Le « toujours plus », credo réitéré du management, a été maintes fois contesté, parfois très violemment, sans toutefois que le modèle et ceux qui le perpétuent soient réellement menacés. À l’heure où de nouvelles formes de conflictualités tentent de contrer un système tétanisé par la culture du résultat, on peut se demander si le temps de la rébellion n’a pas sonné.
Le mépris de celles et ceux qui créent la richesse
L’histoire des XIXe et XXe siècles a été traversée par de nombreux conflits entre ouvriers et «patrons», au terme desquels ces derniers ont concédé des avancées dont un bon nombre subsiste aujourd’hui. En ce début de XXIe siècle, la donne semble changer. Plusieurs évolutions en attestent:
• la multiplication des délocalisations, des fermetures d’usines, des plans sociaux, conduit de plus en plus de salariés à bien réfléchir avant de prendre le risque de quitter leur entreprise et de mettre en concurrence les qualités de gestion de la ressource humaine et du climat social d’employeurs potentiels;
• l’affaiblissement de la représentation salariale et syndicale et la crainte des mesures de rétorsion sur les salaires et les emplois freinent l’ardeur des contestataires…
• le management perd le sens de sa mission qui consistait à l’origine à éclairer les questions fondamentales du « que fait-on ensemble, dans quel but, comment le fait-on, comment décide-t-on de le faire, quelles sont les règles du jeu, quelles sont les gratifications et les sanctions qui y sont associées…? »
Le contexte réclamerait que ces principes fondamentaux de l’art de diriger soit plus que jamais respectés. Malheureusement, le modèle du management mondialisé s’embourbe dans la gestion de méthodes et d’outils dont l’objectif principal est l’efficacité, au mépris des hommes et femmes qui produisent la richesse, au quotidien, sur le terrain.
Une immixtion grandissante du management
Au-delà de ses impacts sur les salariés et le climat social, cette perte de sens est très dommageable pour la collectivité. Elle l’est d’autant plus que le management s’immisce de manière grandissante dans notre vie quotidienne : «Nous sommes si imprégnés par la logique de l’entreprise que nous l’appliquons à nos propres vies.1». Hier cantonné à la vie des affaires, le management est en train d’envahir la vie collective, en imposant ses dogmes de la performance et du rendement et en piétinant l’intérêt général et les valeurs humanistes qui le portaient à l’origine. Par mimétisme, les élites politiques ont endossé le pathos managérial des entreprises pour justifier leurs projets et décisions. Il suffit de constater la rapidité d’appropriation et la fréquence du recours aux clichés sèchement gestionnaires d’équilibre budgétaire, de maîtrise des coûts, de réduction des effectifs… convoqués par les politiciens, en lieu et place des valeurs fondatrices de l’intérêt général et de la vie de la Cité. Malgré leur intensité, les ruptures et les crises économiques et financières n’ont pas suscité une réelle opposition d’un corps social saisi d’apathie. « La plupart de ceux qui ne se sentaient pas reconnus et souffraient de leurs conditions de travail n’attendaient rien ni des uns ni des autres. Ils ne croyaient plus non plus au grand soir, pas plus qu’à la puissance de l’État, ou à l’action collective. Apathie est le mot qui convient.2 » Le monde du travail d’aujourd’hui est traversé par de réelles souffrances, plus individualisées et « psychologisées » que celles d’hier.La grève ne fait plus recette et les nouvelles formes de conflictualités qui la remplace, moins collectives et moins visibles, sont apparemment moins efficaces. La séquestration d’un DRH n’empêche pas les entreprises d’afficher, à quelques heures d’intervalle, des plans de licenciements massifs et des profits mirobolants. La dénonciation de tricheries avérées avec les réglementations environnementales ne mettent pas fin à la commercialisation de produits dont l’obsolescence est programmée pour en assurer un renouvellement aussi inutile au consommateur que profitable au fabricant.
Se méfier de l’eau qui dort
S’il se confirme que la qualité du management poursuit sa décrue et que les risques psychosociaux – voire les suicides – s’accroissent sous la pression des rythmes de travail, d’un encadrement inapproprié, d’une gouvernance piétinée, des exigences d’un capitalisme financier aveugle, la contestation du management pourrait reprendre de la vigueur.
La liste est en effet longue des menaces qui risquent de plonger les générations futures dans un monde d’injustices et de violences que l’on croyait endiguées : le patrimoine cumulé des 1 % de personnes les plus riches du monde a dépassé depuis plusieurs années celui des 99 % restants, plus de 4 milliards d’individus n’ont pas accès à internet, on ne compte plus le nombre de chômeurs… Et l’on peut ajouter au tableau l’explosion des conflits locaux et trans-nationaux ; elle entraîne de gigantesques migrations que les institutions semblent impuissantes à accompagner et la prolifération d’actes barbares qui menacent à nouveau le monde après les drames des conflits mondiaux du XXe siècle. Sans vouloir noircir ce tableau, il faut y inclure l’aggravation des risques climatiques et environnementaux, dont la prise de conscience ne s’accompagne pas d’une réelle volonté de les éradiquer: l’avenir de la planète est un souci cadet.
Dans un tel contexte, on ne doit pas s’étonner que les extrémismes de tous poils séduisent les orphelins d’une vision d’avenir, dont la vie sociale et culturelle se borne à la maîtrise du langage SMS, au survol des journaux télévisés de 20 heures et aux déambulations des «people». La défiance et la peur s’insinuent partout, attisées par de nouvelles formes de rejet d’une société mondiale où la seule religion du profit et de la propriété érige l’avoir et le paraître en Graal… La messe n’est pas dite et il y a peut-être lieu de se méfier de l’eau qui dort!
Écouter les signaux faibles
D’un autre côté, plusieurs signaux faibles laissent entrevoir l’émergence de nouveaux comportements:
• la remise en cause du court-termisme des marchés, financiers notamment, par un nombre croissant d’acteurs qui ne cessent d’en dénoncer les folies de tous ordres et réclament la mise en place de gouvernances rigoureuses destinées à rééquilibrer le sens et le but de l’activité économique;
• l’irruption de la «culture start-up», incarnée par de nouveaux profils de managers, privilégiant les organisations horizontales et la proximité, semble également porteuse de nouvelles façons de travailler, de commercer et de consommer, valorisant ainsi un mode de relation et d’échange coopératif et collaboratif qui permet de recréer du lien;
• l’arrivée dans le concert socio-économique des générations Y et Z, séduites par un nouveau genre de partition au fil de laquelle ils écriraient leur destin à partir d’autres valeurs que celles du profit et de la compétition, orienté vers un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée;
• le réquisitoire naissant d’intellectuels qui réinvestissent ces problématiques pour stigmatiser le manque d’humanité avec lequel sont traités les enjeux socio-culturels et prôner un management se nourrissant davantage de philosophie et de littérature que d’un «prêt à penser» dont les limites deviennent flagrantes.
L’heure de la mise sous surveillance est peut-être venue
Face au constat des redoutables obstacles que rencontrent de plus en plus d’individus en matière d’accès à l’emploi, de logement, de santé, d’alimentation, de pollution, de justice, d’égalité, de dignité…, on peut s’étonner que la rébellion contre ceux qui pilotent le système ne soit pas plus intense et mieux partagée par les citoyens et les salariés. Ces derniers ont-ils renoncé? Pensent-ils que le pouvoir est indestructible? Qu’il n’est pas possible de changer le cours des choses?
L’histoire de l’entreprise, de celles et ceux qui ont eu à souffrir de ses errances et de ses erreurs, conduit à espérer que l’heure soit venue de mettre le management sous-surveillance, d’en contester certains résultats, d’en dénoncer les excès et les dangers et d’appeler à la remise en cause vigoureuse de ses motivations et de ses objectifs. Il est temps d’aménager le management pour éviter que nos sociétés soient condamnées à vivre sous le joug de la croissance perpétuelle et universelle.
Gageons qu’il ne sera bientôt plus possible de contraindre le citoyen à penser et à agir à la seule aune de la performance.
1. Thibault LE TEXIER, chercheur en sciences humaines, auteur du «Maniement des hommes», Éditions La Découverte, in Libération, 30/31 janvier 2016
2. Dominique MEDA, sociologue et philosophe, professeure à l’université Paris-Dauphine, in La Tribune, acteurs de l’économie, 19 mars 2015, à propos de son enquête «Le travail au XXe siècle», Éditions Robert Laffont