Jadis, mon aïeul de la campagne avait fait dire à Jean de la Fontaine* :
C’est assez, dit le rustique ;
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de roi ;
Mais rien ne vient m’interrompre :
Je mange tout à loisir.
Adieu donc, fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre !
Maintenant, tout est différent.
Dans Paris, nous sommes même encouragés à vivre librement et partout, nous pouvons festoyer.
Nos repas sont maintenant bien rangés dans des armoires très colorées.
Les vertes contiennent de la viande, du fromage et des fruits. Elles sont vidées, pour plus d’hygiène, quotidiennement. Il faut donc déjeuner aux heures fixées par la ville, selon l’arrondissement.
Les armoires jaunes ne sont vidées que trois fois par semaine. Cela nous laisse le temps pour nous repaître de toutes sortes de cartons et emballages divers.
Dans certains lieux, plus de mille selon les informations de la ville, il y a même des bacs spéciaux pour nous, jamais vidés, où nos repas s’accumulent jusqu’à la décomposition complète et leur transformation en engrais.
Sans compter tous ces repas que les habitants nous jettent directement sur les trottoirs… Certes, il faut être là au bon moment. Mais reconnaissons-le, il y a beaucoup de moments et ce sont de petites gâteries qui viennent en supplément et dont nous pouvons facilement profiter.
Partout, nous pouvons nous réunir ou flemmarder. Souvent d’ailleurs, nous nous allongeons mollement dans les parcs et jardins douillets où l’herbe est toujours fraîche et douce. Il nous arrive même de nous y installer et ainsi de profiter de la vie des champs, mais à la ville. Il est vrai que parfois nous sommes réveillés en sursaut par les cris de mamans que nous effrayons sans le vouloir. Mais, bien cachés, à l’ombre des chênes centenaires, nous pouvons espérer profiter de beaux après-midi où il est agréable de lézarder. Nous ne regrettons nullement les souterrains où les trains roulent si vite qu’il nous fallait parfois déménager en toute hâte pour ne pas risquer d’être écrasés !
Le seul véritable danger se sont les engins à deux roues avec pédales que les humains empruntent sans respecter aucun ordre ou priorité. Ils sont vifs et fiers ainsi perchés, assis en déséquilibre avec leur drôle de casque sur la tête. Ils ne s’arrêtent jamais et vous bousculent à toute heure. Des pistes spéciales leur sont pourtant destinées mais ils restent libres de les emprunter ou non, au gré de leur humeur. Il nous faut prendre garde à eux, car eux ne prennent garde à rien et il n’est pas rare qu’ils fassent tomber un de leurs congénères sans même se retourner. Ne parlons pas d’autres engins également à deux roues où là, les propriétaires restent debout, le nez en l’air, les oreilles souvent bouchées par des pics d’où sortent des sons atroces avec un nombre de décibels inimaginables. Ils sont encore plus dangereux et il faut s’en méfier absolument. Mais, soyons sincères, tous les travaux de la ville nécessités par la création de toutes ces pistes nous permettent aussi de nous faufiler dans de nombreuses tranchées qui sont loin de nous déplaire.
Vraiment, nous avons la belle vie dans cette Lutèce qui nous offre maintenant toutes les conditions propices de prolifération : nourriture, espace où nicher…
C’est vrai qu’autrefois, nous étions des parias associés à la saleté et aux maladies (la peste bien sûr mais pas que) cependant notre image a maintenant totalement changé chez les humains. Les grands savants humains le savent bien : seuls les éboueurs pourraient être infectés, après morsure, par la leptospirose dont ils peuvent être protégés par un vaccin. La ville de Paris a donc confirmé que nous n’étions pas « un problème de santé publique ». Par conséquent, il n’est plus question (pour certains au moins mais il nous faut rester vigilants car les idées vieilles et fausses ont la vie dure) de se débarrasser de nous.
Une manifestation organisée par une association de défense des animaux a eu lieu à Paris le 18 mars 2023, en pleine grève des éboueurs, pour faire « changer le regard » que l’on porte sur nous et « interpeller la mairie de Paris » en « mettant le sujet rat sur la table ».
Plutôt que de nous empoisonner, l’Homme convient qu’il est grand temps maintenant de reconnaître nos qualités : Nous sommes étonnants, intelligents, sociaux et même rieurs et dotés de surprenantes capacités d’empathie » (Cf. Amandine Sanvisens cofondatrice de PAZ). Plutôt que d’utiliser des méthodes cruelles envers nous, il faut rénover les logements insalubres, avoir une meilleure politique des déchets et peut être, comme aux Etats-Unis, tester des méthodes contraceptives.
Oula, pas si vite Messieurs Dames. Sur ces derniers points, ne nous affolons pas ! Force est de constater que nous n’en sommes pas là et de toutes façons, nous ne nous laisserons pas faire. Nous sommes plus nombreux qu’eux, ne l’oublions jamais ! Oui, deux fois plus nombreux qu’eux. Ils ne font donc pas le poids.
Bien sûr nous sommes prêts à travailler patte dans la patte avec les humains sur le projet qui consiste à habiter ensemble. Un comité va d’ailleurs être créé par la ville, pour étudier la cohabitation entre nous et les humains. Bien sûr, nous avons accueilli cette nouvelle avec enthousiasme, en nous retrouvant sur les plus beaux sites de la capitale.
Bientôt, soyons-en sûrs, nous pourrons faire venir nos amis des pays limitrophes qui sont en général bien ignorants des potentialités de nos comportements.
Alors notre avenir n’est-il pas des plus radieux ? Les choses changent et vont dans le bon sens, n’est-ce pas ?…
Carole Bazou
*Le rat des villes et le rat des champs – Jean de la Fontaine