Page blanche. Ça commence toujours comme ça. Ça commence toujours comme ça ? Oui, et ça s’aggrave : page recto blanche et page verso blanche. L’évolution inéluctable prend alors des tournures – ou des pliures – difficiles à surmonter : endroit et envers désespérément blancs. Feuille blanche. Feuilles blanches. Cahier blanc. Suis-je aussi sec qu’un sac de chaux ? Je me réveille, le cauchemar en bandoulière et une feuille de papier en boule dans la bouche. Sueurs froides. Je n’ai pratiquement pas dormi. Et je me réveille pourtant. Et le peu que j’avais s’est embourbé dans ce tourment nocturne. Mon album photo, posé sur ma table de chevet, me fixe du regard, l’air soucieux. Il demeure un véritable soutien : il m’encourage à me réchauffer auprès de ses plus belles pages. Non loin, l’écran de mon ordinateur m’incite à me divertir sur une page web. Même les pages cochonnes ne me font plus d’effet. Rien à faire. Je n’arrive pas à me dégager de cette obsession: moi, le professionnel de l’écriture, bloqué par une banquise immaculée, vierge, lamentablement saisi par le vertige de l’impuissance de mettre en page. Je suis redevenu le pauvre page en quête du seigneur mystérieux de la verve créatrice, de la grande dame de la veine poétique, je suis redevenu l’écuyer dans le métier des armes littéraires, que dis-je l’écuyer ! le palefrenier ! le palefrenier des fines lames de l’art d’écrire. Je suis celui qui ne sait plus. Au lieu d’en être le maître, je suis redevenu le domestique ; un domestique au service des belles lettres et des nobles phrases ; j’en reste de glace. Terminé le temps du chevaleresque et stylistique mot d’auteur, j’amène blanc, j’échoue minablement. Je me rendors, enfin je le crois. Nuit blanche. Au petit matin, mes yeux vomissent des livres blancs. Je me lève et marche comme Charlot. Misérablement, j’enfile un pantalon noir et une veste noire pour conjurer le sort. En plus d’être noirs, mes vêtements sont crasseux. Ainsi, je peux dire que je porte le deuil de ma blanchisseuse. Quel humour.
J’aimerais tant que tout soit noir. Si tout était noir, je serais peut-être moins dépressif. Je pourrais au moins écrire mon déshonneur. Ou un poème. Une grotte noire ne cache-t-elle pas des secrets ? des aventures ? Elle a au moins quelque chose à raconter. Sans nul doute, mettre noir sur blanc mes émotions devrait me permettre de prendre une certaine distance. Mais à chaque fois que j’essaie, rien ne vient, je fais chou blanc. Moi, l’écrivain public au stylo d’un mont prestigieux, je ne suis même plus fichu de noircir une page ! Ça doit être ça ! Mont Blanc égale neige blanche égale page blanche. Pitoyable. J’ai beau broyer du noir, voir les choses en noir, cultiver mes idées noires… J’ai beau me barbouiller le visage avec le cul brûlé d’un bouchon… C’est bonnet blanc et blanc bonnet. Même la noirceur de la vie ne me fait plus écrire une ligne. Je me dévisage dans un miroir : je suis livide, pâle, blafard, laiteux mais d’un lait caillé. C’est ça, je dois être malade.
Je sors de chez moi, blanc comme un linge. J’erre dans les rues de ma petite ville du Nord où je suis connu comme le loup blanc (on ne trouve pas un écrivain public à tous les coins de rue !). Je m’observe dans les vitrines des magasins. Je me dégoûte. J’ai l’impression d’être froid et lisse comme du marbre de Carrare, sans creux ni reliefs, depuis des lustres noyé dans la lumière des néons. Je comprends que, dans ce métier, j’ai mangé mon pain blanc en premier : le jour de la remise de ma déclaration à l’URSSAF, c’est-à-dire hier. À partir d’aujourd’hui, deuxième jour dans l’exercice de ma fonction, l’âme blême comme une opale, j’attaque mon pain noir à cause de la page blanche, sans rien en tirer. C’est à en perdre définitivement l’espoir. Je longe des murs eux-mêmes rongés par le vide. Ce vide sidéral et sidérant du trou blanc dont je n’arrive pas à me débarrasser, qui me colle à la peau comme une sangsue, une verrue. Je suis victime du vampire lactescent des Carpates.
Un homme en blouse blanche me double et se retourne. Je le reconnais : c’est mon pharmacien. Mon premier client à qui je dois des tonnes de cachets. Il me lance, de but en blanc : « Vous venez toujours samedi au mariage de ma fille, hein ? Et ce poème pour les mariés, il avance ? » Devant mon silence obligé et ma bouche bée, il rajoute joyeux : « Je vous laisse carte blanche ! » Il s’éloigne sans s’être aperçu de mon trouble. Non : il se retourne : « Vous n’avez pas l’air en forme ! Vous voulez un remontant ? Et samedi, vous resterez à dîner, n’est-ce pas ?! Avec vous à leur table, ce sera une journée à marquer d’une pierre blanche pour les mariés ! À bientôt ! » Je tente de balbutier quelque chose mais la honte m’en empêche. Il est déjà loin. Et moi qui ne peux plus écrire une seule ligne. Même pour un pauvre poème. Les imaginer, elle en blanc et lui en noir, ça me coupe tous mes moyens. Mes jambes ne me portent plus. Je m’adosse à je ne sais quoi et dans un mouvement désespéré, je penche la tête en arrière pour ne plus observer que le ciel. Ce ciel, que je croyais être mon ami et qui me saigne à blanc : un gros cumulus occupe tout l’espace. Ma tête fait le balancier. Ma vision, à la dérive, tombe sur la femme du boulanger, son tablier porte la signature de la farine ; elle s’avance d’un pas pressé : « Vous pourriez me faire un poème pour l’anniversaire de mon fils ! » Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir des poèmes ?! Elle passe comme un flan ; ma vue s’embrouille. J’ai comme un flash devant les yeux. Je ferme les paupières et n’ose plus bouger. Je ne sais dire combien de feuillets, tous plus blancs les uns que les autres, je reste ainsi. j’aimerais tant voir la réalité en face… ne serait-ce que pour rentrer chez moi. Oui, rentrer chez moi, éteindre la lumière et demeurer dans le noir complet, comme dans un four ou dans un tunnel, jusqu’à ce que mes idées charbonnent et soient sources, miraculeusement, d’inspiration. Ou pour que je meure d’humiliation. Allez ! j’ouvre les yeux : blanc comme neige, un gamin me scrute dans le blanc de l’œil. Il est figé, là, à un mètre de moi, la bouche ouverte d’effroi. C’est sûr, blanc comme un mort, je dois l’effrayer. D’ailleurs, livide lui aussi, il détale comme un lièvre de montagne en plein hiver. Ma mine lactée à faire peur l’a fait-il fuir ? Je distingue à peine, dans la criante clarté du jour, Monsieur le maire qui se dirige droit sur moi. D’une voix à l’accent coloré, il m’interroge : « Alors, ce poème à la gloire de la commune ? C’est terminé ? Nous comptons tous sur ce texte pour le quatorze juillet. Et je l’ai déjà fait une place dans mon discours ! » Je ne veux plus affronter le monde. Un trou de souris blanche m’irait comme une bague au doigt. Je délire. Mes yeux divaguent et finissent par se poser de l’autre côté de la rue, sur un commerçant affairé dans la devanture vitrée de sa boutique. C’est une librairie. Il faut soigner le mal par le mal disait ma grand-mère. Je fonce. Une ambulance, sirène hurlante, manque de me renverser. Être fauché par une ambulance, c’est ce qui pourrait m’arriver de mieux. Une belle ambulance blanche. Je ne savais pas qu’une librairie avait ouvert dans cette rue. J’explore la vitrine un moment, sans que le libraire ne s’en aperçoive. Il dispose des livres sur une étagère : La Fille aux yeux d’or, La Jument verte, Les Mains sales, Le Rouge et le Noir. J’entre. Mon premier réflexe devrait être de lui montrer patte blanche afin de gagner sa confiance. Je ne sais pas moi, lui demander un exemplaire de série noire… Mais, implorant, je le fixe et balbutie d’une voix blanche : « Je dois écrire des poèmes et j’ai besoin d’aide ! » Le libraire se redresse et toise mon désarroi, le regard en berne. Ma chance. Je distingue à présent un sourire naissant dans l’obscurité de sa barbe : sûr qu’il doit rire sous cape de me voir blanc comme un cachet d’aspirine. Avec une attitude de marque-page dans son costume d’ébène, il m’examine et me lance sans préambule, d’une voix ténébreuse : « Sombre idiot : il faut lire les poètes et l’inspiration vous viendra. En d’autres termes, il faut tourner des pages et des pages avant d’écrire ! » Je rougis et puis soudain, opacité éclairante, je comprends dans un éclair pourquoi je ne parviens pas à être à la page ce que la marée noire est à la plage, ce que l’éclipse est au soleil ou que sais-je encore, ce que la boue est à la mousse ! Il a fichtrement raison : Il faut tourner les pages et boire ! Je me confonds en remerciements et lui arrache tout de go les ouvrages qu’il me tend : Les Châtiments, Les Fleurs du mal et Une Saison en enfer. Je sors de ma poche un gros billet, lui chante qu’il peut garder la monnaie et me sauve, follement noir d’avoir trouvé l’envoûtante, la salvatrice solution : c’est normal que mes pages soient blanches puisque je n’ai jamais bu l’encre d’un poète ! Avant que je ne traverse de nouveau la rue, le libraire me lance fraternellement : « Bonne lecture ! ». Un corbillard me laisse passer. Je rentre chez moi, déchire et noie les trois volumes dans une baignoire d’eaux-devie : calvados, kirsch, whisky, vodka… Je tourne. Je tourne. Je tourne. Je tourne frénétiquement les pages jusqu’à obtenir un jus noirâtre, jusqu’à ce que les muses noires de Hugo, de Baudelaire et de Rimbaud se mélangent. Je plonge et replonge une louche, je remue, je touille et je bois ; je bois jusqu’à ce que mes fantômes se perdent et jusqu’à ce que soient écrites en lettres de suie, sur les murs immaculés de mon cerveau, la célèbre morale des copistes du Moyen Âge : « Si tu veux noircir du papier blanc, bois d’abord de l’encre ».
Demain, c’est écrit, j’écrirai des poèmes.
– Noir. –
Christophe Forgeot