Avec Daddy, Marion Siéfert, jeune artiste associée au théâtre de la Commune d’Aubervilliers et son associé Matthieu Bareyre, revitalise de façon percutante le sujet de l’exploitation du corps des femmes au travers des avatars d’un jeu vidéo.
Représenter le virtuel au théâtre, lieu même de l’illusion : un véritable défi.
La première scène reste saisissante avec un énorme écran qui occupe tout l’espace de la scène. Nous voilà plongés dans l’univers d’un jeu vidéo avec ses décors multicolores et ses personnages qui courent l’un derrière l’autre. Un jeu guerrier. L’avatar d’une adolescente de 13 ans (Mara) est harponné par celui d’un geek de 27ans ( Julien), créateur de start-up riche, entreprenant et séducteur. Une immersion de 10 minutes qui semble longue mais qui s’avère nécessaire : il s’agit de rendre compte de la capacité hypnotique de ces jeux numériques dotés d’un tchat où chacun répond à l’autre.
Puis focus sur une famille originaire de Perpignan, la France des gilets jaunes , qui vit comme elle peut. Un couple, lui agent de sécurité et elle infirmière en réa et leurs trois filles dont Mara. Réalisme prégnant d’une milieu social déclassé et qui s’oppose violemment à l’univers virtuel dans lequel se réfugie Mara, la plus jeune. La toile transparente tendue sur le devant de la scène et derrière laquelle évoluent les comédiens, forme un écran fin et perméable qui rend un peu flous pour le public les personnages et les assombrit.
Par contraste, la scène qui suit, celle de Mara et de Julien qui délaissent leurs avatars et rentrent en contact direct par visio, se révèle intensément éclairée avec les visages en gros plan des comédiens : chaque frémissement de la peau, chaque expression du regard projette un effet de vrai ,plus véritable que la scène sociologique précédente. Julien propose à Mara de la parrainer sur un nouveau jeu Daddy où elle pourra réaliser son rêve de devenir actrice. Le but du jeu ? Que les gens la trouvent suffisamment intéressante pour investir de l’argent sur elle , la particularité étant qu’elle y joue non plus avec un avatar mais avec son vrai corps.
Les jeunes filles deviennent des valeurs marchandes dans l’espace numérique, manipulées par des Daddy, actionnaires d’entreprises capitalistes multinationales.
Les Daddy : l’illustration contemporaine d’une système patriarcal économique et social
La pièce met donc au service de sa réflexion déjà avancée sur le vertige de la fiction, une dénonciation des abus sexuels sur les enfants et les adolescents proférées par les Sugar Daddy, de tous âges et qui appartiennent généralement à une classe sociale aisée. Littéralement « le papa des petites filles » qui leur promet protection et richesse en échange de leurs corps.
Nous retrouvons Mara et Julien dans le décor d’un jeu vidéo avec un plateau couvert de neige artificielle, maculée sous les pas des Daddy. La jeune fille doit gagner des points pour se constituer, grâce à « l’acting », une « fanbase », en concurrence avec d’autres jeunes filles, piégées comme elles. L’artifice du décor, volontairement lunaire et froid, s’accorde avec le langage utilisé pour les piéger : il sonne faussement « jeune ». Puis des scènes-véritables numéros ou épisodes de jeu- se succèdent avec une insolence réjouissante. Tous mettent en lumière la reproduction des schémas patriarcaux économiques et sociaux qui enferment la jeune femme dans une image d’éternelle fraîcheur, en s’appuyant sur un melting pot de plusieurs mythes, Dracula, Pygmalion, Marylin Monroe, Lolita, Dom Juan. Danse, chants, stand-up peuvent donner l’impression d’un fourre-tout hybride d’autant que les enchaînements ne sont pas évidents. Mais ce sont ceux, sans transition d’un jeu vidéo. Des moments éblouissants dans cette première partie.
La seconde partie du spectacle laisse interrogateur. Fini, le vertige du virtuel et prise de conscience de Mara du système d’aliénation avec lequel elle a scellé un pacte. Longs dialogues pédagogiques avec les Daddy qui révèlent un texte inégal manquant de densité et qui ralentissent le rythme. Mara prend sa revanche et il faut la faire entendre mais le didactisme pédagogique des longues confrontations dialoguées au bout de 3heures de spectacle entre Mara et son Daddy finit par peser. Ils invitent à la réflexion de façon plus conventionnelle.
Cela dit, les comédiens – tous extraordinaires – tiennent de bout en bout le plateau. Une performance formidable de toute la troupe avec en particulier Lila Houel (Mara), une actrice qui a quasiment l’âge du rôle et qui devient effectivement une actrice de 15 ans au bout de cette performance. Et puis Luis Perez (Julien), le prédateur 2.0. Une pièce très moderne dans son propos et magnétique dans sa mise en scène.
Daddy, de Marion Siéfert et Matthieu Bareyre. Mise en scène de Marion Siéfert. Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris 6e. Jusqu’au 26 mai. De 6 € à 40€