Dans ma dernière promenade à travers ma mémoire de lecteur, j’avais évoqué Perceval le Gallois, ce héros qui dans ses années d’apprentissage encore mal assurées, n’avait pas su trouver les mots qui auraient apporté le bien autour de lui. Puis j’ai nommé un autre personnage, emblématique lui aussi de ce drame quotidien que peuvent représenter la parole et le silence : le soutier amer et volubile du roman Amerika de Kafka. Lui veut s’exprimer à tout prix, exposer ses doléances, les brimades dont il est victime.
Le héros du roman, Karl Rossmann, est un jeune homme de dix-sept ans que ses parents expédient en Amérique parce qu’il a été séduit par une bonne qui a eu un enfant de lui. Voici encore un garçon très naïf qui, arrivé au port de New-York, s’aperçoit qu’il a oublié son parapluie sur le bateau et retourne à bord, confiant sa valise à une vague connaissance. Ouvrant la première porte, il se retrouve par hasard dans la cabine d’un soutier qui l’invite à s’étendre sur sa couchette et lui confie tous ses tourments et son ressentiment. Il se dit persécuté par le chef-mécanicien Schubal qui le traite de fainéant et de parasite.
Pris facilement d’empathie, Karl, indigné, encourage le soutier à se défendre, et les voilà tous deux dans la cabine du commandant, entourés d’officiers en uniformes sombres intimidants avec leurs médailles. On veut les mettre dehors, mais Karl se met à plaider avec fougue la cause du mécanicien, dont le mérite est mésestimé selon lui par les calomnies de son supérieur. Un caissier brosse un tout autre portrait du soutier : c’est un chicaneur qui passe son temps à ennuyer les autres avec ses éternelles récriminations.
Alors le chauffeur lui-même prend la parole et expose ses griefs. Mais il est bientôt couvert de sueur, il se met à trembler d’émotion, et son discours n’est qu’un « tourbillon confus de toutes ces plaintes mêlées ». Karl est catastrophé de le voir si peu affermi, hors d’état de lutter, planté là, les jambes écartées, la bouche ouverte, cherchant sa respiration…
Effet de ses gesticulations, la ceinture est sortie de son pantalon, et avec elle « un pan de chemise bariolée ». Mais le soutier ne s’en soucie guère, il n’espère plus aucun jugement en sa faveur : que tous voient les nippes qu’il porte sur le dos et qu’on l’emmène !
Ici s’arrête cette autre forme de procès kafkaïen. Karl sait qu’il ne peut plus rien pour son ami d’un jour, rien contre ce bourrelet de chemise rédhibitoire, et le soutier en a conscience aussi.
Cette scène n’est pas sans rappeler nos vieux souvenirs scolaires, cette autre parodie de justice mise en scène avec une ironie féroce par La Fontaine dans la fable « Les Animaux malades de la peste ». Les puissants cherchent un bouc émissaire à sacrifier pour se délivrer du fléau céleste de la peste. Chacun est convié à confesser ses péchés. Tous les Grands (Lion, Renard, Tigre, Ours) sont absous de leurs fautes sanglantes. Mais quand paraît l’Âne, « ce pelé, ce galeux », image du peuple misérable, il s’accuse humblement de tous les maux et, désigné aussitôt comme le coupable idéal, il est condamné sans appel. Ainsi la Justice prétendument aveugle soulève parfois son bandeau pour jauger du coin de l’œil l’allure de l’accusé.
Dans le monde de Kafka où les événements se déroulent toujours avec la logique incohérente et la fantasmagorie des cauchemars, la scène du soutier associe de façon accablante le désordre de l’argumentation, l’agitation du corps et la négligence vestimentaire. Le lecteur conserve pour toujours l’image de cet homme brimé qui réclame justice, trahi par une chemise qui dépasse de sa ceinture.
Ce bout de chemise, c’est le piège cruel et injuste des apparences, la posture calamiteuse, l’image ridicule et dégradante que nous donnons de nous un jour, un instant. Celle de cet amoureux d’une nouvelle de jeunesse de Tchekhov qui, lancé dans une tendre déclaration d’amour, voit son talent lyrique gâché par un terrible et irrépressible hoquet, accident organique qui lui fera perdre à jamais le cœur de sa belle et l’estime du général, son père. C’est le brillant professeur de philosophie qui expose, la braguette ouverte sur un caleçon fleuri, le cours sur Kant qui lui a coûté une nuit blanche. C’est une fiente de pigeon sur l’épaule d’un chef d’Etat, le nez de Cyrano jetant son ombre sur sa verve lyrique, la matière discréditant l’esprit. C’est ce prêtre dont parle Pascal dans ses Pensées qui monte en chaire pour prononcer son sermon mais a une drôle de figure, un visage mal rasé, barbouillé de traces douteuses, et une voix enrouée par surcroît ! « Quelques grandes vérités qu’il annonce », dit Pascal, on peut parier que même le plus grave et dévot des sénateurs ne gardera pas son sérieux en le voyant.
Le pan de chemise bariolée de Kafka vient nous rappeler que nous sommes tous à première vue des objets, des images, et que la vérité de notre être ne se manifeste pas a priori avec une juste clarté.
Céline a traité cette idée avec une tendresse, un lyrisme même qui suspendent un instant son nihilisme burlesque, dans l’épisode africain du Voyage au bout de la nuit. Nous sommes en pleine brousse, dans la faune abjecte des militaires, fonctionnaires et commerçants coloniaux dévorés par l’ennui et la dysenterie. Parmi eux, le sergent Alcide, expert en petits trafics lucratifs. Mais en vérité Alcide s’est résigné à demeurer six ans dans ce trou perdu et malsain pour financer l’éducation de sa nièce orpheline et infirme chez les bonnes sœurs à Bordeaux. Bardamu, le héros du Voyage, le regarde dormir, après qu’il a révélé son secret :
« Il s’endormit tout à coup, à la lueur de la bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l’air bien ordinaire. Ça serait pourtant pas si bête s’il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants. »
Vertige baroque d’un monde où les signes nous abusent, où Othello prend le traître Iago pour l’ami honnête, sa femme Desdémone, aimante et fidèle, pour une catin.
Dans les bandes dessinées au petit format de mon enfance, le monde que l’on offrait aux jeunes lecteurs était plus rassurant : dans Blek, l’espion anglais dissimulé parmi les trappeurs, patriotes luttant pour l’indépendance de l’Amérique, était toujours facilement identifiable, avec sa figure mal rasée, son menton en galoche, son air hypocrite. Les méchants avaient clairement une sale tête. On pourrait, comme Henri Jeanson le fait dire à Gabin dans une réplique fameuse de Pépé le Moko, prendre cela pour de l’honnêteté :
« Avoir l’air faux-jeton à ce point-là, j’te jure que c’est vraiment de la franchise »
Mais dans l’univers incertain et inquiétant de Kafka, semé d’embûches et de dangers sournois, on ne saura jamais si le soutier tout penaud dans son allure débraillée se plaint avec raison, si c’est un opprimé ou un imposteur.
Dans une suite à venir, les lecteurs qui aiment ce vagabondage entre les livres, et parmi les pensées qui nous viennent des livres, entendront parler d’un prince russe, à qui l’on a recommandé comme à Perceval de ne pas parler ; mais il lance tout à coup ses idées et ses bras qui brisent un précieux vase de Chine – et de cet autre jeune homme qui tombe amoureux du dos d’une inconnue et plonge dans ce dos pour l’embrasser…
Daniel AQUILI