La nomination de Pap Ndiaye semble correspondre à un renversement de la politique du président en matière de laïcité. Le précédent ministre, Blanquer, était pour une application stricte de cette dernière. Le mardi 21 février 2021, la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal a demandé une enquête au CNRS sur l’université : « L’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble et l’université n’est pas imperméable ».
Cinq jours plus tard, le 26, Pap Ndiaye était à France-Inter pour dire, en gros, que cette demande était vexatoire et réactionnaire, que l’islamo-gauchisme n’existait pas et qu’au contraire, le monde politique ne connaissait pas la richesse des nouvelles recherches ! Apparemment, Macron opère une cabriole politique en ce domaine.
A l’épreuve de certains faits, Pap Ndiaye a un peu changé son point de vue. Lui dit que non, que la laïcité et la condamnation d’un « islamo-gauchisme » sont deux domaines différents. Il a été obligé de prendre en compte « La montée des phénomènes d’atteinte à la laïcité, en particulier par le biais du port de tenues signifiant une appartenance religieuse, encouragée notamment par certains réseaux sociaux, a fait naître des inquiétudes au sein des communautés éducatives et de l’opinion publique. » Circulaire du 10 novembre 2022. https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo42/MENG2232014C.htm
En effet, depuis la rentrée, les signalements de port d’abayas se multiplient. Même limité, et probablement concentré dans certains quartiers, ce phénomène prend de l’ampleur. L’abaya est une robe couvrant l’ensemble du corps jusqu’aux chevilles. Ce n’est pas à proprement parler un vêtement religieux, même s’il est porté traditionnellement dans certains pays musulmans, d’où il nous arrive.
La loi de 2004, qui interdit le port des signes religieux s’applique-t-elle ? Cas limite. Dans une fiche annexe de la circulaire déjà citée, on lit : « Il appartient au chef d’établissement de s’interroger sur l’intention de l’élève de lui donner ou non une signification religieuse, au regard de son comportement. » (https://cache.media.education.gouv.fr/file/42/56/6/ensel014_annexe1_1428566.pdf). Donc, demander des déclarations d’intention, considérer le comportement, en sport notamment : certains élèves, qui connaissent l’affaire, pourront masquer leurs intentions véritables et servir les déclarations de mode et de liberté, qui ont court dans notre société libérale et dans la jeunesse. Hormis quelques élèves dont la motivation est clairement religieuse, la plupart vont prendre cette question dans le paradigme de la mode : chacun fait ce qu’il veut, se définit un style par lequel on le reconnait (abaya ou jeans troués, même combat, même liberté). Une certaine extrême gauche voit les choses comme ça et ne voit plus la religion comme l’opium du peuple.
Les chefs d’établissements se déclarent déçus par cette circulaire qui leur laisse la responsabilité d’évaluer, au cas par cas, le caractère religieux ou non de l’abaya. Pour ma part, je vois plutôt qu’on remet aux jeunes, et aux contrevenants, la détermination de leur manquement à la loi, leur laissant toute latitude pour mentir et ruser. C’est à eux qu’on remet les clés de l’application de la loi.
Subséquemment, du coup, si vous préférez, l’idée de l’uniforme réapparait (elle réapparait régulièrement) : les choses seraient claires. Jusqu’aux années 60, la blouse des écoliers, des maitresses et des maitres, répondait au fait de moins salir les vêtements « de jour », (craie des tableaux noirs, encre dans l’encrier). Les machines à laver le linge ont fait tomber cette nécessité, ainsi que les stylos billes, les stylos à encre avec cartouche (sans encrier)… et les élèves sont entrés en classe avec leurs vêtements du jour. A cela, on ne peut rien faire et on ne peut pas revenir en arrière. Il faut d’ailleurs préciser qu’il n’y avait pas d’uniforme dans les écoles publiques, les blouses se ressemblaient, vêtements étaient sobres, sans commande d’un uniforme.
Certaines institutions ont des vêtements dédiés, sans qu’ils soient besoin de le dire : le gymnase, la piscine, qui est devenue un problème, aussi ; les lieux de culte, les cimetières… en sens inverse, côté fantaisie, les boites de nuit… On ne s’habille pas pour aller à l’école comme pour aller à la plage. Tout cela est (ou était ?) flou et suffisamment consensuel, friable aux bords certes mais assez solide au centre. Certains règlements intérieurs des lycées exigent une « tenue correcte », difficile à définir, comme le font aussi certaines boites de nuit.
Récemment le port de « haut-court », qui laissent apparaître le nombril (« crop top », pour bien me faire comprendre) par les jeunes filles a fait polémique.
En juin 2021 le président de la République avait affirmé que « l’école n’est pas un lieu comme les autres » et le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, avait rappelé qu’il fallait venir à l’école « habillé de façon républicaine » (On ne sait pas ce que cela veut dire mais on voit bien que la soutane, ou le boubou n’en font pas partie).
D’une certaine façon, il s’agit toujours de savoir ce qu’il faut faire du corps des femmes : l’abaya le masque, le haut-court le montre beaucoup. Même problématique, même « fond de commerce ».
Mon idée est que la loi de 2004 transfère la laïcité de l’État au citoyen. En commandant un comportement laïque aux citoyens, la laïcité inverse son cours et brise les repères du débat. En instituant une laïcité de citoyen, la laïcité, qui est un attribut de l’État, devient le principe de commandements passés aux citoyens. Elle prend les attributs principaux d’une religion et entre en concurrence avec les religions. Le désordre continue, institué par ce double sens de la laïcité.
Le revirement organisé par Macron ne calmera pas le jeu, ni n’éclaircira le problème… et les conflits malheureusement vont continuer d’augmenter en nombre et en intensité.
Quant au ministre, il va connaître le sort que connaissent tous les ministres de l’Éducation nationale : la colère des enseignants contre lui va monter doucement sans qu’aucun frein ne puisse empêcher cette progression, jusqu’à ce que ces derniers le déclarent incompétent et dangereux même pour l’école ; et sans que l’attitude des enseignants, dans les établissements et dans les classes, n’ait bougé sur la question dont on parle : ils continueront de se plaindre de la difficulté de savoir comment réagir à ces « atteintes à la laïcité », ils continueront de se plaindre de solitude, d’une hiérarchie qui ne les soutient pas, d’un ministre qui ne les comprend pas, ne leur dit pas ce qu’il faut faire… etc.
Je comprends bien que nombre de lecteurs peuvent trouver violent ce paragraphe. Pour ma part, je prends date avec eux que les choses vont bien se passer ainsi et c’est, selon moi, la qualité de mon analyse qui me permet d’annoncer cette stabilité, mortifère, dans le traitement (le non-traitement, en fait) du problème.
Quant à Macron, après avoir essayé les deux attitudes opposées : fermeté laïque (Blanquer) puis laxisme, tolérance, amabilité avec les contestataires-en-actes de la laïcité (Ndiaye), il aura deux choix : trouver autre chose… Laisser tomber l’affaire…