Je disais auparavant qu’une certaine imagination peut être contrôlée et même déterminée par le Moi. Il s’agit alors, en termes freudiens, de fantasmes, c’est à dire de fantaisies dictées par des désirs, des motifs pulsionnels, conscients ou inconscients, de ce que les alchimistes nommaient imaginationem phantasticam en opposition à la veram imaginationem. On revient à l’image déjà citée de « fréquence » qui ne fait qu’exprimer le degré de complexité du phénomène de l’imagination et plus généralement de la psyché humaine, complexité que certaines civilisations tribales, notamment les aborigènes australiens, avaient déjà cernée et exprimée par des conceptions particulièrement élaborées de l’âme humaine. (Yowie, Dowie, Mullowill). Ils disaient que « pour l’imagination, rien n’est impossible » et ils donnaient à celle-ci une description très voisine de l’imagination active.
Mon intérêt envers la psychologie et la culture des peuples tribaux m’a en effet poussé à proposer des parallèles avec la moderne psychologie de l’inconscient. Un de ces parallèles est celui entre l’imagination active et la transe chamanique. Permettez-moi une petite anecdote : il y a quelques années j’ai participé à une émission télé sur internet avec la chamane Corinne Sombrun dont la vocation a été reconnue par une chamane sibérienne qui lui a appris certaines techniques et révélé les points forts de la cosmovision et de la thérapeutique chamaniques. Le thème était « Les esprits de la Nature ». L’émission a été enregistrée et est visible sur YouTube. En cette occasion, je m’attendais à quelques fléchettes à l’encontre du psychanalyste que je suis, mais j’ai été surpris de constater (du moins telle fut mon impression) d’avoir été probablement davantage chamane que mon interlocutrice, plutôt concentrée sur l’aspect neurophysiologique de la transe chamanique.
Ce parallèle entre imagination active et transe chamanique a déjà été évoqué dans certaines de mes publications. Dans l’ouvrage Jung animiste ? Psyché et Nature1 j’ai soutenu qu’on pouvait constater une véritable analogie entre l’imagination active et la transe du chamane. Je pèse bien mon mot : analogie ! En fait, il s’agit pour moi du même type d’expérience scandée par le « lâcher prise » et dominée par l’imagerie intérieure. À ceci près que les différences culturelles influent fortement sur le résultat de l’expérience. Le langage et la terminologie, par exemple, varient. Les modernes sont davantage dans l’abstraction et ont besoin de recourir à un langage et une approche plus scientifiques, ne serait-ce qu’en apparence. Ainsi, par exemple, dans notre culture le terme « âme » n’est généralement pas bien vu car considéré comme désuet, douteux, pas assez « scientifique ». Le terme de « psyché » passe mieux. Pourtant, ils ont la même signification.
Revenons à l’imagination active. De quoi s’agit-il plus exactement ? Premièrement, comme nous l’avons dit, il s’agit dune expérience personnelle dans laquelle on s’abandonne aux images intérieures qui émergent spontanément du soi inconscient. Le sujet est invité à mettre de côté son esprit critique, à s’abandonner aux images et à lâcher sa maîtrise totale de la situation. Cette expérience n’est naturellement pas conseillée aux schizophrènes qui pourraient être envahis par les incursions de leur inconscient2. Au début, les images et les scénarios révèlent plutôt des fantasmes ou des complexes personnels, mais ensuite certaines images plus étranges et fascinantes apparaissent et en fixant l’attention sur elles on s’aperçoit qu’elles tendent à se développer, parfois même rapidement. On les fixe alors (ce qui n’est pas sans rappeler la célèbre expression alchimiste « fixer le volatile »), on s’y attarde le temps qu’elles puissent nous révéler quelque chose, on s’y rapporte comme si elles étaient de véritables esprits. C’est à dire en les questionnant, en cherchant à comprendre ce qu’elles veulent de nous et en cherchant éventuellement des accords entre ce qu’elles nous demandent et ce que nous pouvons réellement accepter et faire. Pour arriver à en comprendre le sens il est nécessaire de les questionner, sans feindre d’avoir compris leur réponse quand ce n’est pas le cas. Leur autonomie saute aux yeux. On établit de la sorte un véritable dialogue avec l’inconscient par le biais des images intérieures. On se sent et on est effectivement inclus dans l’imagination. On y participe activement. On doit notamment prendre des décisions. D’où le nom d’imagination active. Cette expérience peut prendre un tournant plus spirituel, comme montre bien par exemple le Livre Rouge3 où Jung a noté les imaginations dans lesquelles il s’est trouvé aux prises avec des personnages renvoyant au christianisme et à la gnose. Certains auteurs la comparent même à un exercice spirituel à proprement parler, bien qu’il me semble plus correct de parler de psycho-spiritualité car Jung même ne scindait pas l’âme de l’esprit. L’imagination active peut également contenir des images et des symboles de religions lointaines et ignorés par le sujet car les archétypes dans lesquels ces images s’enracinent appartiennent à notre inconscient collectif et sont universels. L’inconscient est plutôt syncrétiste en ce sens !
Nous disions donc que les images se développent, mais progressivement elles gagnent aussi en intensité. Elles deviennent de plus en plus « réelles ». Le concept psychanalytique de réalité psychique dans le cas de l’imagination active n’a jamais été aussi pertinent. C’est aussi ce que disent les chamanes en ce qui concerne la dimension animique : qu’elle est la réalité, plus subtile. On entre véritablement dans un autre monde, une autre dimension où peuvent s’annoncer des révélations, une nouvelle compréhension des problèmes et une autre vision du monde. Cette dimension est ce que les peuples primaires nomment l’ « au-delà », le monde des esprits ou encore le monde astral.
Dans certains passages de son œuvre, Jung va jusqu’à comparer l’imagination active, toute proportion gardée, à une « psychose anticipée ». Expression intéressante qui semble affirmer la possibilité, pour tout un chacun, de récupérer la partie visionnaire, « chamanique », qui est en nous. En ce sens, nul doute que nombre de modernes sont des chamanes qui s’ignorent, qui ne répondent pas à ou n’entendent pas leur vocation, par manque de culture adéquate probablement.
Nous disions donc que dans l’imagination active les images prennent (ou reprennent) toujours plus de pouvoir. Elles transportent le sujet dans une dimension qui ressemble presque à s’y tromper au monde des esprits visité par les chamanes. Depuis quelques années, Corinne Sombrun collabore avec des neurophysiologistes pour étudier la nature et les qualités de la transe chamanique et les résultats jusqu’à présent tendent à conforter ma thèse sur la similarité entre imagination active et transe chamanique. En effet, les neurophysiologistes parlent d’état modifié de conscience, spécifique de la transe chamanique. Celle-ci serait comme une sorte d’ascenseur pour accéder à cette dimension où les images sont reines. Une des techniques chamaniques assez diffuse est de visualiser une échelle ou un grand arbre et d’y grimper pour atteindre la dimension des esprits.
1A. Fratini, Jung animiste? Psyché et Nature, Entrelacs, Paris 2016.
2À tel propos C.G. Jung suggérait de se méfier des “psychoses latentes », mais je n’entrerai pas ici dans le détail.
3C.G. Jung, Le livre rouge, Éditions de l’iconoclaste, 2011.