J’étais bien jeune, à la sortie de l’adolescence, et je n’avais pas encore découvert les vertus du bonheur, ou peut-être les avais-je oubliées. Toujours est-il que la vie devait me sembler un peu pâle, et ressentant l’appel de l’aventure que je ne me contentais plus, depuis longtemps, de trouver dans les romans que j’affectionnais, j’inventais un nouveau jeu pour remplir mes journées insulaires. Insulaires, parce que j’étais en Corse.
Le jeu était somme toute assez simple : je sortais de leur tiroir les nombreuses cartes IGN (Institut Géographique National) qu’il contenait, j’en choisissais une plutôt du centre de l’ile, je trouvais un sommet avec un nom alléchant, je trouvais une route qui s’en approchait plus ou moins, je notais un point sur la route et finalement je traçais une droite de ce point au sommet, et c’était parti.
L’idée était la suivante, je devais me rendre au point choisi sur la route, en voiture, puis marcher, grimper, ramper jusqu’au sommet en ligne à peu près droite, peu importe les obstacles que je découvrais en chemin, et peu importe les surprises et les dénivelés que je rencontrais. Bien sûr, je n’avais à chaque fois aucune véritable idée de ce qui m’attendait, ma carte IGN restant tout à fait théorique avant que je ne m’engage corps et âme sur le tracé décidé.
Pour ajouter à l‘aventure, je précise que j’y allais toujours seul, sans aucun équipement si ce n’est une gourde, bien souvent en short, avec des espadrilles et un couteau pour seul outillage. Je partais bien entendu tôt le matin, sans aucune nourriture, non point que j’allais chasser au couteau pour me nourrir en chemin, mais plutôt que j’allais jeûner jusqu’au soir tard.
Rien ne devait être une justification pour ne pas atteindre le sommet, si ce n’est le temps. Je ne m’arrêtais quasiment jamais, mais souvent j’étais ralenti par les barrières naturelles que la terre met sur le chemin des imprudents, et je devais toujours m’assurer de redescendre avant la nuit. Du coup, parfois je réussissais, parfois j’échouais, parce que je devais rebrousser chemin avant d’avoir atteint l’inaccessible étoile.
Lorsque je quittais la maison familiale, je disais à ma mère et à mes grands-parents « bonne journée, moi je vais me promener aujourd’hui ». Leur dire le secret de mes paris stupides eut été ouvrir la porte à des sermons sur la sécurité et l’imbécilité des casse-cou, cela ne m’intéressait pas. Ce qui m’intéressait, c’était de sentir la vie sous mes pieds, la vie dans mes veines, et parfois la mort qui rôdait quand je m’accrochais à quelque arrête suspendue ou à quelques centimètres de rocher glissant pour me hisser un peu plus haut, un peu plus près d’un sommet bien souvent toujours loin. J’ai remarqué d’ailleurs que les sommets ont toujours tendance à être plus loin quand on croit s’en être rapprochés, et qu’il faut cultiver une certaine patience, une certaine résilience, un certain recul pour ne pas être déçu à chaque fois qu’on se rend compte que le sommet s’est éloigné alors qu’on a réduit la distance qui nous en sépare.
Je ne sais pas combien de fois j’ai joué à ce jeu, ni combien d’ascensions de ce type j’ai réussies, ou ratées, mais laissez-moi vous en contez une, pour mettre un peu d’action sur des mots.
Ce jour-là j’avais jeté mon dévolu sur le Monte d’Oro. J’avais choisi d’arrêter ma voiture dans un coude de la route qui mène à Vizzavona, quelques kilomètres avant ledit village, et tracé ma ligne droite vers le sommet. Monter au Monte d’Oro n’a rien de vraiment exceptionnel. De nombreux randonneurs le font chaque année, et bien que le chemin soit considéré difficile, il n’a rien d’impossible pour n’importe qui un tant soit peu en forme. Mais ne vous y trompez pas, ma ligne droite ne passait absolument pas par un quelconque chemin balisé, mais s’attaquait directement à la face est, sans aucun détour. 2389 mètres d’altitude, soit 1350 mètres de dénivelé à compter de la route sans serpenter aucunement, c’est autre chose.
Arrivé au point de départ vers 8 ou 9 heures du matin après deux heures de route, j’allais me griffer le corps à travers une heure ou deux de maquis forestier pour finalement arriver au pied du mont convoité. Le soleil tapait déjà dur, on était au mois de septembre, et j’entamais la grimpette. Si au début tout se passait sans difficulté, rapidement je commençais à devoir escalader des rochers plus ou moins praticables. Faut vous dire que je n’étais pas un as de la varappe. Mon entrainement se résumait en tout et pour tout à avoir randonné souvent et depuis toujours à travers le maquis, et crapahuté sur les rochers depuis l’enfance. Mais à part ça, je n’avais pas la force des spécialistes dans le bout des doigts, qui leur permet de se hisser d’une demi-main sur les corniches du dessus.
J’enchainais d’ailleurs les corniches, les failles, les falaises et les cheminées de pierre, fort concentré tandis qu’inéluctablement le temps s’écoulait. 1350 mètres de dénivelé ça ne vous parle peut-être pas, mais pour les lecteurs parisiens ça fait quand même quatre fois la tour Eiffel. Ça prend du temps, surtout que les rochers ce n’est ni des escaliers ni même des échelles. Bref, au bout d’un moment, je n’arrivais pas à me hisser sur la corniche suivante. Le mur de pierre qui m’en séparait était trop haut et contenait trop peu d’aspérités, mes espadrilles glissaient, adhérence très minime, infinitésimale. Qu’à cela ne tienne, je tombais les espadrilles et le bout de mes doigts de pieds firent l’affaire. Je pouvais continuer, les espadrilles glissées dans mes poches arrières.
A cette époque, nous n’avions pas de téléphones portables et encore moins de smartphones, et je n’avais pas l’habitude de porter une montre. Donc je devais estimer l’heure en regardant le soleil, ce qui d’ailleurs n’est pas très dérangeant quand celui-ci est visible. Au bout d’un moment je décidais de me reposer un peu, en m’asseyant sur le rebord d’un éperon pas très grand, les jambes ballantes au-dessus d’un vide plutôt pas rassurant. Je regardais le soleil – pas dans les yeux bien sûr – et je me rendais compte qu’il devait bien être dans les 3 heures de l’après-midi, et qu’il ne me restait plus beaucoup de temps, vu qu’à vue de nez le sommet, qui m’était caché par les différentes phases de la montagne d’au-dessus, n’était pas encore tout proche. Je m’accordais quand même quelques minutes de contemplation. C’était beau. Très beau. Trop beau.
Je réalisais qu’il n’y avait quasiment aucun bruit aux alentours. Un milan royal volait silencieusement dans les hauteurs, et rien ne bruissait. Mais plus encore, il y avait autre chose. Un sentiment diffus et précis à la fois, que le versant de la montagne sur lequel j’étais perché ne recelait aucune énergie humaine, si ce n’était la mienne, et qu’aucun humain n’avait dû poser le pied ici depuis des décennies, voire des siècles. Ça se sentait. Ça respirait le règne animal et végétal imperturbé (oui, c’est un mot inventé), c’était lourd et un peu effrayant, mais tellement intrigant, troublant et mystérieux. Oui, autour, à quelques kilomètres ou peut-être centaines de mètres, les hommes passaient. Mais pas ici. Ici ce n’était pas, ou pas encore, pour les humains. Ce n’était pas le milan qui me le disait, ni les insectes, c’était la terre et la roche, dans un langage qui s’élevait des profondeurs du temps immobile d’un passé fait de couches géologiques qui avaient mis des millions d’années à se former. Je n’étais pas grand-chose pour ceux d’ici.
Du coup, me vint une pensée pas trop saugrenue. Si personne n’était venu marcher ici depuis des siècles, il y avait peu de chances que quelqu’un d’autre que moi le fasse dans les prochaines semaines. Alors si par mégarde ou par accident je venais à glisser, tomber et me casser un os, qui donc s’en apercevrait ? Un hurluberlu comme moi, un siècle plus tard, lorsqu’il aurait découvert des restes osseux en bas d’une falaise ?
Une heure plus tard, j’avais repris mon ascension avec persistance et concentration, et aussi avec mes bras et mes jambes, et je ne voyais toujours pas le bout du nez du sommet. Je commençais à me dire que j’allais peut-être rater mon coup. C’était peu dire. En quelques instants, le ciel s’était assombri, et je sentais percuter mon visage quelques premières gouttes de pluie. Le cauchemar du grimpeur à pieds nus. Je savais bien entendu à ce moment-là que je n’atteindrais pas le sommet cette fois, mais c’était le cadet, voire le benjamin de mes soucis. La pluie qui ruisselait maintenant sur la montagne rendait glissantes toutes les falaises, cheminées et autres façades de pierre que j’avais eu tant de mal à grimper pour arriver là où j’étais quand elles étaient sèches, et pourtant le seul chemin pour s’échapper de ce traquenard c’était la marche arrière, repasser par-là d’où j’étais venu, au risque maintes fois réitéré de glisser dans le vide ou de rocher en rochers, au risque de mourir, quoi.
Croyez-moi, c’était dans ces moments-là que je regrettais d’être aussi bête. Pourquoi ? me disais-je dans ma tête, ou tout haut puisque de toutes façons je n’avais pas besoin d’être timide, j’étais désespérément tout seul. Pourquoi suis-je venu ? Pourquoi suis-je venu tout seul ? Pourquoi je n’ai dit à personne où j’allais ? (Autant dire que partir à ma recherche eut été une parfaite illustration de l’expression « une aiguille dans une botte de foin ».) Pourquoi suis-je si idiot ? Pourquoi n’a-t-on pas encore inventé le téléphone portable pour les casse-cou imbéciles ?
Une fois cette crise existentielle consommée, tout se calmait. Je redevenais concentré, et me disait qu’après tout, c’était bien pour ça que j’étais venu. Pour tester la vie, frôler, si possible ne faire que la frôler, la mort, et avoir des histoires à raconter quand je serais plus grand, bien plus grand, bien plus vieux, la preuve dans ce texte. Alors je suis redescendu, totalement concentré sur chaque centimètre de ce dénivelé fait de roche lisse, de failles, de replats, d’éperons et de petites aspérités, glissant parfois mais jamais trop, sans me soucier du temps qui passait. Et quand j’étais accroché au-dessus d’un vide sur une paroi glissante, je savourais mes derniers instants potentiels, bien accroché à ce qu’ils ne restent que potentiels, c’est là qu’ils sont les meilleurs. J’ai finalement atteint la forêt en quelques heures, puis quelques temps plus tard ma voiture, vivant, mais il faisait nuit.
Deux heures plus tard j’arrivais au village, puis à la maison. Je franchissais la porte et je voyais la tête de ma mère. La pauvre, entre la mort d’angoisse et le soulagement. Parce qu’elle savait bien que quelque chose ne tournait pas rond dans ma tête, et que quand je partais toute la journée sans dire ou j’allais c’est qu’il y avait anguille sous roche, ou sur roche dans l’affaire qui nous occupe. Alors je lui souriais en grand et je lui disais : « J’ai passé une excellente journée. J’ai faim nom de Dieu ! » La vérité quoi.