Moins connu que Fahrenheit 451 et reconnu unanimement par la critique comme moins bon que 1984, « Un Bonheur insoutenable » d’Ira Levin n’en reste pas moins une contre-utopie à méditer dans notre époque de plus en plus soumise à la technologie et à la médicalisation des émotions individuelles et collectives.
L’auteur nous présente Copeau, de son vrai nom Li RM35M4419, né environ 150 ans après l’unification du monde sous la houlette d’UniOrd, ordinateur surpuissant enregistrant à tout instant les faits et gestes de la Famille et présidant à sa destinée. Chaque mois, les membres, dont les gènes sont manipulés bien avant leur naissance, reçoivent un traitement destiné officiellement à les prémunir des maladies, mais qui contient aussi des régulateurs hormonaux et des tranquillisants destinés à supprimer toute volonté individuelle ainsi que toute pulsion violente. Chaque membre est présenté comme interchangeable et l’unification est poussée au-delà des langues, des peuples et des noms, puisque le physique des individus est unifié lui aussi grâce au travail de généticiens.
Copeau se distingue des autres membres de la famille non seulement par son œil droit de couleur verte et non marron, mais aussi par son esprit que son étrange grand-père s’est efforcé d’éveiller dans son enfance. Copeau ne se sent pas complètement à sa place, n’est pas aussi heureux qu’il le faudrait malgré le bonheur imposé à la Famille. Il va rencontrer un groupe de résistants qui lui permettra d’étendre sa conception du monde. Mais cette bulle de liberté ne suffit pas à Copeau qui souhaite rejoindre une colonie d’incurables et libérer le monde de la dictature d’UNI dont la froide logique pourrait tout aussi bien être le fruit de la mégalomanie humaine.
Un Bonheur insoutenable idéal ?
Au premier abord la société décrite par Ira Levin pourrait apparaître comme idéale, car la violence, l’égocentrisme et la pauvreté y ont été éradiquées. Mais pour ce faire, toute liberté individuelle a été supprimée par les traitements médicamenteux auxquels ses membres sont soumis. Néanmoins, la félicité béate et l’apathie dans lesquelles cette société est plongée et sans lesquelles aucun vivre ensemble ne serait possible nous rappelle que la liberté d’esprit, la possibilité de ressentir, d’aimer et de haïr valent bien plus le coup qu’une sécurité parfaite. C’est le risque de la vie que l’auteur met en exergue en opposant l’homme en totale sécurité, mais endormi, contrôlé, si peu conscient de sa propre existence, et l’homme libre qui devient objet et sujet de violence et de sentiments pouvant être destructeurs, mais aussi sublimants. Les symboles empruntés au christianisme et au communisme parsèment le livre et on peut se demander, si au-delà d’une critique de ce que pourrait être le communisme (ce roman fut écrit pendant la guerre froide), l’auteur n’a pas voulu pointer du doigt deux idéologies dont la vocation finale serait de s’étendre à l’ensemble de l’humanité.
Malgré certains aspects du livre qui paraissent archaïques de nos jours (ainsi la liberté est associée au fait de fumer), et des personnages féminins peu intéressants, de nombreux points d’Un Bonheur insoutenable trouvent encore un vif écho dans notre monde contemporain. La traçabilité des individus si importante en temps de crise est ici appliquée de manière totale. De la même manière les régulateurs chimiques de l’humeur, du sommeil, de notre système hormonal et donc de nos émotions, ont envahi notre quotidien. S’y soustraire n’est pas toujours aisé et demande à chacun une grande force individuelle, une force toutefois moins grande que celle que Copeau devra rassembler pour échapper à son traitement mensuel.
Ce « bonheur insoutenable » n’est aujourd’hui plus édité, mais il n’est pas superflu de faire un tour dans sa bibliothèque de quartier ou de fouiner chez son bouquiniste pour dénicher ce livre qui nous appelle à être au cœur de notre propre destin.