Aujourd’hui 16 juin 2023, rencontre avec Étienne Ruhaud, écrivain né à Rennes en 1980. Poète, romancier, critique, il anime blogs et revues. Dirigeant depuis 2021 la collection Éléphant blanc des éditions Unicité, il la consacre au surréalisme d’hier et d’aujourd’hui. Je savais la passion d’Etienne pour l’art et la littérature mais aussi pour les cimetières parisiens dont il prépare un guide savant. Alchimie littéraire, imagination surréaliste, évocation des ombres, il nous fallait explorer cela plus avant. Pour en parler, nous nous retrouvons à deux pas des jardins du Palais Royal dans un bar d’hôtel, tout de plantes vertes géantes et de somptueux papiers peints panoramiques mettant en scène une nature luxuriante et originelle. Dans cette pépinière de papier, deux cafés sur la table, nous commençons par parler de ses racines.
Rebelle(s) : D’où viens-tu, quelles sont tes origines familiales ?
Étienne Ruhaud : J’ai grandi dans une famille de gauche ; je n’ai pas milité. À la fac de Lettres, tout le monde votait Robert Hue ou José Bové ; j’ai voté Robert Hue, par pur conformisme. Je songeais avant tout à réussir mes études et à séduire les filles…
Ma mère était documentaliste en collège et mon père éducateur spécialisé. Ils lisaient beaucoup, mon père a même publié chez des petits éditeurs. Milieu semi-populaire car mon grand-père maternel était un pauvre agriculteur du Lot. Il a eu six gosses ! Les parents de mon père, eux originaires du Massif Central, ouvriers électriciens, habitaient Nanterre. Ma sœur est prof de Français et écrit des livres pour la jeunesse. Une famille de la classe moyenne, donc, pas « Normale Sup » mais éduquée et cultivée.
Rebelle(s) : Les études ?
Étienne Ruhaud : Mon rêve était de devenir écrivain ou cinéaste. J’ai passé une maîtrise dont le mémoire était sur Guillaume Apollinaire puis j’ai été prof vacataire pendant deux ans, pour finir par comprendre que ce n’était pas plus mon truc que ça. Petits boulots, périodes de chômage se sont alors succédés et manquant d’imagination, j’ai fini par passer des concours de la fonction publique. Reçu « agent d’accueil », mon premier poste a été au musée Guimet. J’y ai travaillé pendant cinq ans. Pour plein de raison, entre autres sentimentales, j’ai demandé ma mutation au musée du Louvre où plus d’ouvertures sont offertes ; on y gagne aussi un peu mieux sa vie, il faut le dire.
Rebelle(s) : L’intitulé de ton poste est « agent d’accueil ». Acceptes-tu la dénomination de « gardien de musée » ?
Étienne Ruhaud : On parle de « personnes du troisième âge », des « gens du voyage », des « techniciens de surface ».
Rebelle(s) : Ce sont des périphrases lénifiantes.
Étienne Ruhaud : « Agent d’accueil », ça fait plus moderne, moins pauvre ! « Gardien de musée », ça fait vieillot, ça fait Mr Bean. Pas très sexy. C’est un job alimentaire qui me fait vivre depuis quinze ans.
Rebelle(s) : Qu’est-ce qui est intéressant dans un travail au Louvre ?
Étienne Ruhaud : Déjà, les œuvres. Pourtant certaines collections ne me parlent pas, tout ce qui est égyptien, par exemple… Peinture italienne, cela dépend ; La Joconde, elle, ne me fait ni chaud, ni froid.
Sur le plan humain, nombre de collègues sont des originaux qui ont des parcours de vie intéressants. Certains sont « à problèmes », alcoolisme, problèmes psychologiques divers. Il y également un recrutement COTOREP d’handicapés. S’y ajoutent les visiteurs, bien sûr, qui viennent du monde entier. On y trouve donc une grande diversité humaine.
Les petits secrets du Louvre ont leurs charmes. On voit La Joconde sans son cadre ; on parcoure la ville souterraine ; aspect exotique, on voit des stars, des têtes couronnées, des présidents : Chirac, Hollande…. J’ai serré la main de Chirac. C’est important, il y a un avant et un après avoir serré la main de Chirac ! Paix à son âme. Giscard aussi, très cultivé… Je n’ai jamais vu Sarko.
J’ai croisé Stephen King, ça m’intéresse déjà plus. Stéphane Bern passe souvent. Il a le mérite de ramener l’histoire à la télé ; un Alain Decaux actuel. Tout le monde le critique, c’est facile. On a bien critiqué Bernard Pivot parce qu’il avait foiré l’entretien avec Charles Bukowski. Il faut à ce propos interroger Gérard Guégan – qui s’était occupé de sa venue sur le plateau d’Apostrophes – suite à une série d’erreurs, Bukowski était bourré lors de l’interview… C’est une vedette aux USA, mais le bonhomme est quand même largement surestimé. Même s’il a écrit un très bon bouquin avec Contes de la folie ordinaire, il n’est pas Henry Miller, si on prend un autre paumé pour comparer.
Rebelle(s) : Ton boulot du Louvre est alimentaire mais il te plait.
Étienne Ruhaud : C’est loin d’être une cata. Je constate cependant de plus en plus de comportements inadaptés de la part de visiteurs. La Joconde est le témoin de scènes étranges, souvent violentes. Récemment, un étranger m’a agressé. Je lui répondu en anglais que ce n’était pas le « Black Friday », que l’art n’était pas pour manger tout de suite ! Tout cela est une des conséquences du tourisme de masse. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’accueil n’est pas un job de tout repos. Certains secteurs sont toutefois plus calmes.
Rebelle(s) : T’arrive-t-il de changer, d’un département à l’autre?
Étienne Ruhaud : Étant « inter museo », je peux, après La Joconde, me retrouver à la Mésopotamie, aux arts premiers, puis en Égypte. Prolos qu’on peut faire bouger, on tourne pas mal, en jouant les bouche-trous. C’est une douce violence à laquelle je cède volontiers.
Rebelle(s) : L’ambiance est-elle la même que dans d’autres musées, comme Cernuschi ? Il me vient à l’esprit car ma fille y a travaillé un été.
Étienne Ruhaud : Cernuschi est un musée plutôt fréquenté par les intellectuels. On n’y constate pas de comportement de masse, avec le nombre qui donne l’impression de l’anonymat et peut faire oublier le minimum de décence. Au Louvre, j’ai vu des visiteuses américaines mimer des fellations sur les statues grecques, ou des gens se coucher dans les sarcophages… On y est aussi assailli de questions montrant pour les gens l’importance de la valeur fiduciaire des œuvres : « Combien coûte La Joconde ? » Des confusions : « Où se trouve la Cène de Léonard de Vinci ? » Même des Italiens du Nord posent la question, alors qu’elle est à Milan ! On ne prête qu’aux riches. Le Louvre est riche.
Bon, enfin, chaque métier a ses « charmes ». Maton, par exemple…
Rebelle(s) : N’est-il pas logique que tu ais eu ce job de gardien de musée ? Côtoyer des chefs-d’œuvre de l’histoire humaine correspond à tes goûts. À contrario, aurais-tu pu être fonctionnaire de police, par exemple ?
Étienne Ruhaud : Non, encore que. Les enquêtes humaines… Mais c’est un travail usant, je pense qu’on y laisse des plumes. Je croise au Louvre d’anciens militaires et je pense que certains collègues ont été policiers, ils ne s’en vantent pas trop… En France, on aime peu la police ; les Français ont un problème avec l’autorité. Je suis pour ma part dans la culture et lors de l’entretien d’embauche, mes interlocuteurs ont bien constaté que je m’intéressais aux belles-lettres et que j’ai toujours aimé la peinture, largement grâce à mes parents. Il n’y a pas de hasard.
Un changement s’est opéré depuis que j’ai commencé au musée. Lors de son mandat de directeur (2001-2013), Henri Loyrette a plus largement popularisé le Louvre, avec une fréquentation devenue énorme (jusqu’à 10 millions d’entrées par an – ndlr).
Rebelle(s) : Tu peux dire la même chose de tous les lieux « instagramisés ». Le tourisme de masse détruit : le lien social, l’environnement, la qualité de vie. Il n’y a qu’à songer à Venise…
Étienne Ruhaud : Je n’ai pas de connaissance en économie, mais je sens que la France a besoin d’argent. Le pays est endetté, l’État providence patine. La raison première de la massification des visiteurs est donc financière. Il faut ajouter à cela la mondialisation. Paris est devenue une ville-monde. C’est ainsi. Faut-il le déplorer ? Le Père-Lachaise est lui-même un cimetière-monde.
Rebelle(s) : Un cimetière-monde ! Quelle magnifique expression. Pour quelle raison ?
Étienne Ruhaud : Il rassemble une myriade de tombes de personnages célèbres, venus des quatre coins de la planète. Si l’œuvre d’art la plus « visitée » au monde est La Joconde, la tombe la plus visitée s’y trouve, celle de Jim Morrison. Parmi tant d’autres, pour les plus curieux : Balzac, Maria Callas dont le cénotaphe est difficile à repérer – il est discret, ses cendres ayant été dispersées dans la mer Égée-, Victor Noir et son sexe frotté dont la protubérance est toute brillante sur sa sculpture de bronze.
Un certain Vincent de Langlade mort récemment avait d’ailleurs écrit un livre sur les spirites du Père-Lachaise. Il y rappelait la présence de la tombe de Bonne Maman, de son patronyme Rufina Noeggerath, une médium célèbre du 19ème siècle. De nombreux Brésiliens vont voir la tombe d’Allan Kardec, est un des fondateurs du spiritisme, auteur du Livre des Esprits. Sa tombe est en forme de dolmen, usée par des générations de « pèlerins ».
Au Père-Lachaise on peut voir également voir une tombe qui n’a rien de spectaculaire, celle d’Auguste Comte, fondateur du positivisme,
Rebelle(s) : Il est intéressant de constater dans le même pays, le Brésil, l’importance concomitante du spiritisme et du positivisme.
Étienne Ruhaud : « Ordem e progresso » est la devise du Brésil, inspirée par Auguste Comte. La « Chapelle de l’Humanité » de l’Église positiviste, située dans le Marais, appartient à des Brésiliens. Toute petite et très belle, elle est visitable une fois l’an.
Pour ce qui est de l’univers spirite, d’autres tombes-dolmens sont disséminées dans les cimetières parisiens, comme à Pantin, le plus grand de France – quatre fois le Père-Lachaise ! – qui vaut aussi le détour.
Le cimetière de Pantin est moins connu, n’a pas le côté romantique de la colline de Ménilmontant et s’étale sur une commune à la topographie uniforme. Il date de Napoléon III. Peu de gens célèbres y sont enterrés mais il contient un très important carré juif. Fréhel, la chanteuse de la Java bleue côtoie Reinette l’Oranaise – grande artiste sépharade de la musique arabo-andalouse – ou le cinéaste Jean-Pierre Grumbach, dit « Melville ». Melville, son nom de guerre dans la Résistance. Nombre de ses films sont des chefs-d’œuvre : Le deuxième souffle, Le samouraï, Le cercle rouge, L’armée des ombres ; sa tombe est d’une grande simplicité. On peut également y apercevoir la sépulture d’un écrivain merveilleux que j’ai connu, Dominique Noguez, qui a été oublié… et celle du poète André Hardellet. Ce lieu est profondément déprimant. Autre singularité de Pantin, on peut y voir des tombes de Tigres Tamouls.
Rebelle(s) : Pourquoi un Tigre Tamoul se retrouve-t-il à Paris ? Il devrait être à Ceylan.
Étienne Ruhaud : Une importante communauté tamoule vit à Paris. Derrière La Chapelle se déroulent régulièrement des affrontements entre Sri-Lankais. Il y a de tout. Par exemple, un des fondateurs de l’OLP est enterré au Père-Lachaise. Et toutes les fractions palestiniennes y sont représentées !
Rebelle(s) : Le poète Salah Al Hamdani me disait récemment que des bagarres se déclenchaient fréquemment entre les Syriens et les Irakiens, les Irakiens et les Iraniens, les Algériens et les Marocains. Tout ceci étant plus ou moins connu et suivi par la police. Ce sont plus que des échanges de gnons. Paris est vraiment une ville-monde…
Comment t’est venu l’intérêt pour les cimetières ? Comment explorer cela ?
Étienne Ruhaud : Je vais partir de Vincent de Langlade puisqu’on vient d’en parler. Il n’a pas tenu à ce que sa tombe soit repérable alors que lui-même avait retrouvé un grand nombre de tombes tombées ( !) dans l’oubli, de personnes à la notoriété plus ou moins grande. Pour ce qui me concerne – je tiens à ce que cette échéance ait lieu le plus tard possible – le lieu importe peu. Je suis membre de l’association des Amis du Père-Lachaise ; les histoires des nécropoles sont intéressantes. Je ne suis pour autant pas morbide, n’ayant pas de squelette à la maison et ne pouvant me réclamer du « gothique ». André Chabot, « promeneur nécropolitain » a des pierres tombales chez lui, des urnes funéraires : ce n’est pas mon truc et je ne suis pas attiré par ce qui est funèbre. Toutefois, être croque-mort ne m’aurait pas déplu car j’aime l’idée d’accompagner les gens dans une épreuve, cela présente un aspect humain puissant.
Resituer est très important. Je suis obsédé par la disparition. Celle des civilisations, des peuples, des livres est pour moi une véritable angoisse. La perspective que le monde puisse être anéanti m’obnubile. Par exemple, je m’intéresse à Elon Musk même si le personnage est très controversé. Contrairement à certains déclinistes se référant à Schopenhauer, je ne partage pas le point de vue des individus qui estiment que l’Humanité mériterait de disparaître. (1)
Un cimetière, c’est un moyen de ressusciter des histoires, un lieu où l’enquête avance. J’aime bien chercher. Il faut retrouver des arbres généalogiques, contacter des descendants, traquer les choses. J’ai écrit un roman intitulé Disparaître car j’étais angoissé par la disparition de certains individus. Le cimetière de Thiais est celui des parias. C’est là qu’on enterre les clodos, les gens qui se dérobent au monde car ils sont enterrés « sous x ». Ils sont assez nombreux. Des « Frères ennemis » – les comédiens comiques qui passaient à la télé dans les années 70 –, un des deux est allé acheter des cigarettes un matin de 1984 et on ne l’a plus jamais revu. Son compère a engagé des détectives pendant des années, en vain. Je suis attristé par le fait qu’on ne laisse aucune trace. Il est nécessaire de se battre contre l’oubli. Pour les surréalistes dont je m’occupe avec la collection L’éléphant blanc, je cherche à faire survivre les œuvres de valeur non publiées ou déjà publiées mais délaissées depuis.
Rebelle(s) : Tu es un gardien de la mémoire.
Étienne Ruhaud : J’aimerais non pas ressusciter – je ne suis pas assez présomptueux ! – mais contribuer à la redécouverte de surréalistes enterrés au Père-Lachaise, des Français mais aussi des Américains, des Japonais… Des exemples : La fille de Peggy Guggenheim, Pegeen Vail Guggenheim, peintre de grand talent, ou Jacques Baron, poète du groupe qui avec Aragon et Breton est entré collectivement au parti communiste en 1927. Il a été surnommé « le Rimbaud du surréalisme » car il fut très précoce.
« Une tombe est fermée et tant d’autres s’entrouvrent
Des colombes enchantées iront porter les armes
à des mains magnifiques et parfaitement libres »
Rebelle(s) : Il porte le même nom que celui du personnage du grand auteur américain Norman Spinrad ! Jack Barron et l’Éternité est un roman majeur de la SF des années 60-70. Jack Barron, ex militant communiste devenu animateur de débats télévisés y est une sorte de Faust qui vend son âme au diable, en l’occurrence un Elon Musk 70’s qui propose l’immortalité pour l’espèce humaine.
Étienne Ruhaud : Baron a eu un certain succès à l’époque, puis il a été oublié. On ne se rappelle que de quelques-uns, Breton, Éluard, Char. Qui se souvient encore de Georges Batard, le cofondateur de la revue Le Minotaure ? Du poète Max Clarac-Sérou, directeur de la galerie du Dragon qui accueillait les artistes surréalistes comme Roberto Matta et Victor Brauner ? De ceux qui jouaient dans les films de Buñuel ? Dans cette foule, les effacés sont les plus nombreux.
Rebelle(s) : Tu fais ce travail de mémoire pour servir l’histoire de ce mouvement, si important dans l’histoire de l’art ?
Étienne Ruhaud : Au début, je m’intéressais aux originaux. Puis, aimant particulièrement le surréalisme, j’ai creusé le filon bien que, comme dans toute contribution, il n’y ait pas que des chefs-d’œuvre – même dans les écrits d’André Breton. C’est rare, les sans-faute ! Kubrick…
Je recherche des étoiles filantes, des œuvres à redécouvrir, un univers phantasmatique, onirique. Je ne sais pas si ce projet aurait plu à Breton. Il aurait probablement considéré cela très « Old Choice », fossilisant, voire représentant un véritable « enterrement » du mouvement ! Quant à sa tombe, elle n’est pas au Père-Lachaise mais aux Batignolles, à côté de celles de Benjamin Péret, de l’éditeur Éric Losfeld et d’autres surréalistes complètement inconnus.
Dans ma recherche, je me concentre sur les personnes ayant eu une influence artistique, qui ont donc un rôle public. Des passionnés consacrent leurs blogs à des photos de sépultures prises un peu partout. Contrairement à eux, je m’interdis de photographier les sépultures de personnes inconnues, qui n’ont rien demandé. Parfois porteuses de noms qui prêtent à sourire, comme Monsieur Connard ou Madame Bonnebouche. Un Adolphe Hittler est enterré dans le nord de Paris, Alsacien décédé en 1934. J’ai enquêté mais son histoire n’était finalement pas très intéressante. Tout le monde a le droit à l’oubli. Foutons-leur la paix.
Rebelle(s) : C’est une délicatesse qui te caractérise et éclaire un caractère.
Étienne Ruhaud : Un type au Père-Lachaise s’appelle Leopold Fucker, tu peux imaginer le nombre de selfies d’Américains qui se retrouvent sur les réseaux sociaux… Et puis certaines tombes sont dans un sale état, mieux vaut donc ne pas en faire état. À Bagneux, celle d’un éditeur célèbre, par exemple, pas loin de Jules Laforgue ou de Rosny Aîné.
Rebelle(s) : Comment les cimetières sont-ils organisés ? Tu qualifiais celui de Pantin de parisien ?
Étienne Ruhaud : Certains sont extra-muros mais dépendent de la ville de Paris, alors que d’autres, intra-muros, n’en relèvent pas. Par exemple celui de Saint-Mandé est dans le 12ème arrondissement, celui de Montrouge dans le 14ème mais tous deux ne sont pas parisiens. Au cimetière de La Chapelle, totalement oublié au milieu d’un échangeur, personne ne fait jamais de visite. Comme dans les plus récents, il y a de la place ; les parisiens s’y font enterrer car c’est beaucoup moins cher. S’y trouvent des musulmans, des étrangers : un carré albanais, un carré persan, même un carré roumain. Au cimetière de Thiais, immense, il n’y a que des tombes de Roumains dont deux victimes de l’attentat du Bataclan. Dans l’Essonne se trouve toute la communauté géorgienne.
Rebelle(s) : C’est une internationale des dernières demeures. À Sainte-Geneviève-des-Bois, le cimetière russe.
Étienne Ruhaud : C’est un très bel endroit. Un livre a été écrit sur les Italiens du Père-Lachaise, des ouvriers immigrés comme des artistes, Rossini… Certains repartent dans leurs pays quelques années après. Les morts bougent. Certains défunts sont enterrés avec leur femme et leur maîtresse. Ingres, par exemple. La maîtresse s’est débrouillé pour faire effacer de la pierre le nom de celle qui l’avait précédé. Plein d’histoires…
Rebelle(s) : Ce chapitre « mémoire du surréalisme » est une bonne transition pour parler d’écriture.
Étienne Ruhaud : J’ai toujours voulu être écrivain. Il m’a fallu longtemps pour trouver un éditeur, chez Raphaël de Surtis, à 29 ans pour mon premier livre, des histoires de bestioles qui n’existent pas, « animaux » étranges, variétés animales totalement inventées. Par la suite, j’ai publié un roman via feu Dominique Noguez, auteur influent qui a aidé Michel Houellebecq à ses débuts.
Rebelle(s) : De Pierre Cormary, j’ai lu une critique pénétrante et intrigante sur Animaux, d’une belle écriture.
Étienne Ruhaud : Pierre Cormary est un des plus doués des auteurs que je publie. Cela m’a étonné qu’il n’ait pas été édité auparavant, car c’est un critique et un bloggeur de classe. Dans la collection Élephant blanc, j’ai publié son premier roman, Aurora Cornu, qu’a préfacé Amélie Nothomb. Il aura fallu attendre à Cormary d’avoir passé 50 ans pour être reconnu.
Rebelle(s) : Quelle est ton actualité littéraire ?
Étienne Ruhaud : Je termine mon essai sur les surréalistes. En parallèle, je prépare un livre sur un ami peintre et vais publier un ensemble de notes critiques et d’entretiens avec des auteurs qui pourrait s’appeler « panorama ». Cela sera peut-être chez Unicité. C’est Paul Vecchiali que j’ai publié qui m’a mis sur la voie en matière de choix d’éditeur. Lorsque j’ai abordé Vecchiali avec l’espoir de le publier, ce fut sur le mode guerrier, j’étais psychologiquement prêt à me faire jeter. En effet, j’avais déjà pris des râteaux éditoriaux… Vecchiali m’a répondu positivement. Devant mon étonnement, il s’est exclamé : « Je n’ai pas le temps de chercher d’autres éditeurs ».
Rebelle(s) : Pourquoi aller chercher un autre éditeur quand on te propose d’éditer ton livre ? C’est d’être désiré que l’on désire.
Tu as indiqué avoir un temps caressé l’idée de devenir cinéaste. Peux-tu concevoir le cinéma sans l’écriture ?
Étienne Ruhaud : C’est un art différent. Robert Bresson avait dit que le cinéma n’était pas du théâtre filmé et ne devait pas l’être. C’est d’abord de l’image en mouvement. Les grands cinéastes ont une écriture qui se distingue. Dernièrement, je suis allé voir le film de Maïwen sur Jeanne du Barry. Anachronismes légers, casting discutable, antiracisme hors de propos mais le film n’est pas mauvais. Il n’est pas bon pour autant. Sans personnalité profonde, il ennuie quelque peu. On n’y montre pas de scènes de sexe, il peut être vu par les enfants ; avec ce qu’il faut d’idées reçues, les Américains peuvent aimer. Les critiques ont plutôt apprécié mais il manque d’une « patte ».
Rebelle(s) : C’est un film export.
Étienne Ruhaud : Je le compare avec le film de Sophia Coppola sur Marie-Antoinette, qui en son temps a été démonté par la critique criant au clip kitsch rose bonbon. Mais… les mouvements de caméra, la musique employée – électro à Versailles ! – font de ce film un vrai film d’auteur avec une écriture cinématographique originale. On peut ne pas aimer le film, mais les gens honnêtes doivent reconnaître qu’il ne ressemble à aucun autre. Le bon cinéma est spécifique. Les films de Tati m’ennuient mais on les reconnait entre mille : Playtime est un OVNI. Un David Lynch est à part, tu en identifies le style immédiatement. De même y-a-t-il une écriture Mocky. C’est unique, c’est comme lire Céline. Un Renoir est un Renoir, un Hopper est un Hopper, etc… quand bien même il puisse y avoir quelques exceptions qui confirment la règle chez les créateurs ; je pense à des styles assez neutres d’écrivains : Anatole France, Bazin, Mauriac…
Rebelle(s) : Tes cinéastes préférés ? Tu citais Kubrick.
Étienne Ruhaud : Barry Lyndon ! L’ultime razzia est un chef-d’œuvre. D’autres cinéastes : Jean-Claude Brisseau, Clouzot – Vecchiali ne l’aimait pas du tout -, Bresson, sauf L’argent, trop formaliste. J’en oublie. Peut-être faudrait-il parler de ceux que je n’aime pas : Éric Rohmer, les films les plus ingrats de Godard comme L’adieu au langage, film socialiste. Tout le monde quittait la salle.
Rebelle(s) : J’ai écouté Agnès Varda raconter à la radio sa dernière visite à Jean-Luc Godard, qu’elle avait enregistré. Elle était accompagnée de JR, le photographe avec lequel elle travaillait sur un film et qu’elle souhaitait lui présenter. Godard, malade, ne leur a pas ouvert la porte. Triste, elle lui a dit : « Tant pis, tu ne connaîtras pas JR ; tu es un salaud mais je t’aime quand même ». Une émotion…
Étienne Ruhaud : L’histoire est un peu plus compliquée que ça. Varda n’était pas simple non plus. Assez autoritaire, elle a fait le forcing et voulait filmer Godard alors qu’il était vraiment mal.
Rebelle(s) : Des éblouissements, enfant ?
Mes révélations : tout Chaplin, E.T. de Spielberg. Plus tard j’ai exploré Kubrick, Gus Van Sant, Jim Jarmusch.
Rebelle(s) : Le nom de la collection – « Élephant blanc » -, c’est à cause de Elephant, le film de Gus Van Sant ?
Étienne Ruhaud : En partie. J’ai aimé ce bel objet esthétique. J’aime l’éléphant en tant que symbole, personnage de mémoire, un peu balourd. Quand je suis allé en Roumanie, j’ai visité le palais de Ceausescu, l’archétype de ce qui est énorme, ne sert pas à grand-chose mais a coûté très cher. Beau ou pas. Un éléphant blanc, justement. Rare et sans but commercial. Un albinos unique et inutile.
Rebelle(s) : Parfaitement inutile et donc totalement indispensable ?
Étienne Ruhaud : C’est ça. Une partie de ce que le cinéma produit est indispensable. Il faut voir Drugstore Cow-boy de Gus Van Sant. Sordide et rédemption. La plupart de ses films sont tournés dans l’état de Washington, un des coins les plus paumés de l’Amérique, sans moyens, à Portland au milieu de nulle part.
Voilà, c’est mon panthéon. Beaucoup des grands réalisateurs sont pourtant des dictateurs ou des salauds traînant une réputation épouvantable derrière eux : Kubrick, Lars von Trier, Clouzot, Renoir. Mais je m’en fous. Ils créent.
L’exercice d’admiration est un des sports favoris des passionnés de cinéma. À panthéon des metteurs en scène, panthéon des acteurs. Nous terminons logiquement l’entretien en évoquant les acteurs géniaux difficiles à maîtriser, les Lucchini en roue libre, les Depardieu odieux, etc. Il me vient que seul un démiurge ayant une poigne de fer ou un pater familias, une mater familias, dont les acteurs acceptent – demandent – la prééminence peut maîtriser les bêtes de scène que sont ces équilibristes du verbe et de la lumière. Pas de John Wayne sans John Ford. À tout seigneur, tout honneur, Étienne Ruhaud y ajoute Delon. Pas de Delon sans Melville.
- À ce sujet, et hors-sujet, nous recommandons à nos lecteurs la trilogie du Chinois Liu Cixin – Le problème à trois corps ; La forêt sombre ; La mort immortelle – opus qui met en scène la fin de l’Humanité avec ce qu’il faut de traîtres à la cause humaine, pour lequel l’auteur a reçu tous les prix internationaux qui comptent en la matière, Nebula, Hugo, etc. Le livre de « science-fiction » – en fait un roman philosophique – le plus ambitieux de ce début de siècle. Il a été publié en français par Actes Sud.