La modernité a fait du corps un fardeau pénible qu’on dissimule tant bien que mal par tout un ensemble de rituels sociaux d’effacement. Il nous vient à l’esprit l’image des citadins qui s’efforcent dans la rue ou les transports en commun à être les plus invisibles possible aux yeux des autres. D’autres exemples sont aussi manifestes comme le sentiment de culpabilité que l’on ressent lorsque l’on est heurté par un inconnu ou inversement. Il y a aussi cette gêne qu’on peine à cacher dès qu’un étranger dont on ignore les codes culturels nous adresse la parole. Et que dire des expressions naturelles du corps qui provoquent un embarras pesant lorsqu’on ne réussit pas à les contrôler.
Pour ainsi dire, on ne sait plus où se mettre dès que le corps se lâche. Pets, Flatulences, rots, crachats, renvois, écoulements nasaux nous mettent terriblement mal à l’aise et certains finissent par éprouver une certaine haine du corps. Manque de savoir-vivre et tabous honteux en Occident, roter et péter à table peuvent étrangement apparaître comme des marques de respect en Chine ou en Inde signifiant que vous avez particulièrement apprécié votre repas. En somme, les représentations de notre corps dépendent beaucoup du contexte culturel.
Le malaise corporel que les Occidentaux peuvent encore ressentir aujourd’hui est le résultat de rituels d’effacement qui deviennent prégnants à partir de l’émergence de la modernité (xvie siècle) qui prône l’individualisme, le rationalisme et surtout une coupure épistémologique d’envergure qui dissocie le corps et l’esprit.
Le corps dédivinisé
De l’antiquité jusqu’au Moyen Âge, le corps dionysiaque était une évidence anthropologique que l’on retrouvait spontanément et ouvertement dans les cultes païens, les orgies romaines, les réjouissances carnavalesques, les charivaris, les fêtes des fous, etc. La littérature ne fait pas exception : d’Aristippe de Cyrène à Rabelais, le corps semble refléter le plaisir des sens, l’orgiasme social et non un facteur d’individuation telle que le définit l’esprit moderne. Ce dernier célèbre le corps apollinien comme lieu d’une conception dualiste, schizoïde qui va permettre le développement de
l’individualisme et le rationalisme.
Le sociologue David Le Breton situe la naissance de l’individu à partir du quattrocento (début de la Renaissance italienne) qui rompt avec l’art byzantin et donne au commerce et aux banques un rôle influent sur l’évolution des mœurs. Le marchand calculateur n’est-il pas le stéréotype conforme de l’homme moderne qui place la valeur monétaire au-dessus de toutes valeurs spirituelles ? L’Église catholique se heurte d’ailleurs à l’époque à cette puissance économique profane, mais rien n’y fait: l’intérêt personnel l’emporte désormais sur l’intérêt général au détriment des communautés et des obédiences. La Renaissance italienne voit également un changement conséquent dans la mentalité politique. Face à la précarité des États italiens, le prince doit adopter un esprit plus pragmatique et affirmer son individualité. La pensée de Machiavel résume bien une telle orientation politique. Il revient à l’homme lui-même, et non à Dieu de forger sa propre destinée, de décider des directions que doit adopter la société où il habite. L’homme moderne ose s’affranchir de l’autorité religieuse et revendiquer sa conscience individuelle. C’est la mort de Dieu dont parle Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Le corps fait briller l’individu pour mieux perdre sa dimension métaphysique et théologique. La naissance de l’individualisme amène ainsi une nouvelle conception du corps qui devient le lieu où je peux inscrire ma différence avec l’autre et où Dieu disparaît.
Le corps anatomisé
La dissociation entre corps et esprit est surtout le produit des dissections clandestines de Vésale et de la philosophie mécaniste de Descartes. En 1543, l’anatomiste André Vésale écrit De humani corporis fabrica qui montre de nombreuses planches illustrant une vue anatomique inédite.
Rappelons qu’au Moyen Âge, les dissections étaient interdites. Avec Vésale, le corps renvoie à l’avoir et non plus à l’être. Le corps est étudié pour lui-même. L’anatomiste chosifie le sujet. Les dissections du corps humain qui vont au fur et à mesure s’officialiser et se banaliser demeurent la dynamique anthropologique de la modernité. Cela devient même un divertissement. Les particuliers installent des cabinets de curiosité. On collectionne les dépouilles non plus pour communier à l’instar des reliques des saints mais pour s’exalter devant les monstruosités anatomiques.
Le mépris du corps est alors une réalité quotidienne et prend son essor avec la pensée cartésienne. Vidée de ses mystères, la nature devient jouet mécanique et le corps une machine. Dans son Traité de l’homme, René Descartes compare par exemple les battements du corps aux mouvements mécaniques d’une horloge. La Raison amorce son éviction du corps en le réduisant à l’automate.
Dionysos is back?
La philosophie mécaniste définit ainsi le corps comme une machine qu’on peut corriger, perfectionner. La lutte contre le corps dionysiaque dévoile un refoulé: la peur de l’ombre, de la mort, du temps. L’analogie entre corps et machine se heurte à la complexité infinie de la condition humaine qui trouve son véritable épanouissement dans une conception contradictorielle du monde qui sait concilier les opposés. Le rationalisme semble avoir eu raison d’une telle coincidentia oppositorum (Nicolas de Cuse). Et pourtant, le xxe siècle voit naître le mouvement psychanalytique qui, surtout avec Jung, va réunir ce qui est épars et replacer l’imagination symbolique, le corps dionysiaque, la part d’ombre au cœur des réflexions sur l’homme.
Le corps rationnel et apollinien ne fait plus l’unanimité à partir des années soixante (émergence du New Age) où un nouvel imaginaire du corps se dessine. L’homme se déculpabilise et renoue pleinement avec ses sens. Échangisme, paradis artificiels, culte du corps (bodybuilding, cosmétique, diététique, naturopathie), développement personnel, néopaganisme (Wicca, druidisme), channeling, néochamanisme, tribus urbaines sont autant de manifestations culturelles qui semblent annoncer le retour de Dionysos comme le défend le sociologue Michel Maffesoli depuis plus de trente ans. La libération du corps telle qu’elle se conçoit depuis les années soixante reste pourtant paradoxale.
Malgré le nombre important de clubs échangistes en France, les rituels d’effacement persistent et instaurent toute sorte d’attitudes névrotiques. On a beau essayer de se lâcher, de s’éclater avec les autres, il y a toujours une gêne, une honte qui se manifeste. De plus, il faut préciser que cette libération du corps dont se prévaut la postmodernité naissante n’est pas gratuite. Pour s’éclater, il faut un capital économique minimum. L’échangisme reste tout de même un luxe qu’il faut pouvoir s’offrir.
Remarquons aussi que les manifestations sauvages de Dionysos à l’image des rave party ou les apéros géants sont rapidement mis sous contrôle de l’État, voire interdites. On peut donc dire que Dionysos est enchaîné dans la société de contrôle qui nous caractérise. Précisons aussi que l’ensauvagement de la vie sociale s’exprime malheureusement trop souvent sous la forme de la toxicomanie, de l’addiction ou encore de la dépression chronique.
Décidément, le retour de Dionysos tant loué par nos intellectuels postmodernes est un refoulé douloureux que les institutions surplombantes peinent à gérer quand elles ne l’occultent pas.