L’histoire de la poésie ne s’est pas déroulée comme un long fleuve tranquille. Sa variété formelle et thématique a suscité nombre de débats et d’affrontements plus ou moins policés. Selon les époques, les hostilités se sont portées autour de la perfection technique, de la qualité rhétorique, de la subtilité sentimentale ou de la sophistication symbolique… jusqu’aux rives de l’épique et du tragique.
L’actualité récente donne à voir un de ces affrontements, dont il est probable que la soudaineté et la confusion qui l’entretiennent, montreront très vite la dimension superfétatoire. Sans doute s’agit-il tout autant d’une extension du domaine du règlement de compte que d’une manifestation supplémentaire des tensions qui traversent le monde de la culture.
Après les nombreuses inoculations qui ont pollué les joutes politico-intellectuelles de ces derniers mois, la poésie est en effet le dernier genre infecté. Le microbe a jeté son dévolu sur « Le Printemps des poètes », manifestation annuelle dont la 25ème édition est programmée en mars prochain. La décision d’en confier le parrainage à l’écrivain Sylvain Tesson a en effet été critiquée par une partie de la communauté des poètes et amateurs de poésie. Mais le lancement d’une « tribune contre la nomination de Sylvain Tesson comme parrain du Printemps des poètes », signée de « poétesses, poètes, éditrices et éditeurs, libraires, bibliothécaires, enseignantes et enseignants, actrices et acteurs de la scène culturelle française » a amplifié ce mouvement de rejet. Pour les signataires de la tribune, la nomination de Sylvain Tesson constitue un renforcement de « la banalisation et la normalisation de l’extrême droite dans les sphères politique, culturelle, et dans l’ensemble de la société ». Cette mise en cause repose sur deux griefs. Sylvain Tesson a préfacé « Le Camp des Saints », dystopie de Jean Raspail décrivant la submersion de la civilisation occidentale par des hordes de réfugiés… alors qu’en fait il a signé la préface d’un recueil des récits d’aventures1 de ce passionné d’explorations qu’il reconnaît comme un de ses maîtres… Le parrain contesté compte par ailleurs des personnalités proches de l’extrême droite dans ses relations.
Cette nouvelle polémique, qui succède aux récents mouvements d’opinion qui ont traversé récemment la sphère socioculturelle, a suscité l’intérêt des médias, d’ordinaire peu mobilisés par les aléas de la vie de la planète poésie. Sans doute parce qu’elle agrège les représentations caricaturales qui structurent la vie des idées et permettent aux conservateurs d’un certain ordre, de blâmer les porteurs de valeurs et de concepts non conformes aux leurs.
Cette tendance peut inquiéter les tenants d’une diversité et d’une tolérance qui constituent le terreau de la culture française et, au-delà, l’un des ferments de la démocratie hexagonale. Léo Ferré, à la suite de bien d’autres fous des mots, avait prévenu des dangers que représentaient les censeurs imposant aux poètes de montrer leurs « papiers » !
« Le Printemps des poètes » conduit des actions de promotion de la poésie, en particulier en direction des publics scolaires et reçoit à ce titre une subvention annuelle conséquente, qui l’oblige. Depuis plusieurs mois, la gouvernance et la gestion de l’association font l’objet de vives critiques qui divisent le monde de la poésie ; la démission subite de la Déléguée générale semble accréditer l’existence d’un climat délétère… Les plus sages des observateurs considèrent néanmoins que c’est l’ensemble de la politique de diffusion et de production de la poésie française qui mérite un réel aggiornamento.
Sylvain Tesson, qui succède à une liste de parrains et de marraines d’origines et d’obédiences variées, élabore sa géographie des torts et des travers de la société contemporaine, au contact de réalités que peu de ses détracteurs connaissent, la plupart d’entre eux préférant la théorie et le parti pris à l’observation curieuse et bienveillante de leur environnement et des semblables qui le peuplent. L’écrivain, loin des contrées partisanes, à force d’audace et d’irrévérence, au fil de milliers de kilomètres parcourus, explore de larges champs de l’histoire et de l’aventure humaines. Il emprunte en side-car le trajet de l’épopée napoléonienne entre Moscou et Paris, il explore à pied et en vélo le réseau des pipelines caspiens placé au cœur des enjeux énergétiques mondiaux, il navigue dans le sillage de l’Odyssée, il se refait une santé sur les chemins noirs qui sillonnent la France, il se confine entre les blanches courbes des pistes de ski alpines… Fort de ces expéditions, il se dit capable de « dresser une géographie du cauchemar »2, fondée sur de nombreux constats factuels et sur une critique sans concession des abandons et des reniements qui ponctuent l’évolution de la société. Mais il sait aussi se remettre en cause et reconnaître par exemple que « la France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer »3. Il est peu contestable que Sylvain Tesson, qu’on le vénère ou qu’il indiffère, excelle à fonder son regard sur le monde entre un ancrage rigoureux aux faits et un recul porté par une insatiable poésie.
N’en déplaise à la meute des « wokistes » et des militants de la « cancel culture » dont il est la cible, Sylvain Tesson, se préoccupe surtout de partager le carnet de bord de son mal de vivre. À travers une parole fondamentalement libre et multiple, il replace la poésie au cœur de l’exercice universel qu’elle assume depuis des lustres, celui de dire les ravissements et les afflictions de la condition humaine, sans fars ni préjugés, sans précautions ni tabous, dans le respect absolu de l’autre, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. Sylvain Tesson confirme l’inanité des arguments de moines soldats d’un ordre moral dépassé et inique et se révèle un « antidote à notre siècle futile de culture globalisée », incarnation de ce rôle qu’il attribuait au fameux Jean Raspail ! Il présente donc quelques gages légitimant sa nomination.
Les passionnés aiment à affirmer que la poésie peut sauver le monde. À la condition, aujourd’hui autant qu’hier, de ne pas céder aux menaces subversives de groupuscules sous influence. Comme le suggère le poète Emmanuel Moses dans son dernier ouvrage4, « il faut cesser de parler et, faux ou juste, chanter, semer les notes comme on sème des graines, et ainsi déjouer le vide, ce rongeur à qui il n’est pas question de laisser gagner la partie ». Ainsi, il est hautement probable que Sylvain Tesson et la poésie se remettront de ce procès si révélateur de l’air pollué du temps.
1 « Là-bas, au loin, si loin… », Jean Raspail, Ed. Bouquins, 2015
2 https://www.dailymotion.com/video/x5lxb65
3 ibid
4 « Étude d’éloignement », Emmanuel Moses, Ed. Gallimard, 2023