La sourate qui ouvre LE CORAN me séduit beaucoup. Elle dit : « Louange à toi, le Maître des Mondes / Toi le Clément, le Miséricordieux / Le Roi du jour du jugement / C’est Toi que nous adorons, et auprès de Toi que nous cherchons refuge / Conduis-nous sur la voie droite / la voie de ceux sur lesquels est Ta grâce / non de ceux qui subissent ta colère ni de ceux qui errent…
J’adhère sans restriction à la demande directe : « CONDUIS-NOUS SUR LA VOIE DROITE »
L’âme me brûle. Il y a longtemps que je n’ai ressenti ce sentiment singulier. Le permanent souci du sort des toxicomanes que je croise depuis toujours peut expliquer cela. Au fond, je suis et j’ai été un médecin laïc soignant l’enthousiasme absent de mes patients. Je refuse toutes ces âmes à l’abandon, ces destins avortés. Qui suis-je ? Qui ai-je été ? Je suis un poète-thérapeute et je chante à chaque consultation à ma façon ce qu’il est convenu d’appeler LA VIE.
Ce mercredi 24 mars 1994, au siècle dernier donc, j’étais invité par Jean-Marie Cavada à LA MARCHE DU SIECLE, sur France 3. L’animateur avait construit une émission à la gloire des protocoles à base de méthadone. J’ai réussi à faire le contre-point, avec entêtement, évoquant même la potion magique d’Astérix.
Francis Caballero, Jean-François Girard, Michel Boisel, Commissaire de la Brigade des stupéfiants, le Professeur Aberhard de MEDECINS DU MONDE… Le plateau était nettement médical et mondain, un panier de crabes au service du pouvoir en place.
J’étais colérique et volontaire. Jean-René, le représentant d’ASUD, n’en revenait pas. Ainsi, j’avais osé me jeter à l’eau, protester, résister à la propagande mensongère sur l’usage des produits de substitution, attaquer dans les médias la doxa en domaine de soins aux toxicomanes.
J’ai tenu mon rôle de bout en bout mais je suis perplexe devant la pile de volumes de notes sur ma vie. JOURNAL INTIME dirait feu Julien Green. Le jardin du temps, en effet. Cela s’ouvre en 1994 et se referme autour des années 23 de ce siècle, autour des années post-covid.
Max Jacob, le poète, dans une lettre à René Villard, écrite à Saint-Benoît-sur-Loire, en 1937, affirme : « On ne monte au paradis qu’à coups de pieds dans le derrière ! » et, plus avant, il note : « Laissons passer ! Et ne réclamons rien. »
En 2000, l’annonce du suicide d’une jeune patient toxicomane a été, pour moi un coup de massue dans le visage. Sa famille d’accueil fut bouleversée. Gabriel s’était drogué à nouveau à la cocaïne. Il devait revoir « sa » psychologue de DIDRO mais il avait été consulter un praticien douteux et « méthadonien », près de Dax. Il s’était ouvert les veines sur une des plages des Landes.
La mort, quoiqu’il en soit, n’en finit pas de hanter ma profession d’intervenant en toxicomanie et ma sensibilité de poète rebelle. Je suis un toubib qui ne peut guérir ou éviter la mort d’autrui et mesure chaque jour ses propres limites humaines.
Parfois, Jankélévitch vient à mon aide : « La mort ébranle rétrospectivement la finalité de la naissance, et en général l’utilité de la minuscule promenade que la vie nous fait faire dans l’éternité du néant. La mort nous fait douter de la raison d’être de l’être, et, tôt ou tard, chuchote à l’oreille de l’Homme : A QUOI BON ? »
Prose des trépassés. Il n’y a plus rien à raconter.
Quant à moi, je sais que d’évidence, la grandeur de l’Homme est de reconnaître sa petitesse personnelle. Et chacun termine à deux genoux, les yeux braqués vers le ciel, avant d’être dévoré par la terre, ou le feu ou l’eau, selon le choix ou le hasard !
Si je devais opter pour une couche finale, et rédiger un testament, je choisirais soit d’être brûlé, soit de donner mon pauvre corps à la Science, au cas où ma carcasse pourrait être utile à la recherche scientifique. Être brûlé aurait, pour l’heure, ma préférence. Mais qui connaît l’heure, hormis Dieu ?
Qu’est-ce que veut dire AIMER et AIDER ? Être juste par rapport à Soi ? Peut-on aimer sans, de quelque manière, trahir ou interpréter ?
J’ai toujours voulu suivre un horizon droit. Le coeur, les raisons du coeur, furent toujours mon moteur principal. Mon corps n’est qu’à son service.
Et mon âme joua son avenir chaque jour.
Libre, je me ressens même libre à l’égard de « ma » famille. Même mon fils Alexis ne partage guère mes valeurs d’anarchisme fraternel, d’éternel thérapeute de marginaux. Tant pis. Il a une situation sûre (les flics sont fonctionnaires !) et je n’ai plus de souci à me faire. Qu’Alexis vive sa vie ! Et sa petite famille aussi !
Je ne regrette rien. Pas même mon dîner CHEZ FRANCIS, au métro Alma-Marceau, avec l’ami Jean-Michel Goudard et Claude Chirac. Nous parlons des dangers de la méthadone, des bancales politiques publiques concernant la lutte contre les toxicomanies. Le repas fut très animé. J’appréciai la finesse de Jean-Michel et l’intelligence de Claude Chirac quand elle parlait d’antipsychiatrie. Je sus qu’il ne doit pas être facile d’incarner la fille d’un homme politique de la stature de Jacques Chirac. On prétend même que Claude eut toujours une très forte influence sur son père. Je n’en doutai jamais.
Je revois aussi le visage du Professeur Henrion. Il m’appela au téléphone suite à une lettre quelque peu « musclée » et insolente de ma part et me convoqua à une audition dans le cadre de « sa » Commission au Sénat. À cette occasion, je racontais sans retenue les vingt-trois ans du CENTRE DIDRO. Et je sus, une fois pour toutes, qu’avec les politiques, il faut pousser de force les portes pour être invité et écouté !
Quant à Gaston Lefebvre, le fondateur du CENTRE DIDRO, et son égérie du Conseil d’administration Danny-Marc, nous fîmes une joyeuse équipe et nous voyageâmes à travers la planète entière. Oui, je me souviens de nous trois, sur le navire d’EPIROPTIKI, à Gênes, prenant le large par une grande chaleur d’été. Inoubliable magie. Dans ma tête, il y a des minarets partout. Et Corfou, et Bari ? Sans oublier l’arrivée du WORLD RENAISSANCE sur la lagune de Venise. Mais, je crois que nous n’étions que deux à Venise…
Je revois aussi la vieille demeure que le Docteur Francis Curtet nous proposa pour quelques jours de repos et de détente à Venise. Ce fut un vrai petit palais enchanté pour nos noces !
De tout cela, il en résulte que je n’ai guère peur de mourir. Ce que je refuse, c’est de ne point renaître ! En priant, je ne cesse d’interroger l’énigme universelle et le pourquoi des choix humains. Seigneur, Seigneur, où es-Tu ? Qui es-Tu ? Avec Toi, un jour, je n’aurai plus peur de rien. Plus Jamais peur de perdre ou de manquer. Plus jamais le moindre tremblement de l’âme devant l’imprévu de la mort. Je parviendrai au bout du voyage des jours et des nuits, à la dernière station du petit matin. Mes pages blanches seront enfin pardonnées. Toute peur sera dépassée.
Quand je soigne les toxicomanes, mon fils Alexis les arrête. Paradoxes de nos 2 destins.
Et je n’oublie pas mes discussions professionnelles passées avec Francisco Hugo Freda, et puis surtout avec Thobie Nathan, le psychanalyste ethnologue, pétillant de malice subtile. J’ai été content également de rencontrer sur ma route Pierre Engel, Michel Hautefeuille, Gérard Gagny, et l’inévitable Patrick Sansoy de la DGLT (Direction Générale de la Toxicomanie). J’entends encore Patrice Nomme et Marc Valleur et je renoue avec Edgar Morin.
De ce que je vécus au jour le jour avec ces toubibs, la seule chose qui mérite de perdurer, c’est le coeur des choses. La ferveur derrière la fièvre des confrontations. La tentative de combler nos manques ontologiques. Dominique de Roux dont la parole post-mortem ne cesse d’amplifier sa portée, écrit dans un petit-grand livre de 1957 sur Charles De Gaulle, cette phrase admirable : « À la limite, et en attendant que l’heure finale vienne, l’action n’est que le combat désespéré de celui qui se bat non pour vaincre mais pour continuer. À la limite, l’être, c’est le courage de l’être ».
A la Mairie de Paris, j’ai serré la large main de Jacques Chirac qui accordait des sommes d’argent pour l’hébergement des sidéens à Paris. L’homme, ces jours-là, me sembla accessible et même sympathique. Sa poignée était ferme, franche et éloignée de la scène théâtrale de l’existence. Aujourd’hui, j’ose affirmer qu’il a mérité de sa patrie, par-delà les clivages conventionnels.
Aurais-je su être ce que les bouddhistes appellent un bodhisattva ? Un aimant permanent ? Je m’y suis employé, et j’ai tenté d’édifier, ainsi que le disent les Rose-Croix, ma cathédrale intérieure.
Je fais partie – mes amis le savent – des enfants violés encore enfant (j’avais dix ans) et j’ai tout pardonné, sachant que toute guérison, ne passe, au bout de la réflexion, que par le pardon.
J’ai perdu pourtant d’avance ma jeunesse du jour où elle fut blessé à mort. J’ai su étayer l’Horreur. Accepter l’Enfer, en faire un livre que je ne relis jamais (LE COEUR DU CORPS).
Mes séances de divan, enfin, avenue de Versailles, chez Xavier Audouard, m’ont permis de moins mal vivre ma sexualité barbelée.
Jeudi 27 Avril 1995, mon frère aîné Michel est mort. Seul, dans son appartement. Il m’avait téléphoné le jour même afin de me remercier du Service de Presse de mon dernier ouvrage paru (LE COEUR DU CORPS). Michel est mort d’une hémorragie interne, brusque et fatale. Cette disparition me laisse encore perplexe. Certes, j’ai peu connu mon frère aîné, ma mère ne voulait point que je le connaisse vraiment, il avait plus de dix années de plus que moi, c’était un peu un étranger. Il ne connut rien du viol de Rémy sur ma petite personne, et il m’assura même qu’il m’aimait bien et que j’étais dans la famille, à Genève, « le petit dernier que l’on gâtait et affectionnait ». Il dit aussi qu’il appréciait mon père (Jean-Pierre Maxence) qui lui avait permis de réussir son baccalauréat en suivant les classes du « Centre d’études thomistes » ouvert en Suisse par ce réfugié politique.
Il me rapporta tout cela lors d’un déjeuner à Montmartre.
Quand connaîtrai-je la vérité ?
Je me console : jamais. On ne connait jamais toute la vérité sur quoi que ce soit. Peut-être après sa mort ?
Une simple journée ordinaire au CENTRE DIDRO fut toujours pour moi une prière ! Et je reste convaincu que j’ai toujours aimé le métier que j’ai exercé pendant plus de vingt ans ! Ainsi, le 2 octobre 1995, je notais déjà que toute personne qui travaillait à DIDRO n’en sortait jamais semblable à ce qu’elle était lors de son embauche.
A lui seul, le Centre DIDRO était un lieu de développement personnel pour chaque « toxicothérapeute » engagé. Dans la relation à soi-même et à l’autre, habitait l’espérance. Aider autrui à se sortir de ses addictions fut toujours une aventure hors du commun.
En définitive, Jean-Paul Sartre avait bien raison d’écrire dans LE DIABLE ET LE BON DIEU : « Quand les riches se font la guerre, ce sont les pauvres qui meurent ».