Pour un contrepoint à ce point de vue, voir en bas (opinion divergente au sein de la rédaction)
Ces jours-ci, pour les 20 ans de la loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », on voit fleurir nombre de tribunes, certaines d’entre elles indiquant que face aux « attaques contre la laïcité » dans l’enseignement, la loi de 2004 ne suffirait plus et qu’il faudrait la renforcer par plus de mesures répressives. Ouch ! (Comme diraient les Britanniques.)
Si les choses vont si mal, ne faudrait-il pas plutôt se poser la question de l’efficacité d’une telle loi, vantée pourtant comme formidable depuis sa promulgation ?
Une loi contre le Conseil d’État
Pour souvenir, l’adoption de cette loi était une réponse tardive à un avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989 qui, saisi par le Gouvernement pour savoir si le port de signes montrant l’appartenance à une religion était compatible avec le principe de laïcité, avait répondu que le port du voile islamique, en tant qu’expression religieuse, dans un établissement scolaire public, était compatible avec la laïcité : « Il résulte de ce qui vient d’être dit que, dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses ». La volonté du gouvernement était de légiférer pour faire obstacle à cet avis du Conseil d’État, et une grande campagne de communication avait été lancée pour que l’opinion publique abonde dans le sens voulu (ce qu’elle avait fait).
L’objectif était de « renforcer l’application du principe de laïcité dans les écoles » et de « faire face aux revendications identitaires qui se multiplient dans les établissements scolaires ». D’aucuns ont fait remarquer que le principe de laïcité était justement l’inverse de ce que proposait la loi, c’est-à-dire qu’il obligeait l’État à la neutralité et laissait toute liberté aux citoyens (élèves inclus) quant à l’expression de leur religiosité (dans les limites de l’ordre public). Mais c’était peine perdue, le consensus politique était quasi général, et depuis lors, il n’y a que les étrangers et quelques contestataires d’extrême gauche (dont je ne suis pas) pour remettre en cause le sacro-saint principe de l’interdiction du port de signes religieux ostensibles à l’école.
Je me rappelle discuter avec un professeur de droit, ayant pourtant la réputation d’être attaché à la liberté de religion et de conviction, et l’entendre m’expliquer que la loi était la meilleure qui soit, car il fallait absolument éviter que les radicaux musulmans n’investissent l’école, et aussi prévenir les conflits qui du fait de ports de signes religieux, auraient pu naitre au sein des établissements scolaires. Bon, la loi n’a pas touché que les musulmans, puisque les enfants Sikhs se sont vu interdire le port du turban, par exemple. Au ministère de l’intérieur, on me dira qu’ils sont des victimes collatérales…
Une laïcité « plus que jamais menacée »
Alors ces jours-ci, on célèbre la loi. Et on entend le Premier ministre Gabriel Attal nous dire que la laïcité à l’école « est plus que jamais menacée ». Une commission sénatoriale recommande d’élargir l’interdiction de ports de signes religieux aux sorties organisées en dehors du temps scolaire. Son rapporteur François Noel Buffet nous dit dans Le Point que l’école en France serait pleine de « de revendications identitaires et communautaires qui prennent racine, disons-le clairement, dans l’islam radical et poussent les professeurs (d’histoire, de sciences naturelles et d’éducation artistique et culturelle, notamment) à s’autocensurer ». Il veut mettre en place une « charte des parents » dans laquelle il serait stipulé qu’un enseignement ne se conteste pas, et dont « le non-respect conduirait à des poursuites pénales ». Ouch ! (Encore… Je pense ici à ma pauvre mère qui, si la contestation de l’enseignement par un enfant avait conduit à la condamnation pénale des parents, aurait certainement fini en prison.)
Alors, cet échec de la loi de 2004, qui n’a pas su arrêter les « revendications identitaires » (comprendre : de l’islam) est-il dû à un manque de mesures répressives ? Pourtant, les gouvernements n’ont pas manqué de surenchérir. Pensez à la loi sur le séparatisme de 2021 qui a vu plusieurs mesures venir renforcer l’arsenal répressif de la « laïcité à l’école ». Ou à la circulaire du Premier ministre interdisant le port de l’abaya (ou boubou, ou djellaba, comme on l’appelle dans certains pays) dans les établissements scolaires. Mais il en faudrait plus.
Alors oui, la radicalisation de certains musulmans est un vrai problème (plus généralement la radicalisation, ou extrémisme, est un problème). Oui, il existe dans nos écoles et lycées des contestations fondées sur la religion et cela n’aide pas les enseignants à exercer dans de bonnes conditions. Oui, il existe des drames terribles comme l’assassinat de Samuel Paty par un fou se revendiquant de l’Islam. La solution se trouve-t-elle dans des nouvelles mesures répressives ?
L’échec d’une politique
Je ne pense pas. Parce que ce constat d’échec de la loi de 2004 me semble être celui d’une politique, qui pour lutter contre un phénomène minoritaire, cible l’ensemble, et édicte des lois qui seront forcément perçues comme injustes par ceux qui n’ont rien fait de mal, et à qui on interdit l’expression légitime d’une croyance ou d’une conviction. Il est, dans une société démocratique, nécessaire de faire la distinction entre ce qui relève d’une expression pacifique et légitime d’une croyance, et ce qui relève d’un comportement condamnable et troublant l’ordre public.
Le Conseil d’État l’avait bien circonscrit dans son avis de 1989. Après avoir établi que le port d’un signe religieux par un élève à l’école n’était pas en soi incompatible avec le principe de laïcité et constituait « l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses », il ajoutait « que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public. »
Voilà ou devrait se trouver la limite.
Des jeunes qui ne comprennent plus la laïcité
20 ans après l’édiction de la loi de 2004, force est de constater que celle-ci n’a atteint aucun de ses objectifs. Les conflits liés à la « laïcité » à l’école n’ont fait qu’augmenter. La « radicalisation » islamiste n’a certainement pas diminué. Mais surtout, on a fait que les nouvelles générations de français ne comprennent plus la laïcité et l’associent à une restriction de liberté indue et totalitaire. D’ailleurs un sondage IFOP de 2021 indiquait que le port de signes religieux ostensibles par les élèves dans les lycées publics était soutenu par plus d’un lycéen sur deux. Une autre étude de l’institut Kantar, publiée le 30 novembre 2023, montre que 60 % des jeunes de 18 à 30 ans sont d’accord avec l’affirmation suivante : « La défense de la laïcité est instrumentalisée par des personnalités politiques et des journalistes qui veulent en fait dénigrer les musulmans. » Quant aux jeunes français de confession musulmane, d’après un sondage IFOP de décembre 2023, 78% d’entre eux pensent que « la laïcité telle qu’elle est appliquée aujourd’hui par les pouvoirs publics est discriminatoire envers les musulmans ».
Je ne suis pas sûr qu’on doive leur jeter la pierre, parce que leur vision est loin d’être infondée. Soyons honnêtes, pour rester tout à fait rationnels, les signes religieux peuvent être décorrélés de l’extrémisme dans notre pays. Nombre d’extrémistes ne portent pas de signes religieux, et nombre de personnes portant des signes religieux ne sont pas des extrémistes. On me dira que c’est une porte d’entrée… Encore faudrait-il le prouver. Et quoi qu’il en soit, toute liberté comporte des risques (seuls les régimes totalitaires ne peuvent tolérer les risques inhérents à l’exercice des libertés fondamentales), et à toute porte d’entrée on doit pouvoir opposer une porte de sortie, elle aussi garantie par notre droit des libertés fondamentales.
Mais que faudrait-il faire, pour faire reculer l’extrémisme religieux et répondre aux défis que nos politiques cherchent à relever en voulant renforcer l’arsenal législatif autour de la laïcité à l’école ? Au risque de paraitre ennuyeux et peu sexy, voire un peu gauchiste, quid de renforcer la qualité de l’enseignement et les moyens de l’école ? Quid de s’assurer que nous élèves apprennent réellement à lire et écrire, avant de chercher à leur enseigner les « principes de la République » que sans une réelle aptitude à lire, ils ne comprendront pas ? Quid de rendre la « culture française » plus attrayante au lieu de vouloir en imposer par la force une version limitée et parfois liberticide ?
Errare humanum est, perseverare diabolicum
Et aussi, pourquoi ne pas s’inspirer de la (tant décriée par nos laïcistes hexagonaux) laïcité à l’anglo-saxonne ? Oh, elle n’est pas exempte de défauts, mais elle fonctionne bien mieux que la nôtre, en ce qui concerne le « vivre ensemble ». Certes, il y a aussi des problèmes de radicalisation dans les pays anglo-saxons. Mais dans l’ensemble, les populations ont un niveau de tolérance religieuse plus élevé que chez nous, et un niveau de conflit sociétal lié à la religion plus bas. Et si vraiment on ne veut rien avoir à faire avec les Britanniques ou les Amerloques, on peut toujours regarder du côté des pays scandinaves, et tenter de voir si on ne peut pas se diriger vers un renforcement des libertés fondamentales, et si ce dernier ne serait pas de nature à faire baisser les tensions, et finalement à couper l’herbe sous le pied à ceux qui se servent de nos failles réelles pour renforcer la propagation d’idées extrémistes.
Bref, vous aurez compris mon opinion, la loi de 2004 n’a pas échoué parce qu’elle est insuffisante, mais parce qu’elle se trompe de cibles, en restreignant les libertés fondamentales de tous pour punir les actions d’un petit nombre, actions que par ailleurs le droit français pourrait tout fait circonscrire sans la loi de 2004. Et toute politique qui renforcerait par plus de mesures répressives cette tendance aux restrictions générales, ne fera qu’augmenter la fracture et générer plus de troubles. Errare humanum est, perseverare diabolicum.
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Contrepoint
L’article de Michaël Sens – sujet à polémique – devait être publié. Argumenté, sérieux, il est aussi militant. Il est clair que l’article exprime une opinion qui n’appelle pas à la guerre civile, il participe du débat démocratique. Mais bien évidemment, au sein de la rédaction, il suscite des réactions opposées, toutes aussi légitimes. Probablement suscitera-t-il de telles réactions parmi les lecteurs.
Rappelons tout d’abord que le journal Rebelle(s) est pluraliste et cherche à donner du grain à moudre à nos cerveaux, sans chercher à peser sur les consciences. À l’article de Michaël Sens, il eut idéalement fallu un pendant qui soit tout aussi argumenté, sans forcément être militant. Ce n’est pas l’objet des propos qui suivent. Ceux-ci par contre ne pouvaient être tus. Notre société connait de fortes oppositions mais doit rester un lieu de débat, et tel Rebelle(s) doit être. Si Rebelle(s) ne publiait pas des points de vue différents, ce ne serait pas notre journal.
Ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les « signes religieux » est, et c’est le cas pour la grande majorité de nos concitoyens, l’expression d’une identité heureuse. Par contre, pour une minorité agissante et violente – même en sous-main-, c’est un outil de guerre. Guerre de religion, guerre de domination des hommes sur les femmes, guerre de théocratie contre démocratie. Qu’on le veuille ou non, c’est la réalité. Il y a donc une extrême attention à avoir aux situations constatées et aux opinions exprimées à ce sujet.
Est-ce à dire que Rebelle(s) est un journal, un webzine, qui rejette toute idée de religion, de sacré ? Bien sûr que non. Au fil de vos lectures, depuis bientôt dix ans, il ne vous aura pas échappé que Rebelle(s) a un tropisme où la spiritualité, le sacré et le spéculatif, l’ésotérisme même sont souvent exprimés. Souvent, mais pas toujours car nous nous adressons à tous. Pour autant, les interrogations existentielles transparaissent dans les articles de nos rédacteurs, qu’ils soient réguliers ou ponctuels. La liberté est indivisible, les crédos sont multiples.
Éric Desordre
Le texte suivant résume l’opinion divergente au sein de la rédaction :
Donner le droit à chacun de croire à ce qu’il croit est bien l’essence de notre république. Celle-ci, bonne fille, cherche toutefois, même par tâtonnements, à éviter que certaines militances à oripeaux religieux dont l’objectif est la mort de notre « vivre ensemble » ne profitent des lois démocratiques pour saper le minimum vital de cohésion nationale.
Pour plusieurs d’entre nous, cette loi de 2004 était absolument nécessaire, vu l’état des choses à l’époque, et reste indispensable. Elle seule permet de soustraire les jeunes filles dans les écoles (et les femmes dans les emplois publics) aux pressions religieuses typiquement patriarcales et discriminatoires par essence, soulignant la soumission ancestrale d’un sexe par ses obligations vestimentaires. On peut avoir un point de vue différent de l’article précité. Cette loi s’est avérée très efficace dans les institutions publiques : il n’y a plus de problème de voile à l’école depuis 2004. Et l’interdiction récente des abayas – claire et très ferme, enfin ! – a permis aussitôt de couper court à leur pullulement constaté durant l’année précédente. L’effet bénéfique est visible à l’œil nu, s’il fallait une nouvelle preuve de l’intérêt de la loi.
Les guerres de religion nous ont coûté cher dans le passé. Et ses stigmates sont encore présents dans notre mémoire collective. On trouve toujours des symboles pour stigmatiser l’autre. Les protestants échauffés détruisaient les images et saccageaient les statues des saints. Les ultras catholiques le leur rendait bien, que dire des dragonnades ? Aujourd’hui, il est d’autres symboles à détourner ou à détruire, à porter en bandoulière ou à brûler sur les réseaux sociaux. Que penser de ceux qui s’attaquent, par exemple, à la langue française supposée “sexiste”, en exigeant l’abolition des accords, des pronoms – ou autres choses -, tout en défendant le port du voile et ce qui l’accompagne (vêtements très couvrants, interdictions diverses etc.) Citer en permanence d’autres cultures ou communautés pour faire des parallèles est spécieux par excellence : car seul le voile islamique est l’étendard de la discrimination sexiste des femmes. Et lui seul pose un réel problème.
Ce n’est pas trahir la démocratie que d’exprimer l’immense inquiétude de nombre d’entre nous. Pour les lecteurs qui veulent faire fonctionner leurs neurones avec des arguments et des réflexions inquiètes, on pourra recommander quelques ouvrages avisés, comme Le linceul du féminisme: caresser l’islamisme dans le sens du voile (2021) de Naëm Bestandji dont le titre résume l’essentiel ; son auteur a aussi un site. Ou encore des études d’envergure, menées par des spécialistes (ex. Florence Bergeaud-Blackler ou Sarah Ben Néfissa) et publiées récemment, sur l’action continue et visant le long terme des réseaux fréristes, comprendre en l’occurrence des frères musulmans qui ne sont pas à proprement parler les plus fervents adeptes du « vivre ensemble »…