Le professeur Maffesoli qui nous reçoit toujours très aimablement dans son bureau du Quartier Latin a bien voulu nous parler de « l’Éveil ».
Lorsque je lui avais indiqué au téléphone que nous souhaitions traiter ce thème dans le magazine Rebelle(s), il avait accepté d’enthousiasme. Je résume librement ses propos nettement plus policés : « L’Éveil, c’est mon truc ! » Je ne m’étais pas trompé de porte. Vous verrez que la notion de porte a en l’occurrence une certaine importance.
Ayant comme toujours une actualité éditoriale chargée, Michel Maffesoli voit sortir en librairie deux de ses ouvrages. Après le pamphlet paru en 2023 sur une des grandes obédiences de la franc-maçonnerie : Le Grand Orient, les lumières sont éteintes, le nouveau livre intitulé La Franc-maçonnerie peut-elle réenchanter le monde ? (1) lui fait pendant. Ce nouvel ouvrage se veut toutefois constructif et prospectif. Il rappelle entre autres les grands principes de cette communauté d’esprit et d’action qui suscite toujours moult débats, questions et fascinations. Michel Maffesoli y soutient que « la philosophie progressive de la franc-maçonnerie est le trésor caché qui va permettre de proposer une alternative à l’idéologie progressiste ayant contribué au désenchantement du monde ».
Le second livre est Essai sur la violence, sous-titré : banale et fondatrice (2). Il s’agit d’une réédition d’un ouvrage paru en 1978. Michel Maffesoli a estimé qu’il pouvait éclairer les manifestations actuelles de la violence sous ses diverses formes, gilets-jaunes, etc. Il considère que ces dernières traduisent une perte de confiance du peuple envers ses élites.
C’est à partir de ces deux livres et des croisements de leurs propos que nous allons discuter ensemble de cette notion singulièrement spirituelle qu’est l’Éveil. Que l’on partage ou non les convictions du professeur, la confrontation des idées et la « disputatio » sagace à laquelle il nous associe éclaire et interpelle.
Le premier mot qui vient à Michel Maffesoli à propos de l’Éveil est « égrégore ». J’avais déjà entendu ce terme dans la bouche d’Alejandro Jodorowsky qui avec son épouse Pascale constituent tous deux l’égrégore artistique PascALEjandro, l’androgyne alchimique. Alchimie, éveil, initiation. Nous y étions bien.
Michel Maffesoli : L’égrégore rassemble, justement, deux notions : l’éveil et la fusion. Pour se réveiller, il faut passer par le chemin initiatique. Mon dada théorique est que dans une société, il y a des manifestations d’ésotérisme. Qu’est-ce que l’ésotérisme, étymologiquement ? C’est le surcroît de connaissance. Je ne baisse pas le niveau, je contribue à l’élever. Je rentre dans le chemin initiatique pour favoriser l’éveil chez les autres.
Rebelle(s) : Cet ésotérisme n’est donc, d’après-vous, pas un élitisme et un entre-soi desséchant. Attention, en effet : Sparte n’a pas su naviguer sagement entre deux écueils, entre l’élitisme qu’elle a pratiquée trop longtemps et le populisme auquel Athènes succombait de son côté. La puissance de Sparte a fini par disparaître…
Michel Maffesoli : La vraie pensée ésotérique n’est pas sectaire. Mais les sociétés deviennent sectaires où les élites se coupent du peuple. Comme je le dis souvent, dans les sociétés démocratiques, les élites « démocrates » sont souvent peu démophiles. Elles sont déracinées.
Pour servir à la société, à l’humanité, il faut élaborer, d’abord. Hegel a eu cette fonction d’élaboration de la pensée. Montaigne avait cette perspective d’élaboration, Saint-Thomas d’Aquin également où dans la Somme théologique, il s’attache à l’approfondissement, puis à la nécessité d’exotériser ce qui a été élaboré car « tout vient du peuple ».
Je comprends des propos de Michel Maffesoli qu’il estime que tout venant du peuple, tout doit à un moment ou à un autre lui revenir.
Michel Maffesoli : Je reste sur l’idée de l’égrégore à quelques-uns. Les « éveillés » qui sont peu nombreux élaborent puis extériorisent, rendent public le fruit de cette élaboration.
Le leitmotiv de la maçonnerie authentique est qu‘il faut, à la fin de chaque « tenue », faire connaître le résultat de l’élaboration ésotérique. Le travail est bien de construire le temple de l’Humanité. Et Hegel commençait ce travail en s’informant. Il lisait le journal !
Rebelle(s) : Qu’est-ce qui vous a incité à faire rééditer votre Essai sur la violence et en quoi cela nous ramène-t-il à la notion d’éveil ?
Michel Maffesoli : La dernière édition est en poche aux éditions du CNRS. Le livre est paru la même année que La violence et le sacré. Nous avions ensemble alors confronté nos réflexions sur ce thème avec René Girard. De longue date, une de mes thèses est que l’agressivité est inhérente à l’espèce humaine et donc animale. Comme la violence nous est naturelle et donc jusqu’à un certain point irréductible, il est nécessaire de la ritualiser, de l’homéopathiser. Les bacchanales dionysiaques avaient ce rôle dans la Grèce antique.
La ville de Thèbes en Béotie est fondée par Cadmos. L’un des petits-fils de Cadmos est Penthée, qui devient roi après son grand-père. Penthée s’oppose à Dionysos dont il refuse que le culte soit adopté par la cité. Penthée est le rationnel du mythe. Le type même de l’énarque : il organise, gère, et finit par son talent d’organisateur par remplacer la faim… par l’ennui. Excédées, les Bacchanales vont chercher Dionysos afin de remplacer Penthée. Penthée est mis à mort et la violence est ainsi réintroduite dans Thèbes. La cité avait perdu son âme car elle était hygiénisée. Avec Dionysos, elle revit.
Aristote exprimait ce besoin des sociétés humaines en parlant de « catharsis », c’est-à-dire, finalement et trivialement, « qu’il faut que ça sorte ». Quand tout est trop bien géré, donc étouffé par les technocrates du moment, une autre violence, sourde et tout aussi insupportable, règne. C’est la violence totalitaire dont je soutenais dans ma thèse de doctorat d’État qu’elle est incarnée dans « l’idéologie du service public » : « je te protège, tu te soumets ».
La négation de notre état animal, de cet apparent désordre de nature est plus mortifère encore que sa reconnaissance. À refuser l’animalité, on en arrive à la bestialité. D’où les fêtes des fous, les fêtes d’inversion, le carnaval. Le carnaval est l’éveil collectif. C’est une manifestation collective de ce qui me structure, me cimente avec d’autres. Ségolène Royal, alors ministre, avait fait supprimer le bizutage. Ce fut selon moi une erreur.
Rebelle(s) : Lors de bizutages, l’individu peut se sentir nié, écrasé psychologiquement. Il y a même eu des accidents graves ayant entraîné des séquelles chez les victimes.
Michel Maffesoli : Bien sûr, on ne peut pas nier que le bizutage pouvait connaître des débordements dangereux. Mais il ne faut pas oublier, ou alors prendre conscience qu’il a une fonction sociologique, anthropologique, fondamentale : il fait rentrer dans un « corps ». Chacun va conforter l’éveil au groupe, ainsi le groupe se reconnaît comme groupe, comme communauté humaine. C’est une forme d’éveil. Il ne faut donc pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
L’isolement, lui, y est très opposé. Le situationnisme – j’en étais, ce fut une partie de mon terreau intellectuel – parlait plutôt de « grégaire solitude », encore un oxymore. Cet émiettement du moi qui éclate dans le groupe a été décrit par André Breton dans le Manifeste du surréalisme. C’est « l’amour fou » surréaliste, c’est « l’errance » situationniste. Guy Debord m’a dépucelé à ce propos en 1966-1967. Debord créant le situationnisme avec Khayati et Vaneigem a été influencé par Breton et par le lettrisme d’Isidore Izou, qui lui-même a fait partie de cette succession de mouvements intellectuels – il faut le souligner – toujours assez violents. C’est une succession ou plutôt une filiation de ces mouvements qui commence avec le romantisme, se poursuit avec le dadaïsme, etc. Ces mouvements intellectuels, littéraires et artistiques ont tous pour thème de rompre l’asepsie.
Or nos sociétés actuelles ont une tendance mortifère à l’ordre géré. D’où la nécessité d’une perspective ésotérique. C’est la devise maçonnique « ordo ab chaos », l’ordre à partir du chaos. À partir du chaos se structure l’ordre, une nouvelle harmonie.
Permettez-moi une analogie dentaire : l’histolyse. Les dents de lait sont remplacées par les dents normales, que vous allez utiliser longtemps ! La mort est nécessaire à la vie.
Rebelle(s) : Vous appréciez particulièrement les oxymores. Je vous cite : « l’enracinement dynamique » ; on reste dans l’analogie dentaire !
Michel Maffesoli : Oui, les oxymores sont éclairantes ! Mais je ne fais pas système.
Pour moi, ce qui précède tout, ce qui vient d’abord est la question. « Poser bellement les questions ».
Autant que ce fut, la Modernité s’est employée à établir des systèmes : thèse, antithèse, synthèse… culminant dans cette recherche avec les systèmes marxistes. C’est le mythe du progrès, la modernité dans une perspective linéaire.
Or il peut y avoir une logique autre, comme celle chère à mon maître Gilbert Durand : la logique contradictorielle. La « coincidencia oppositorum » ne se rend pas en synthèse. L’oxymore, c’est cela, cette « obscure clarté qui tombe des étoiles ». Au début de ma carrière, tout ce qui soutenait ma thèse d’État était « l’enracinement dynamique », comme vous le rappelez. Michel Foucault écrit que l’objet est ce qu’en dit celui qui en parle. Maîtriser les mots pour maîtriser les choses. Le style, c’est le stylo qui écrit. Nous ne sommes plus dans un dépassement mais dans la juxtaposition. L’oxymore est figure de rhétorique de ce qui se passe actuellement, elle exprime ce qui est vécu.
Il est aussi nécessaire de faire la distinction entre la personne et l’individu. L’individu est celui qui est indivisible, qui a identité. Par identité, nous entendons identité physique, professionnelle, sexuelle, etc. Les nouvelles générations ont cette façon de vivre qu’elles distinguent beaucoup moins les identités que les précédentes. Elles ont une idée et un vécu de l’identité beaucoup plus souples, beaucoup plus changeants. « Je est un autre », Rimbaud le voyant l’avait entrevu. De nombreux jeunes ne se retrouvent pas dans des modèles univoques. Par exemple : la profession, jadis intangible ; on change aujourd’hui mieux et plus de métier, d’occupation professionnelle. L’identité sexuelle est elle-même complexe, peut-être multiple.
Une autre métaphore : la voûte de la cathédrale. Les tensions s’y rejoignent et s’opposent. Les tensions nécessaires, sur la longue durée, maintiennent. Les bâtisseurs de cathédrales se rassemblaient en confréries. Ces confréries médiévales étaient composées d’anonymes : encore une manifestation d’égrégore. C’était un collectif d’éveillés comme pour la construction du temple de l’Humanité par les francs-maçons.
Quand Nicolas de Cues écrit La docte ignorance, c’est aussi un oxymore qui veut dire l’humilité de l’homme d’étude qu’il était. Ce cardinal n’avait pas perdu le sens de « cardo » d’où le mot de « cardinal » : ce sont « les gonds », le pivot de la porte par laquelle on passe.
Rebelle(s) : Et non pas seulement, alors qu’on l’entend souvent, « celui autour duquel tout tourne »…
Michel Maffesoli : Exactement. On ouvre et on ferme. C’est « l’obscure clarté ». Un homme sans ombre n’existe pas.
Yin et yang, d’autres cultures l’ont compris. Le transhumanisme y est opposé dans sa démiurgique recherche de la vie éternelle. Il faut vivre au contraire sa mort de tous les jours. L’éveil accepte cette conjonction. Kant l’a dit : « la voute étoilée »…
Notre sentiment, après cet entretien, est que Michel Maffesoli analyse nos sociétés à la lumière des sciences humaines mais qu’il s’attache à ce que son propos puisse dépasser une dimension simplement sociologique et rejoigne la philosophie, voire la spiritualité. Il y a de nombreuses définitions de l’éveil, et nombre de voies pour parvenir à ces différentes acceptions. Pour notre part, et sans exclusive, nous aurons particulièrement apprécié l’idée, qu’il a voulu partager avec nous, de l’ouverture de la porte vers les étoiles.
- La Franc-maçonnerie peut-elle réenchanter le monde ? – Éditions Dervy, 2023
- Essai sur la violence – banale et fondatrice – Préface inédite, Éditions du Cerf, 2024