Jonathan Glazer est un cinéaste qui aime prendre son temps : en vingt ans, il n’a signé que quatre films, dont Under the skin en 2013. Dans celui-ci, inspiré du roman de Martin Amis, nous entrons dans le quotidien d’une famille bourgeoise dont la maison et son jardin deviennent centres d’intérêt.
C’est une maison aux meubles d’acajou, décorée de moules à kouglof, qui résonne des jeux des enfants. Dans le jardin, on trouve un toboggan qui se jette dans une piscine. Mais ce qui fait la fierté de la maîtresse de maison, c’est le potager qui regorge de légumes et les azalées qui tapissent le mur de leur jardin, adossé au camp d’Auschwitz. Le décor est planté et la caméra n’a de cesse de parcourir les deux lieux souvent filmés de loin, comme pour s’effacer et laisser le spectateur juge. C’est un pas de côté sur l’Histoire des camps d’extermination, qui est traitée ici du point de vue de la famille Höss, dont le père est le commandant général du camp. Homme avare de mots, attentif aux explications concernant le fonctionnement des fours crématoires. Il en garde une admiration obsessionnelle qui le poursuit jusque dans des lieux les plus inédits.
La force du film provient de son « désengagement » apparent. Et pour cela, le cinéaste a recours à tout ce que la caméra permet de faire pour établir son point de vue distancié : fixité des plans, grand angle, hors- champ sonore qui nous glace. Les scènes de la vie de famille et les tirs de feu, ordres hurlés à travers le mur à la lueur de la cheminée des fours crématoires coexistent sans cesse. Les personnages, dont la rapacité et la manque d’empathie nous laissent atterrés. Ainsi, lorsque Hedwig essaie le manteau de fourrure d’une des victimes du camp, elle s’admire dans la glace mais ne cherche pas à savoir à qui a appartenu ce manteau. Par ailleurs, quand le commandant Rudolph Höss apprend qu’il est muté dans un autre camp, sa femme lui fait l’unique reproche du film, en refusant de le suivre. On demeure muet et accablé.
Le film, par bien des aspects, montre plutôt qu’il ne dit. La caméra se tient en retrait ou derrière les personnages. Aucun d’eux ne déborde, aucun n’évoque, même de manière furtive, ce qui se passe derrière le mur. On entend les ordres hurlés, l’aboiement des chiens. On sent presque la fumée des fours crématoires, lorsque la mère d’Hedwig se réveille en toussant. Elle est le seul personnage qui ne supporte pas ce lieu et s’enfuit sans dire un mot. Il y a dans la manière de filmer comme quelque chose de ce regard critique qu’avait Jacques Tati en filmant les petites familles à l’aube des Trente Glorieuses, s’émerveillant du confort ménager, des personnages dépourvus de pathos, impersonnels : on ne peut ni les aimer, ni les détester. Car c’est bien ce qui singularise cette famille allemande : son désintérêt et son ignorance la couvrent d’infamie.
D’un point de vue esthétique, le film fait preuve d’ingéniosité et conçoit l’image comme vecteur symbolique : soit pour montrer l’horreur en faisant un gros plan fixe sur un dahlia rouge qui sature l’écran, soit grâce au noir et blanc pour évoquer les songes traumatiques de l’inconscient d’un des enfants de la famille. L’obscénité de cette famille, qui banalise le mal, se niche dans toutes les scènes. Au final, au-delà du contexte historique, Glazer signe une allégorie de notre indifférence face aux tragédies de notre époque.
Alexandra TOUITOU SENECHI