J’ai péché, péché dans le plaisir d’Abnousse Shalmani Éditions Grasset 190p 19,50 euro
C’est un roman envoûtant consacré à la poète iranienne Forough Farrokhzad, une rebelle en lutte contre les diktats du monde et de la religion de son pays, portant la conviction que les femmes sont des hommes comme les autres.
Abnousse Shalmani construit un entrelacs de situations et de dates, liées à Téhéran, Paris, la Belle époque… qui enchevêtre des passionnés de vie, d’amour et de plaisir libertin, hors de la morale acquise, hors de la régularité…
En 1956, Forough Farrokhzad est subjuguée par Cyrus, qu’elle nommera la Tortue, et qui traduit en Persan les oeuvres érotiques de Pierre Louÿs « le plus grand et le plus prolifique des écrivains érotiques ».
Pierre Louÿs est en amour avec Marie de Régnier. Ces deux « couples », sont séparés de cinquante ans et quelques milliers de kilomètres. Abnousse Shalmani leur invente une correspondance mystique, le croisement de leurs destins dans une ronde imaginaire effrénée. Seul, Cyrus la Tortue est inventée par l’autrice ; d’où les guillemets à couple. L’un est de fiction.
Ce sont surtout les deux femmes qui intéressent Abnousse Shalmani. Deux femmes, puisées à la réalité de l’histoire et de la réalité, de l’érotisme, de la libération, de la joie des corps à se fréquenter, à se marier, de la joie enivrante d’agir à sa guise, de congédier, gentiment et sans haine les contraintes des moeurs des pays, des religions et des époques… Si elles se ressemblent par leur volonté de liberté, tout les oppose dans la construction de cette liberté : « L’une (Marie) sait qu’elle est faite pour l’amour, l’autre (Forough) s’interroge sans fin sur sa capacité à être aimée. L’une se bat pour conquérir ce qui lui résiste (…), l’autre ne comprend pas que la résistance n’est pas en elle, mais dans le monde qui l’entoure. »
Car le monde est vaste et la chair inventive, l’instant vibre heureux au plaisir déluré, affuté, partagé et coquin. On se demande bien pourquoi, les autres, la morale ont réduit cette immensité à de strictes proportions, à de strictes portions, menues et pauvres.
C’est ce confinement de nos corps au « minimum syndical » qu’Abnousse Shalmani détourne, dévoie, contourne, oublie, sème au loin dans la grisaille.
Elle parsème son texte d’extraits de poésies, qui sont autant de ponctuations, nous donnant à lire la belle crudité de ses modèles vivants : « Sous la jupe de la danseuse/ Je mis le doigt, et constatai/ Que son ornière était poisseuse/ Et son trou du cul dilaté ». Elle nous entraine dans une farandole de folies joyeuses…
La langue d’Abnousse Shalmani est jubilatoire, luxuriante à souhait et ne doit rien à celles et ceux dont elle parle et qu’elle cite de loin en loin. On sent son amour pour cette langue française, qui est sa langue d’exil, qu’elle n’a pas entendu dans son berceau, on sent son amour passionné pour cette langue, pour la vigueur de Marie compensant au mieux la commande de frustrations qui est le fond de la culture initiale de Forough : « Le père dit « non » à tout. Parfois, je me demande pourquoi Dieu m’a créée ainsi et pourquoi il a insufflé cette diablesse qui se nomme poésie en moi pour que je ne puisse pas avoir votre affection et votre approbation. »
Le récit est multiple, passe par toutes les difficultés et les bonheurs relationnels entre les femmes et les hommes, dans une vision anthropologique, pas dans le binarisme victimaire actuel. « Toute sa vie durant, Marie connaitra des amours lesbiens, qui la rassurent entre deux amants (…) Le lesbianisme est son repos et sa joute sociale. » La vie est là, à mordre à pleines dents. J’ai péché, péché dans le plaisir est une figue sucrée et acide, une fugue rusée et rapide hors de notre triste étroitesse croissante.