Ami d’Emil Cioran et d’Eugène Ionesco qui finirent par s’éloigner de lui après la seconde guerre mondiale – Cioran ayant mis de l’eau dans son vin et Ionesco n’ayant pas eu à le faire -, Eliade a toujours dit et écrit sa fascination pour le fascisme. Il s’intéressa à ses différentes formes, données dans leurs propres pays par Mussolini, Antonescu, Salazar et consort. Même si, professeur à Chicago à partir de la fin des années 50, il se sentit devoir mettre ses enthousiasmes de jeunesse en sourdine, il ne les renia toutefois pas véritablement.
Mircea Eliade ne fut pas seulement le père de l’histoire des religions (1), un des plus importants et influents intellectuels européens du 20ème siècle. Il demeure un bloc de contradictions apparentes et ne se laisse pas facilement deviner ni mettre dans des cases. Ou alors dans des cases de plusieurs meubles, différents les uns des autres.
Le personnage a tout à la fois été partisan d’un état nationaliste ethnique s’appuyant sur l’église orthodoxe, ennemi des francs-maçons et des bolchéviques, viscéralement antisémite, et au même moment étudiant en sanskrit à Calcutta, préconisateur du yoga (2), se retirant dans les ashrams himalayens afin d’explorer la métaphysique comme pont entre la philosophie indienne et la spiritualité chrétienne.
Éditeur ésotériste, chercheur de l’expérience abyssale, considérant la création artistique en tant que « joie magique ayant pour but le salut de l’âme », il prit de claires positions anti réductionnistes auxquelles l’on aurait du mal à ne pas adhérer : « La conscience humaine n’est pas réductible à son conditionnement historique et culturel mais la transcende ».
Il exécrait aussi la démocratie parlementaire et les Lumières, avait été proche de la Garde de Fer dans sa Roumanie natale de l’entre-deux guerres. On voit là de vieilles racines aux crispations obsidionales d’aujourd’hui, outre Dniepr et ailleurs. L’œuvre et la vie – la vie plus que l’œuvre -, paradoxalement toutes ensemble mêlées d’aspirations bien légitimes, des illuminations de l’ascèse et d’expressions répétées de convictions nauséabondes.
Fils d’une époque d’oppositions encore plus délétères qu’aujourd’hui (« C’était mieux avant… »), il fut le propagateur de pensées qui chez lui n’appelaient pas au meurtre mais s’exprimaient chez d’autres en haines terrifiantes et en assassinats de masse. Terrifiantes, les haines le sont d’autant plus qu’elles n’ont pas disparues avec la génération qui mis le feu à l’Europe et au monde. Rappelons-le-nous, nous qui ne nous trempons pas les arpions cet été dans les eaux rouges de la mer Noire mais dans celles encore bleues des paillotes illégales et des Clubs Mickey.
L’histoire personnelle de Mircea Eliade tient dans sa fascination pour les archétypes mis en scène dans les mythes (3). Les tragédies antiques sont bien une théâtralisation des mythes de l’Origine : l’Œdipe, Prométhée, etc. En reprochant aux dramaturges « de réinterpréter la tragédie antique plutôt que de la développer et de la compléter », Eliade déjoue encore une fois les pronostics. Promeut-il-là un « éternel retour » ? En fait, alors que la « réinterprétation » est un autre regard sur le même objet , le « développement » et la « complétude » autorisent par contre l’invention. Les dramaturges ont donc un blanc-seing d’Eliade pour créer. Nul doute qu’ils en seront redevables à ce maître…
Être de droite, serait-ce rechercher l’homme « traditionnel », celui qui, rejetant l’Histoire, tente lui-même de revivre le mythe des origines ? « Je cherche l’homme… qui cherche l’homme ». Être de gauche, serait-ce accepter sa part d’homme « moderne » qui accepte l’Histoire, est emporté par elle et essaye d’en être l’acteur ?
Alors, quid de celui qui la transcende ?
Si l’homme moderne s’affranchissant des mythes et des dieux se façonne lui-même, « l’Homme est le seul animal pouvant échouer à vivre ». Eliade, « Iliade », il n’aura échappé à personne que si le conditionnement familial est résistible (voir plus haut), il est des héritages qui vous obligent.
Éric Desordre
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Traité d’histoire des religions, préface de Georges Dumézil, édition revue et corrigée par Georges Dumézil, Paris, Payot, « Bibliothèque scientifique », 1949 ; nouvelle édition, 1989.
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Technique du Yoga, Paris, Gallimard, 1948.
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Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1949 ; nouvelle édition revue et augmentée, « Idées », 1969.