir de transformer le pire des pipis de chat en un nectar du paradis !
– N’exagère pas Arash, répondit-elle. Je ne ferais pas de ce truc un Illy qualité prestige, même avec toute ma bonne volonté.
Le café continuait de couler. Personne ne prit la parole pendant quelques instants, comme hypnotisé par le goutte-à-goutte noir obscur. Taraneh se demandait si ses deux collègues étaient au courant pour Monsieur Ghosn. Ou si le sujet était tabou ici, au bureau. Puis Shahid sortit son téléphone de la poche arrière de son pantalon. Ses yeux devinrent ronds, et il mit sa main sur sa bouche. Arash s’approcha de lui, pour lire son écran.
– Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il. Shahid jeta un rapide coup d’œil à gauche puis à droite, avant de dérouler le texte qu’il lisait sur son smartphone. Il laissa échapper un « ce n’est pas possible … ». Avant de se ressaisir.
– C’est monsieur Ghosn. Vous êtes au courant ? Il est en prison au Japon. Arash faillit tomber à la renverse.
– Quoi ? T’es sûr que ce n’est pas une fake news ? Monsieur Ghosn en prison ? Montre-moi ça.
Les deux hommes lurent l’article qui venait d’être publié, silencieux. Taraneh resta de marbre regardant la cafetière faire son œuvre. Le réservoir de la machine se vidait, le bruit devint de plus en plus fort, et les derniers soubresauts sortant du filtre crachèrent leurs dernières gouttes. Elle éteignit la cafetière, sortit trois tasses, puis commença à servir la boisson chaude. Les deux hommes échangèrent un regard incrédule. Ils venaient de prendre un coup de massue sur la tête.
– Vous imaginiez quoi messieurs ? dit Taraneh. Que Donald et son équipe allait laisser M. Ghosn le libanais lui tenir tête en restant en Iran, ou en contournant les sanctions avec son tour de passe-passe de nous faire aller en France via sa filiale Suisse ?
– Ah parce que pour toi c’est un coup des Américains ? demanda Arash.
– Je connais un peu le Japon, dit Shahid, la brutalité de cette procédure, telle qu’elle est décrite dans la presse, ça ne leur ressemble pas. Culturellement parlant j’entends. C’est très étrange.
Chacun ajouta du sucre dans son gobelet de café fumant, et ils se passèrent l’unique petite cuillère à disposition. Ils sirotèrent le café chaud dans un silence de mort.
– Mais alors, dit enfin Arash, et notre transfert en France, il devient quoi ?
*
Lundi 11 février 2019, 13h30, Technocentre Renault de Guyancourt.
L’Uber d’Arash approcha de l’entrée du site, arrivant directement de Roissy Charles De Gaulle. Un énorme losange chromé était posé sur un piédestal, au milieu de la pelouse, et annonçait à lui seul la couleur. En face, commençait une ville dans la ville : un immense bâtiment aux allures de mygale, et à l’architecture post-moderne des années quatre-vingt-dix, trônait sur tout, semblant être tombé du ciel sous la colère d’un Dieu contrarié de l’Olympe. Arash se sentit tout petit devant cet édifice. Il sortit ses bagages de la voiture, qui repartit lentement. Il resta un moment à contempler le bâtiment. Il semblait perdu comme un voyageur qui découvre un aéroport complexe pour la première fois, ne sachant trop où aller. Puis il finit par se diriger vers l’entrée principale, non sans difficulté. Ses bagages étaient nombreux et lourds. Il finit par se décider à les laisser devant le bâtiment, et à aller chercher de l’aide.
Quand les portent s’ouvrirent, Arash fut fasciné par les dimensions de l’édifice. Le sol était en marbre gris. De grandes vitres symétriques et alignées laissaient entrer la lumière par tous les côtés. L’allée centrale était bordée de grands palmiers, plantés dans d’énormes pots argentés. Çà et là paradaient des véhicules prototypes ultra futuristes. Arash en eu le tournis. C’était son premier contact avec la France depuis son arrivée dans le pays, il y avait à peine une heure. Il se dirigea timidement vers le bureau d’accueil, tout en gardant un œil inquiet sur ses affaires restés à l’entrée. Il se présenta dans un anglais très travaillé, mais légèrement parfumé d’un accent perse. L’hôtesse n’eut aucun mal à le comprendre. Elle lui indiqua que les autres cadres de Renault Pars étaient déjà arrivés, et que son « parrain » allait venir le chercher. Elle lui proposa un café, qu’il accepta. Il dût admettre qu’il était meilleur que celui de Renault Pars.
Quelques minutes plus tard, un jeune cadre souriant et très propre sur lui arriva d’un pas pressé. Il se présenta à Arash, et lui expliqua qu’il serait son guide durant ses trois prochains mois d’intégration. Le jeune homme organisa la prise en charge des affaires d’Arash avec l’hôtesse d’accueil, puis il invita son nouveau collègue iranien à le suivre pour le présenter au reste de l’équipe. Ils s’engouffrèrent dans le bâtiment et empruntèrent un long couloir vitré, décoré de cadres-photos arborant les plus belles réussites de la marque. Le sol était recouvert d’un parquet de bois luisant. Tout était beau et propre. Arash constata assez rapidement que c’était une fourmilière, et que finalement la présence de quelques iraniens passerait totalement inaperçue. Arrivé dans le secteur où il travaillerait, il découvrit avec plaisir que ses collègues français lui avaient réservé un pot de bienvenu. Il reconnut aussi deux visages familiers, des collègues de Téhéran, qui avaient l’air eux aussi très heureux de découvrir leur nouveau cadre de vie. Arash se dirigea spontanément vers eux pour les saluer, avant de faire le tour de l’ensemble des personnes présentes. Il nota qu’il y avait beaucoup d’hommes, et assez peu de femmes, contrairement à leur bureau de Téhéran. Mais elles étaient toutes jeunes, maquillées, avec des vêtements courts et les cheveux libres. Il ne savait pas trop comment les saluer, donc il ne fit pas de différence, et leur tendit la main, comme il le fit aux hommes. Cela passa sans problème. Il reprit un second café. Il était aussi délicieux que celui de l’hôtesse d’accueil. Tout le monde avait le sourire. Il se saisit d’un croissant qu’il dégusta par petite bouchée. Pour Arash, la France s’était Renault et Paris. Et Paris, c’était les viennoiseries et le pain. Il sentit le gout du beurre fondre dans sa bouche, et se mêler aux arômes du café. Un vrai moment de plénitude. Il était heureux.
A la fin de la journée, le jeune parrain d’Arash vint le retrouver pour lui remettre son badge d’accès, ainsi qu’un ordinateur portable. Il le conduisit ensuite à un taxi qui attendait devant le Technocentre.
– Je vais t’accompagner à ton appartement, tes affaires sont déjà dans la voiture.
Les deux hommes montèrent dans le véhicule. Le jeune cadre échangea quelques mots en français avec le chauffeur, puis la voiture démarra. Une demi-heure après, ils arrivèrent à Maurepas. Le chauffeur de taxi aida les deux hommes à décharger les bagages d’Arash, qui vérifia par réflexe que tout était bien là. Il regarda ensuite autour de lui, le quartier avait l’air très populaire.
– Viens, suis-moi, c’est par ici.
Les deux hommes pénétrèrent dans un vieil immeuble un peu délabré. L’appartement était au 3ème étage. Ils chargèrent l’ascenseur qui sentait l’urine et le chien mouillé. Par courtoisie et bonne éducation, Arash ne fit pas de remarque. Arrivés au 3èmeétage, les deux hommes tirèrent les bagages dans un couloir étroit à la peinture écaillée. Le jeune cadre, essoufflé par l’effort, chercha la clé de l’appartement dans ses poches. Puis, il l’enfonça dans la serrure qui résista quelque peu. Il ouvrit la porte. Arash découvrit alors un petit studio d’environ vingt mètres carrés, meublé chichement. Les murs jaunis sentaient le tabac froid.
– Bienvenue chez toi ! lui lança le jeune cadre, toujours essoufflé.
Ils mirent les bagages d’Arash au milieu de l’unique pièce. Il n’y avait qu’une seule fenêtre à coulisse aux huisseries métalliques. Un canapé de type clic-clac, taché, était appuyé sur un mur, face à une table basse. Un coin cuisine, équipé de deux plaques électriques et d’un petit évier monté sur un frigo miniature, était ouvert sur la pièce principale. Un bar et deux tabourets hauts faisaient office de frontière entre les deux espaces. Le jeune cadre vit le visage d’Arash se fermer.
– C’est temporaire, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec un sourire crispé.
– Je ne sais pas, je devais juste te conduire dans ton nouveau chez toi. Je pense qu’il faut que tu ailles voir les RH demain, ils t’expliqueront plus en détail si tu as des questions. Moi je dois filer. Tiens, sur la petite table tu as un dépliant pour les transports en commun. Il est en français mais je t’ai surligné les numéros de bus à prendre. Tu verras c’est facile, pour te rendre au Technoservice. On se voit demain. Puis, il partit précipitamment, sans le saluer.
Sonné, Arash referma la porte que son parrain n’avait même pas pris la peine de rabattre. Il regarda autour de lui, ne réalisant pas tout à fait ce qu’il était en train de vivre. Il ouvrit la petite porte à droite de l’entrée, pour y découvrir une salle d’eau minuscule aux joints noircis par l’humidité. Il referma la porte et se dirigea vers la fenêtre. Il vit alors son parrain sortir à toute hâte du bâtiment, et remonter dans le taxi qui les avait déposés. Presque aussitôt, la voiture s’en allât. Arash la regarda s’éloigner, puis disparaitre au carrefour. Il fut saisi par une vive angoisse. Il n’avait ni forfait mobile, ni internet pour joindre qui que ce soit.
Après quelques instants, il finit par se ressaisir, remit ses chaussures et sortit de l’appartement. L’urgent maintenant, c’était de trouver à manger, et de se débarrasser de cette odeur de tabac qui lui montait au cœur et à la tête.
*
Mardi 12 février 2019, 8h30, Technocentre Renault de Guyancourt.
Arash arriva au tourniquet à l’entrée du gigantesque bâtiment, fourbue par une nuit en pointillé, et par l’heure et demie qu’il venait de passer dans les transports en commun pour arriver à Guyancourt. Il chercha son badge sur lui, avant de se souvenir qu’il l’avait mis dans sa sacoche. Il se fit une petite frayeur, pensant un instant qu’il devait retourner là-bas, et revivre cette expérience du bus encore une fois. Il passa le portique, puis se dirigea vers le service auquel il était rattaché. Il faillit se perdre dans le dédale de couloirs. Quand il poussa la porte qui donnait sur l’open-space, il vit ses deux anciens collègues de Renault Pars, derrière le même écran d’ordinateur. Il n’y avait encore aucun de leurs collègues français. Il se dirigea immédiatement vers ses deux compatriotes.
– Salaam mes amis, vous allez bien ? leur demanda-t-il.
– Salaam Arash. Est-ce que nous allons bien ? Je ne sais pas quoi te répondre, dit l’un des deux cadres. J’ai découvert le logement que Renault m’a pris en location, ce n’est pas possible.
A ces mots, Arash se sentit à la fois rassuré et très inquiet.
– C’est-à-dire ? demanda-t-il.
– Je suis dans une chambre minable à côté d’une ville qui s’appelle Rambouillet, c’est à l’autre bout du monde. J’ai mis deux heures pour venir en autobus ! Les toilettes et la salle de douche sont communes sur le couloir, lança-t-il, l’air passablement énervé.
– Et moi c’est pareil, je suis dans un logement pour étudiant, à côté de Rambouillet aussi. C’est un deux pièces, mais je suis en colocation avec deux étudiants africains. Ils sont sympathiques mais franchement, on se marche dessus.
– Mes amis, moi c’est pareil. Je suis dans une ville qui s’appelle Maurepas. Vingt cinq minutes de taxi d’ici, mais une heure vingt de bus. Je viens d’arriver, je suis déjà fatigué.
– Et ton logement ?
– Ne m’en parle pas. C’est un studio, sale et mal insonorisé. Et ça pu là-dedans. Je dors sur un canapé d’appoint. J’ai très mal dormi, j’ai le dos cassé en mille morceaux.
– Moi c’est pareil. Je ne sais pas ce que c’est que cette histoire, mais il faut faire quelque chose. On ne peut pas rester deux ans comme ça.
– Ce doit être provisoire, je ne vois pas autre chose. Comment va-t-on recevoir nos familles ? Rien que ça, ce n’est pas possible.
– Provisoire ? Cela fait des mois que l’on parle de cette venue en France, je ne peux pas croire qu’ils n’aient pas anticipé, et prévu de nous loger mieux que ça. Il faut absolument en parler.
– Les amis, il faut s’organiser et ne pas se jeter tête baissée. Vous savez ce qu’il en est des autres ? Sur les autres sites ?
– Non, aucune idée, nous n’avons pas de contact. Mais Mahmoud est ici aussi à un autre étage, je l’ai croisé hier. Je peux passer lui demander quelle est sa situation.
– Et Taraneh, vous savez où elle est ? s’enquit un des Iraniens.
– Oui, elle est sur le site de Boulogne Billancourt répondit Arash. Mais je n’ai pas encore de moyen pour la joindre. Nos cartes SIM iraniennes sont encore bloquées, mais nous devrions recevoir les nouvelles aujourd’hui ou demain. J’ai vu que c’était dans le kit général qu’ils doivent nous donner.
– Bon, quoi qu’il en soit, je vous propose qu’on se renseigne d’abord, avant de faire quoi que ce soit. Nous irons ensuite voir la direction des ressources humaines, pour avoir des informations.
La porte s’ouvrit, les premiers collègues commencèrent à arriver. Les trois iraniens firent mine de regarder un tableau Excel sur le même écran, avant de se disperser discrètement et de retrouver leurs postes respectifs. Arash était inquiet. Une désagréable sensation d’être pris au piège commençait à infuser en lui. Il tenta de rester concentré, ce qui ne fut pas simple. Puis, à la fin de la journée, il se résigna à retourner dans ce petit appartement mal odorant, en bus.
*
À suivre…