Le marché de la poésie, sis place Saint-Sulpice à Paris, reçoit ces jours-ci les nations des Caraïbes à l’occasion de son 40ème anniversaire. Idée fraîche et judicieuse que d’inviter dix poètes à la jeunesse à la fois conquérante et interrogative. Dans le cadre du programme Transcultura de l’UNESCO , ils ont été choisis parmi des centaines de candidatures, voix des Bahamas, de Trinidad-et-Tobago, d’Haïti, de Cuba, de Sainte-Lucie, de la Barbade, de la Grenade, de la Jamaïque, de la République dominicaine, de Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Promesses d’ailleurs qui nous sont si proches. Ils ont entre 18 et 35 ans. Une relève dans les souffles croisés des langues créole, anglaise, espagnole et française.
La relève, quel drôle de mot… Il ne s’agit pas de monter en ligne dans les tranchées-blessures afin de remplacer ceux qui ont précédé, mais bien de les supplémenter dans une inspiration plus ou moins linéaire que ces derniers eux-mêmes ont pu avoir avec leurs propres grands anciens. Futurs champs de mémoire.
En France, nos références en matière de poésie-sous-le vent sont assez naturellement antillaises, de Saint-John Perse et Aimé Césaire à Edouard Glissant, et haïtienne, de René Depestre et Anthony Phelps à Jean d’Amérique. Chants rythmés des réminiscences d’un avant tellurique, poésie du vivant terrestre et marin, conte des origines, quête d’une enfance perdue infiniment regrettée ou révoltes contre les anciennes chaînes qui brûlent encore les chevilles.
Entretien à l’ombre des arbres de la place avec deux poètes de cet aujourd’hui des tropiques, Taimi Dieguez Mallo, cubaine née à La Havane, et Victor Andrés de Óleo, de La Romana, province à l’est de la République dominicaine. Notre conversation est traduite simultanément par Rebeca Torres Serrano, venue de Cuba. Sont par eux spontanément évoqués d’autres figures des commencements : Garcia Lorca, Neruda.
« …tu trouveras mon crayon ou mes doigts grimpés à ta taille
faite de toutes les lunes gravitant autour de ma terre
je veux dire
ta bouche
ou ton nombril
le tatouage que tu as à la porte de Vénus
tu auras à chaque heure
un poème réfugié dans les yeux
les ailes d’une chouette
te raconter mon nom. » (1)
Interview poésie:
Rebelle(s) : Quand avez-vous commencé à écrire ? Quel est votre « moteur » de poésie ?
Taimi : J’écris depuis mon enfance. J’ai commencé par la poésie puis me suis intéressée au théâtre, pour lequel j’ai écrit et que j’ai étudié à l’université à Cuba. C’est maintenant que je commence à m’intégrer au monde de la poésie.
Victor Andrés : J’ai aussi commencé à écrire très jeune, sur l’amour comme probablement beaucoup de poètes. Deux recueils de poésie pour une femme… qui est partie. Des récits, des contes sont ensuite venus, pour lesquels j’ai reçu des prix. Cela chemine bien, puisque je suis ici et profite de cette opportunité.
Rebelle(s) : Victor Andrés, je vous cite. Quelle a été l’idée de départ pour ce poème ?
« Je coudrai le vent
aux chevilles d’une femme
et la folie
jusqu’au fond de son nom
J’accrocherai la mer
Au soupir d’un poisson
Qui fuit le sort
Je décollerai le ciel
Pour m’en revêtir
en dévorant la quiétude d’un papillon
enseveli sous mon cil. » (1)
Victor Andrés : J’ai toujours établi un lien entre le papillon et la femme. C’est l’origine de tous les humains. Cette liaison symbolique a été logiquement un point de départ pour le poème.
Rebelle(s) : Et cet autre ?
« La mer me livre ses cendres
à condition d’occuper mes doigts
excédée de ne pas mourir
elle nous fuit
la mer
qui n’a pas de deuil pour se déchirer
se dépouille du sel
secret
Sur une photographie de nouvel an
le dernier
que connaîtra cette aube à son couchant
sur la pupille de la côte
de notre faute. » (1)
Victor Andrés : Je me suis inspiré de l’extrait d’une phrase écrite par une écrivaine très connue à Cuba, Pinheira, qui a dit que c’est la malédiction que d’avoir de la mer partout où l’on regarde. Tous les Caribéens partagent ce sentiment. Ce qu’on voit de la mer est romantique mais aussi chargé de mélancolie.
Rebelle(s) : La mer est à la fois la liberté et une frontière… Nos amis réagissent : « Claro ! » Taimi, je vous lis aussi :
« Pour chaque homme avec qui je couche, je suis une femme différente et toujours une vieille femme.
Je n’ai pas éteint la lumière de ma chambre depuis des millénaires : par ce trou cancérigène et nuptial entrent et sortent les mêmes hommes qui entrent et sortent par les trous de mes mères ou de mes filles… » (2)
Taimi : Pour moi, cet extrait est intéressant car la mort et l’abandon traversent toute ma poésie. Je suis orpheline de mère. Par la poésie mais également par le théâtre, j’établis des liens entre passé et présent. Je me regarde ainsi comme une femme jeune et vieille au même moment. Carrefour des rencontres avec les personnes bien-aimées.
Rebelle(s) : Vous citez Lorca parmi les poètes qui vous ont influencés.
Taimi : J’aime Lorca précisément pour les relations entre poésie et théâtre… et mort. Je peux aussi parler des Cubains Fina Garcia Marruz et Eliseo Diego.
Rebelle(s) : Est-ce que ce sont les poésies de ces auteurs qui vous marquent ou bien aussi leur engagement politique ?
Taimi : Basiquement, la poésie. Je connais mieux Lorca par sa relation au théâtre que Neruda, mais je sais combien leur engagement politique a compté dans leur audience internationale.
Victor Andrés : Je peux quant à moi parler de la capacité de Lorca à construire des imaginaires très simples et infiniment élégants. Quand j’écrivais Le Tailleur des papillons, je lisais Lorca en profondeur pour trouver un guide. Également, la lecture du poète espagnol Juan Carlos Mestre m’a incontestablement beaucoup marqué. Je pense en particulier à son texte Cavalo morto qui m’a fait dire « c’est le type de poésie que je dois faire ».
Rebelle(s) : Aujourd’hui, avez-vous le sentiment d’être des poètes nationaux, là où les racines sont fortes, ou avez-vous une vision plus universelle de la poésie ? Ou encore commencez-vous par les racines pour aller vers l’universel ?
Taimi : Je crois que c’est l’aspiration de tout écrivain d’être universel mais à partir de cet enracinement, pour établir un dialogue avec tout lecteur.
Rebelle(s) : « L’universel, c’est le local sans les murs ».
Victor Andrés : Je suis d’accord avec Taimi. On part de l’individu qu’on est pour construire des réalités qu’on souhaite apporter à des lecteurs qui, comme individus, pourraient comprendre.
Rebelle(s) : Il y a chez vous une volonté de visibilité.
Taimi : Les thématiques traitées dans mon dernier texte étaient la beauté et la laideur, le plaisir et la douleur. Cela traverse le monde.
Victor Andrés : Notre aspiration à l’universalité s’explique par la complexité qui traverse notre région des Caraïbes, où les individus écrivent au sein de leurs propres collectivités. Nous sommes ainsi que tous ceux qui vivent dans ce contexte caribéen.
Rebelle(s) : Comment analysez-vous la poésie caribéenne ? Y a-t-il des points communs entre vous, styles, sensibilités, thématiques ?
Taimi : Le langage conditionne la manière d’écrire. Il y a donc des différences dues aux langues, mais le contexte, la culture, une grande partie de l’histoire sont partagés.
Victor Andrés : L’idiome – l’Anglais, l’Espagnol, le Créole, le Français – est structurant. De même, le contexte socio-historique n’est pas toujours identique, même si la colonisation a été vécue partout.
Taimi : Dans ce cas-là, ce programme transculturel de l’UNESCO est très important car il nous permet de nous rencontrer, d’échanger, de nous lire et de nous connaître.
Rebelle(s) : La différentiation sociologique et l’altérité dans les quêtes respectives des origines sont aussi constatées dans un même pays, sur des territoires pourtant proches. Liberté perdue de ses ancêtres pour un Césaire martiniquais, nostalgie de l’enfance en royaume pour un Saint-John Perse, guadeloupéen.
Victor Andrés : Dans notre propre contexte, les différences socio-économiques influencent la perception d’une situation et la manière d’écrire des poètes.
Rebelle(s) : Comment est perçue, aimée, promue la poésie dans vos pays respectifs ?
Taimi : Cuba est une île de poètes, et on en compte nombre de grande qualité. Ils se regroupent en communautés organisées et aidées par le gouvernement. L’Union des écrivains et artistes de Cuba, la Maison des Amériques, l’association des jeunes artistes de Cuba, entre autres, ont un système de prix, de bourses qui permettent aux poètes d’être publiés. Il y a toutefois une priorisation pour ceux qui gagnent des prix.
Rebelle(s) : Y a-t-il des représentants du gouvernement dans les jurys de poésie ?
Taimi : Non, pas à ma connaissance.
Rebelle(s) : Donc on peut écrire ce qu’on veut à Cuba ? Vous êtes à Paris…
Taimi : Ce qui compte en premier, c’est la qualité de l’écriture. Il n’y a pas d’autres membres dans les jurys que des artistes et des poètes. Bien sûr, il y a des auteurs qui ont écrit des textes qui ne sont pas agréables pour le gouvernement et qui ont été mal vus. Chaque poète fait son œuvre.
Rebelle(s) : J’ai bien entendu. Et en République dominicaine, comment est accueillie la poésie ?
Victor Andrés : Il ne me plait pas de le dire : malheureusement, l’obstacle n’est pas la promotion des livres mais le manque d’habitude de la lecture. Comme à Cuba, des institutions publient des textes ; il y a aussi de l’auto-édition. Gagner un prix est également très important pour lancer une « carrière » d’écrivain.
Taimi : Je voudrais ajouter qu’à Cuba, ce serait une ouverture que de multiplier les manières de produire des livres. Avoir des espaces où les maisons d’éditions sont indépendantes, où les écrivains pourraient partager et s’ouvrir à d’autres voies de promotion, d’autres types de lectures.
Rebelle(s) : Quels sports ou activités pratiquez-vous en dehors de la poésie ?
Victor Andrés : Je suis professeur de mathématiques. J’adore enseigner. J’aide aussi ma famille dans ses affaires commerciales. Me sont aussi nécessaires la musique et le cinéma, surtout contemporain – depuis les années 2000 -, sans exclusive.
Taimi : Je profite de la nature, je me considère comme une personne de la campagne. Adorant la pâtisserie, je crois que si je n’étais pas écrivaine, je serais pâtissière. L’artisanat manuel me plait aussi.
Rebelle(s) : Pour conclure, je remercie Taimi dont le sourire est aussi resplendissant que sur la photo du journal du Marché, et je fais de même pour Victor Andrés dont le visage apparemment rêveur est dans la réalité éclairé d’un sourire ironique.
Victor Andrés : Le sourire émerge de la fiction !
Nous n’aurons pas parlé avec nos amis de la poétesse Nancy Morejón et de « l’incident diplomatique » qu’aura entraîné la renonciation par les organisateurs à son accueil à Paris comme présidente d’honneur du marché de la poésie. Là n’était pas notre propos. À questions élusives, réponses élusives. Ce sont d’abord des caractères que nous cherchions à mieux éclairer et des sensibilités à mieux approcher. L’éviction de Nancy Morejón aura largement été dénoncée par les autorités cubaines promptes à voir le fascisme triompher à Saint-Germain-des-Prés. Paille et poutre… La poésie montre là s’il en était besoin qu’elle est aussi une arme, quels qu’en soient les servants.
Avant de nous quitter et de bonne grâce, Rebeca, Taimi et Victor Andrés se sont laissé photographier devant une icône parisienne : la fontaine Wallace. Elle porte le nom de celui qui en assura le financement de l’installation, un philanthrope britannique ami de la France, de Théophile Gautier et de Charles Baudelaire. Encore une histoire d’amitié d’au-delà des mers. Encore la poésie !
- Le tailleur des papillons / El sastre de las mariposas – Victor Andrés de Óleo, Editora Poetas de la Era, 2023.
- El largo otoño / Le long automne – Taimi Dieguez Mallo, Colección Carta de ruta, ©Luna Insomne Editores, 2023.
Nations des Caraïbes – Stand 415 – Transcultura UNESCO-Union Européenne. Marché de la poésie, place Saint-Sulpice du 7 au 11 juin 2023.