À Monsieur Molière, qui traquait tous les ridicules
et qui nous inspire encore –
comme ici une scène de « L’Avare »
INSPECTEUR
Monsieur, j’ai assisté à votre cours avec un intérêt certain, et je ne peux que constater celui de plusieurs de vos élèves. Vous me paraissez clair dans vos propos, exigeant, passionné par la langue française, par les belles lettres – soit ! – et, ce qui reste à l’évidence possible, quoi qu’on en dise – vous aimez votre métier.
PROFESSEUR
Cela va de soi, monsieur. Sinon, depuis fort longtemps, je ne serais plus là.
INSPECTEUR
Bien, bien… Mais passons à l’essentiel.
PROFESSEUR
Comment ça… ne venez-vous pas de le dire, justement ?
INSPECTEUR
Oh non, pas du tout ! Détrompez-vous, car vous êtes visiblement dans l’erreur.
PROFESSEUR
Et en quoi, je vous prie ?
INSPECTEUR
Par rapport à l’essentiel, vous ai-je dit. Tout est dans l’évaluation, n’est-ce pas, or vous… hmm, vous persistez à évaluer vos élèves selon un mode classique et qui, vous ne pouvez l’ignorer, est depuis bien longtemps passé de mode.
PROFESSEUR
Qu’est-ce à-dire ?
INSPECTEUR (air perspicace)
Vous les no-tez ! Autrement dit, vous mettez – encore – des notes ! Cela ne doit plus être. N’avez -vous donc pas lu les toutes dernières Instructions Officielles, chapitre 9, sous-chapitre 2, point C, alinéa 3 ?
PROFESSEUR
Eh bien… non, je l’avoue.
INSPECTEUR (triomphant)
Et voilà ! Voilà d’où vient le mal. Un mal national qui plus est, que dis-je, général, et même – osons le mot – u-ni-ver-sel ! N’avez-vous pas compris que le progrès auquel la modernité nous appelle, ou plutôt nous oblige, nous tous, responsables et chargés des plus hautes missions collectives… je disais donc, le progrès – qui est le but suprême de l’humanité, n’est-ce pas – ne peut se constater, et par conséquent, ne peut avoir lieu là où les statistiques sont en berne. Et que se passe-t-il dans l’Éducation Nationale ? Ce sont bien les notes, et encore les notes, toujours les notes, qui posent un vrai problème !
PROFESSEUR (abasourdi)
Les notes ?! Et pourquoi cela ? Je pensais, comme beaucoup, que ce sont plutôt l’indolence et l’inculture généralisées, l’éducation déficiente, l’agitation permanente, la dispersion à toute épreuve, l’addiction aux écrans et l’incapacité d’attention qu’elle entraîne… que sais-je encore ?
INSPECTEUR
Ah non, monsieur, trois fois non ! Vous n’avez rien compris à la situation. Mais rassurez-vous. Vous n’êtes pas le seul et je ne vous jette pas la pierre, pas à vous spécialement. Vous êtes justement, et vos propos viennent de le confirmer, la victime des murs immobiles de la prison du passé, qui vous enferme et vous aveugle. Ou pire encore, victime de l’océan réactionnaire avec tous les maux qu’il charrie à sa suite : lâcheté et attachement crispé aux valeurs éculées, pareil à celui des singes qui s’accrochent bêtement à leurs branches. Je veux dire : la calligraphie d’un autre siècle, quand on a des claviers, l’orthographe absurde, quand on a des ordinateurs, la grammaire – si austère et si peu « sexy », si j’ose dire, – et enfin les œuvres auxquelles personne ne comprend plus rien, quand on a, n’est-ce pas, des centaines de romans et des milliers de livres d’ac-tu-a-li-té, qui paraissent chaque année et qui intéressent tout le monde… Ou encore la culture passée et l’histoire, qui ne sont plus de mise à notre époque, où il faut vivre en temps réel, être à la page (la métaphore littéraire devrait pourtant vous plaire?) et surtout, surtout, ambitionner un avenir meilleur et avoir des projets. Des pro-jets ! Vous saisissez ? Réformes. Expérimentations. Dans le cadre des projets. Eux seuls et leur audace vont garantir le progrès dont je parlais tantôt. Évoluer, innover, anticiper ou, à défaut, dans le pire des cas, être capable de suivre le mouvement. Ce n’est pas trop demander, tout de même ? Et la première étape de tout cela, dans notre système sclérosé, doit être d’en finir avec cette pratique d’un autre âge que représentent les notes, ces sévices psychologiques, cette violence que subissent nos élèves tous les jours. Quoi ? Voulez-vous persister, à l’heure de l’égalité absolue de tous et de toutes choses, à classer, à chiffrer ce qui ne peut l’être, et qui n’a pas de valeur quantifiable ?… Et puis, par ailleurs : savoir bien parler, lire, écrire, compter, apprendre : voilà des mots qu’il nous faut dépoussiérer, libérer de leurs relents fétides d’ennui et de labeur, si décourageants et si néfastes pour nos jeunes. Laissons-les enfin s’exprimer librement et construire leurs savoirs à leur façon, tellement plus naturelle. Sachez que même les bavardages et le bruit peuvent se révéler constructifs. Il en sortira toujours quelque chose. Il faut savoir s’adapter à notre public, et à ses nouvelles exigences. Bref, comprendre enfin nos élèves. Les entourer de nos soins et de notre bienveillance, au lieu de les contraindre au nom de je ne sais quoi et de les accabler. Bientôt, personne ne voudra plus vous écouter. Un bon professeur est un professeur qui se tait le plus souvent possible, ne l’oubliez jamais. Les compétences, voilà le mot clé. La clé de la réussite de tous, cela va sans dire. Définissez les compétences : par paliers, évidemment, et organisez la progression par sessions. Concertez-vous, agissez toujours en équipe, afin que personne ne s’isole du groupe, c’est très mauvais pour le moral collectif. Et pour notre image.
PROFESSEUR
Il me semble pourtant que cela fait bien des années que l’on expérimente tant et plus, sans résultat autre que le déclin progressif de la langue et des connaissances. Il suffit de regarder un peu autour de soi. Sans parler de nos élèves : s’exprimer leur est une souffrance, écrire et lire une torture. Pourtant nos anciens, ne vous en déplaise, arrivaient à faire parfaitement apprendre l’essentiel aux enfants, entre sept et douze ans. Ne pourrions-nous pas, sans dommage, nous fier à l’expérience vieille de quelques siècles et retenter le coup ? Pour le bien des générations à venir ?
INSPECTEUR
Sans notes !
PROFESSEUR
Cependant, ne pourrait-on pas objecter que la note, quelle qu’elle soit, reste tout de même une façon raisonnable de s’y reconnaître un peu, d’évaluer de manière plus ou moins lisible, et surtout de préparer l’enfant et l’adolescent à toute une vie où chaque chose importante que l’on fait reçoit finalement une appréciation extérieure, parfois sévère ? Même si l’on doit l’ajuster, la nuancer, mieux l’expliciter parfois ?
INSPECTEUR
Sans notes !
PROFESSEUR
Voilà qui décide tout, cela s’entend. Certains pourraient vous dire que les enfants sont heureux de voir leurs progrès en jugeant par leurs notes, et fiers de constater que leurs résultats évoluent.
INSPECTEUR
Sans notes !
PROFESSEUR
Il n’y a pas de réplique à cela : on le sait bien. Ce n’est pas qu’il n’y ait des quantités d’écoles, de filières, de métiers qui ne recrutent que de cette manière, et qui ferment définitivement leurs portes à quiconque ne supporte ni travail, ni exigence, ni pression aucune. Et des jeunes gens qui y aspirent malgré tout.
INSPECTEUR
Sans notes ! Et c’est plus qu’un conseil que je vous donne, car si vous êtes actuellement dans l’erreur, bientôt vous serez dans l’illégalité. Le grand chantier de la refondation de l’école avance et d’ici un an, les notes seront interdites en sixième, puis en cinquième et ainsi de suite, par paliers d’un an. Les décisions sont actées, et la feuille de route établie avec précision et méthode.
PROFESSEUR
Et jusqu’à quel niveau comptez-vous aller comme ça ?
INSPECTEUR (s’animant)
Jusqu’en première! Et en terminale ! Le bac pour tous ! Suivi d’un diplôme du supérieur, quel qu’il soit. Voilà notre ambition, digne du XXIe siècle, et le seul gage d’une véritable égalité sociale. À la différence de nos prédécesseurs, nous croyons en la jeunesse, nous lui faisons entièrement confiance. Entre temps, il faudra bien envisager quelque évaluation pertinente et à peu près lisible au bacalauréat, car les professeurs des prépas, du supérieur, et même de quelques grands lycées semblent plus que réfractaires à cette réforme révolutionnaire. Ainsi que nos adversaires idéologiques, évidemment. Mais passons, il faut laisser venir. Tout change, et nous gardons l’espoir dans la nouvelle génération, bien plus enthousiaste et progressiste. Je vous le dis et le répète : sans notes ! (vaguement menaçant ) Pensez-y dès maintenant, pour ne pas vous retrouver en difficulté.
PROFESSEUR
Il est vrai : cela ferme la bouche à tout, sans notes. Le moyen de résister à une raison comme celle-là ? Celui qui l’avance sait ce que c’est que d’enseigner. Tout est renfermé là-dedans, et sans notes tient lieu de culture, de savoir, de rigueur, d’éducation et de sagesse.
Marie Castel